Cours d’agriculture (Rozier)/IF

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Hôtel Serpente (Tome cinquièmep. 616-619).


IF. Tournefort le place dans la quatrième section de la dix-neuvième classe destinée aux arbres à fleur en chaton mâle & femelle, sur le même arbre & à fruit mou, & il l’appelle taxus. Von Linné le classe dans la diœcie monadelphie, & le nomme taxus baccata.

Cet arbre est singulier dans sa fructification : plusieurs auteurs, très dignes de foi, ont vu (& non pas moi) les fleurs mâles & les fleurs femelles sur le même arbre, mais, séparées ; pour l’ordinaire les fleurs mâles naissent sur un arbre, & les fleurs femelles sur un autre. La seconde singularité tient à son fruit ; on n’en connoît point encore qu’on puisse lui comparer.

Fleur. Les mâles forment de petits bouquets ou chatons d’un vert pâle ; la réunion des étamines par leur base & leur développement au sommet, donnent au total la forme d’un petit champignon, mais découpé depuis cinq jusqu’à huit crénelures.

Fruit, baies molles, charnues, pleines de suc, creusées dans la partie antérieure en grelot, et d’une belle couleur rouge vif. Elle renferme une semence ou noyau pointu, fort luisant ;’le sommet de ce noyau sort quelquefois de sa capsule.

Feuilles, toujours vertes et d’un vert brun, excepté à leur naissance ; aiguës, serrées et rangées sur leur pétiole comme les dents d’un peigne. Elles sont linéaires, très entières.

Racine, grosse, dure, profonde.

Port ; arbre très-dur, rougeâtre, veiné, presqu’incorruptible ; les fleurs naissent seules à seules et des aisselles des feuilles.

Propriétés. Cet arbre, dit-on, aime les lieux sauvages & élevés, où il croît naturellement. Je croirois plutôt qu’il étoit autrefois très commun en France, que peu à peu nous l’y avons détruit, et qu’enfin, s’il existe aujourd’hui dans les endroits âpres et écartés, sur des rochers menaçans, c’est qu’on n’a pu les couperer. En effet, il en existe près de Salins en Franche-Comté, dans le Valais ; on en voit de très-vieux à Sainte Beaume en Provence, dans la forêt d’Atos, dans les Pyrénées, etc. Malgré la proscription à laquelle cet arbre a été voué, je ne crains pas de dire qu’il en existe plus aujourd’hui dans les jardins que dans tout le reste du royaume. Il résultera de cette proscription, qu’une fois entièrement chassé des jardins, cette espèce d’arbre deviendra on ne peut plus rare, et que l’on finira peut-être par l’anéantir. Cependant, je demande grâce pour lui : si on l’exclud des jardins, qu’on le laisse au moins vivre dans les forêts, et dans son pays natal ; son tronc peut s’élever a la hauteur, de quarante, pieds, son bois est incorruptiblë, aucun n’est à comparer pour la conduite des eaux. Il le dispute au buis pour le tout, et à tout autre bois dans le charronnage ; car, outre sa dureté et la longueur de son existence, il est doux, souple et liant ; ses rameaux sont excellens pour faire des échalas ; heureux celui qui en auroit un assez grand nombre pour ses vignes ! de trente ans il n’en achèteroit pas de nouveaux. Le bois du meilleur chêne vert ne vaut pas mieux que l’if pour faire des dents de roues de moulins. Ce bois prend au tour un beau poli, et est susceptible d’un noir aussi brillant que celui de l’ébène.

Les anciens plantoient des ifs dans les cimetières. La couleur sombre de leur feuilles augmentoit les idées noires qu’inspirent ces lieux lugubres, où tout rappelle la destruction

La facilité avec laquelle on taille l’if, et la docilité de ses branches à prendre la forme qu’on veut leur donner, les avoit fait admettre dans les jardins d’ornement. On les a taillés en pyramides rondes, carrées, entrecoupées. Elles étoient disposées le long des allées, et un jardinier se croyoit un homme fort habile lorsqu’il étoit parvenu à leur donner une forme contre nature, Cet usage subsiste encore dans toutes sa vigueur en Flandre, en Hollande, &c. ; on voit sur-tout à Bruges, dans un jardin religieux, où l’on a grand soin de conduire les étrangers, de très-grands ifs qui représentent en figures colossales, des tours de girandoles, &c. : un guerrier armé de pied en cap, y est représenté par deux ifs qui forment les deux jambes, & le tronc des deux arbres réunis, dessinent avec leurs branches & leurs feuilles, la figure de l’homme, son habillement & son armure. Un des deux ifs a perdu le feuillage à un pied ; en sorte que le guerrier semble avoir une jambe desséchée où il ne reste plus que l’os. Deux autres ifs accouplés, représentent une princesse avec un grand panier, & une figure à l’antique ; & son page qui lui porte la queue, est en buis.

