Cours d’agriculture (Rozier)/MATURITÉ

La bibliothèque libre.
Hôtel Serpente (Tome sixièmep. 451-455).
◄  MATURE
MAUVE  ►


MATURITÉ. État où sont les feuilles & les fruits lorsqu’ils sont mûrs : peu après ils se détachent de l’arbre & tombent. Newton vit tomber, d’elle-même, une poire de l’arbre qui la portoit, & cette chûte lui fit imaginer son fameux système de la gravitation. Cet homme immortel, & auquel la bonne physique doit ses élémens, explique bien pourquoi ce fruit est attiré par la terre ; mais personne encore, avant M. Amoreux, n’avoit découvert la vraie cause particulière qui le séparoit de l’arbre, ainsi que les feuilles, lors de leur maturité. L’auteur va parler.

» Dans l’homme, comme dans les animaux, la réunion de deux pièces qui peuvent se séparer au besoin, soit qu’elles adhérent étroitement l’une à l’autre, soit qu’elles se meuvent l’une sur l’autre, à l’aide de quelques liens, constituent une articulation. D’après ce principe incontestable, je dis que les feuilles qui sont implantées sur les branches, sur les rameaux, & sur les tiges des plantes, spécialement des arbres & des arbustes, y sont réellement articulées. Cette assertion reçoit sa pleine certitude vers la fin de l’automne, quand les arbres se dépouillent de leur ornement. Les cicatrices que les feuilles laissent en se détachant de l’arbre, prouveront à tout observateur, que ces parties sont simplement contigues, puisque leur séparation se fait sans déchirure. »

« Les vaisseaux de communication de l’arbre aux feuilles, & les fibres qui se continuent de l’un à l’autre, ne reçoivent plus les sucs nécessaires à leur entretien, par la suppression & l’engourdissement que cause dans le mouvement de la sève la température froide de l’air. L’engorgement par trop d’humidité, le resserrement des fibres, l’oblitération ou l’affaissement des pores des feuilles, ne permettent plus ni absorption, ni transpiration ; celles-ci deviennent des organes inutiles, & abandonnent leur soutien. C’est ainsi que se détacheroit un membre d’un animal, si on interceptoit totalement le cours des fluides qui y abordent, jusqu’à lui donner la mort, ou si l’on en coupoit les ligamens articulaires ».

« Si on tâche d’enlever les feuilles d’un arbre en vigueur, & dans le temps qu’il est en sève, quelque précaution que l’on prenne, on ne sçauroit y réussir, sans casser le pétiole ou la queue des feuilles, ou même sans causer une déchirure dans l’écorce des branches : ces parties semblent en effet ne faire qu’un seul tout. Si l’arbre devient, au contraire, languissant, on les arrachera sans peine : elles s’en sépareront spontanément, ou par le moindre effort extérieur, comme par une secousse, par le vent, par la pluie, ou lorsque le froid commence à ralentir la végétation… Si les feuilles étoient continues à l’arbre, pourquoi celles-là se sépareroient, elles dans une saison, pour être renouvelles dans une autre, tandis que celles-ci sont permanentes & peuvent être regardées comme une extension de l’arbre ; ou plutôt comment s’opéreroit cette séparation aussitôt que les feuilles deviennent des membres inutiles aux plantes » ?

« Si on examine l’extrémité des pétioles des feuilles qui se sont naturellement détachées de l’arbre, on les trouve pour l’ordinaire applatis, plus ou moins évasés, formant une espèce d’empâtement qui s’adapte à la branche à laquelle elles adhéroient fortement : quelquefois aussi ils sont taillés en bisau, en cœur, en croissant ; d’autres, sont creusés en gouttière, &c. ».

» Des stipules & plusieurs glandes accompagnent communément les bords de cette coupe ou insertion, & fournissent par-là aux feuilles une attache plus solide contre les tiges qui les soutiennent. Ceci se remarque sur-tout aux feuilles des arbres fruitiers qui partent de l’aisselle d’un bourrelet ou bouton qui leur sert de support, & qu’elles défendent elles mêmes. C’est dans l’excavation de l’extrémité des pétioles que l’on apperçoit des glandes, des mamelons, souvent entre-mêlés de légères cavités propres à recevoir les petites éminences de la branche, laquelle a réciproquement quelques glandules qui s’adaptent aux cavités pétiolaires. On y voit aussi les aboutissons des fibres ligneuses, tantôt au nombre de trois, plus ou moins, qui se ramifient ensuite, & vont déterminer la forme de la feuille & le nombre de ses nervures. Ces faisceaux fibreux varient suivant la forme & la grosseur du pétiole. Les feuilles du marronnier d’Inde, celles du noyer, du faux acacia, du mûrier, &c, offrent avec évidence cette structure. La désarticulation est encore bien plus sensible sur le conduit dioïque, sur le cotylédon orbiculé, &c. ».