Les quatre élemens sont personnifiés ; l’eau, par un pêcheur ; l’air, par un chasseur ; la terre, par un jardinier qui tient en main un navet ; le feu, par un homme qui fume sa pipe. Je ne finirois pas si je voulois rapporter les figures aussi ridicules que déplacées, dont on a cru décorer les jardins. Heureusement cette mode gothique se passe ; mais on la supplée par des colifichets qu’on décore mal à propos du nom de jardins anglois, de jardins chinois : ils le sont en effet ; mais c’est le relief des jardins qui mérite cette dénomination.

L’if se multiplie par graine qu’on sème aussi-tôt qu’elle est mûre ; on l’enterre avec sa pulpe, si on veut qu’elle lève au printemps suivant ; cependant, malgré cette précaution, plus de la moitié restera deux ans en terre avant de lever ; il faut choisir des expositions au nord, si la terre est douce, friable & végétative ; il est inutile d’en préparer de nouvelle, sinon en faire une d’avance avec les débris des feuilles d’arbre ou de plantes réduites en terreau ; mais comme cette terre auroit trop peu de consistance, & que son humidité s’évaporeroit très facilement pour peu que l’on habite un pays chaud, il convient de mélanger ce terreau végétal, avec une égale quantité de bonne terre de jardin.

L’année révolue, & avant l’hiver, on lèvera les jeunes plants avec toutes leurs racines adhérentes à la terre, s’il se peut, & on les portera dans une pépinière au nord, ou dans un lieu assez ombragé par des arbres. La distance d’un plan à un autre doit être de douze à quinze pouces.

On le multiplie encore par marcottes & par boutures.

L’if, par la multiplicité de ses racines, détruit les plantes de son voisinage. Je sais par expérience, que des arbres fruitiers plantés dans le terrain d’où l’on avoit arraché les ifs qui le couvroient, y ont très-mal réussi pendant plus de vingt, ans ; on n’a pas cessé d’en replanter de nouveaux, & la masse totale est foible & languissante. Il auroit fallu renouveler ce terrain, & c’est ce qu’on n’a pas fait.

Les auteurs ne sont point d’accord sur les propriétés médicinales de l’if. Les continuateurs de la matière médicale de M. Geoffroy, cherchent à justifier l’if, malgré l’opinion des anciens, des qualités délétères qu’ils lui supposoient. Nous avons vu, disent-ils, plusieurs fois des enfans manger des baies d’if au jardin du roi à Paris, sans aucun mauvais retour. Dioscoride dit que celui qui naît en Italie & dans la Gaule narbonnoise est venimeux, tandis que celui qui naît dans d’autres pays ne l’est pas. Cette différence dans les qualités de certaines plantes est très-sensible, suivant les climats où elles végètent : l’état de la vigne est très-actif dans les provinces du midi, & très-peu dans celles du nord ; la différence même est sensible de l’été à l’hiver.

M. Paulet, médecin de la faculté de Paris, dans un Traité des maladies épizootiques, rapporte, d’après l’assertion du célèbre Haller, qui est sûrement d’un grand poids, que les feuilles de l’if ont été souvent funestes aux vaches & aux chèvres qui en avoient brouté. Qui nous sortira donc de cette indécision funeste, puisqu’il s’agit de la vie ou de la mort ? La vérité du fait ne peut, je pense, être révoquée en doute ; mais elle tient à quelques circonstances qu’on n’a point assez examinées. La société royale de médecine, seule, est dans le cas de reprendre tout ce qui a été écrit sur les propriétés des plantes ; chacun de ses membres examineroit avec soin une famille, ainsi que M. Paulet l’a fait pour celle des champignons ; enfin, sous peu d’années on sauroit décidément à quoi s’en tenir. M. Vitet, dans sa Pharmacopée de Lyon, & avant lui, l’illustre von-Linné, ont déjà fixé les opinions sur les propriétés qu’on attribuoit à certaines plantes, mais cela ne suffit pas encore. Puisse la société royale de médecine, qui sacrifie tous ses momens au bien public, prendre en considération un travail digne de son zèle & de ses lumières.