« La plupart des feuilles étant encore vertes, & tenant à l’arbre, y sont si adhérentes, qu’elles paroissent lui être unies par cette espèce d’articulation immobile que les anatomistes appellent harmonie. On n’aperçoit qu’un léger sillon, une fente qui en indique superficiellement les limites. Si, au contraire, l’on examine les feuilles séparées de l’arbre, les éminences & les cavités que présentent leurs extrémités pétiolaires, & qui correspondent à celles des rameaux, elles paroissent constituer une articulation à charnière, ou même une double arthrodie, mais bornée à raison du peu d’étendue du mouvement & des cavités superficielles qui reçoivent les mamelons glanduleux ».

» Presque toutes les feuilles exécutent divers mouvemens : les unes suivent le cours du soleil, se ferment à l’entrée de la nuit ; ce qu’on a appellé sommeil des plantes, (voyez ce mot) & s’épanouissent de nouveau à certaines heures avant, avec ou après le soleil levé, &c. Il en est de même de plusieurs fleurs. Outre les raisons qu’en ont donné les physiciens, les articulations n’auroient-elles pas quelque part à cet épanouissement périodique, & ne le favoriseroient-elles pas ? Il n’est pas jusqu’aux corolles ou pétales des fleurs, qui ne puissent se détacher du calice ou du réceptacle qui les soutient ; ce que l’on remarque sur-tout sur les roses & sur les lys, &c. Les fleurs se fanent & tombent, lorsqu’elles ne sont plus d’aucun usage au germe ou au fruit naissant, qu’elles ont défendu & nourri d’un suc plus délicat & plus épuré. Lorsque ce petit fruit est parvenu au point de recevoir plus abondamment la sève ordinaire ; ce que les jardiniers appellent fruit noué, les fleurs disparoissent. N’est-il pas évident que les squelettes des fleurs & des calices seroient au moins persistans, s’ils avoient fait corps avec l’ensemble des parties de la fructification, ce qu’on observe rarement ? J’en dis autant des pédicules qui soutiennent les fleurs, les calices & les fruits ; ils dont à cet égard comparables aux pétioles des feuilles, c’est-à-dire, qu’ils sont tous articulés ».

« Je rangerai encore parmi les pièces articulées des végétaux, les fruits & les graines qui se détachent spontanément dans leur état de maturité ; quelques capsules s’ouvrent avec éclat & une sorte d’explosion qui punit la curiosité de ceux qui y regardent de trop près. Tels sont les fruits du concombre sauvage, des pommes de merveille, des balsamines ».

« Les jointures les plus admirables sont celles qui en ont le moins l’apparence ; je veux dire les valvules des noyaux, ou les os des fruits à noyaux, comme la pêche, l’abricot, &c., qui sont si intimement unies, qu’il faut employer la plus grande force pour les séparer ; encore les casse-t-on plutôt qu’on ne les disjoint, tandis que cette forte connexion cède naturellement au gonflement de l’amande, & au développement des cotylédons qui séparent proprement les deux coques à l’endroit de leur jointure. Quelle que soit cette force expansive, ces coques s’ouvrent aussi facilement dans la terre, qu’une coquille d’huître par la volonté de l’animal. La même chose s’observe, avec quelque différence cependant, dans les gousses, dans les siliques, dans les légumes : la déhiscence se fait sans effort, lorsqu’elles sont au point de la maturité. Je ne finirois point sur cet article, s’il ne me restoit à parler de quelques articulations qui sont plus visibles dans les tiges de certaines plantes, soit annuelles, soit vivaces, telles que dans la queue de cheval, dans les graminées, &c. Il n’y a pas de doute sur l’articulation des premiers ; c’est une suite de gomphoses qui représente au mieux les dents enchâssées dans leurs alvéoles. L’hippuris vulgaris est à peu-près articulé de même : on le désarticule avec bruit. Quant aux tiges des graminées qui sont noueuses, on n’a pas fait de difficulté de les appeller de tout temps des gramens articulés : les roseaux se prêtent à la même comparaison »,

» Enfin, j’ai remarqué que la belle-de-nuit ne semble être formée qu’avec des pièces de rapport. Quand cette plante est sur le point de se faner, & qu’elle est sur-tout touchée des premières gelées, on en sépare, avec la plus grande facilité, les feuilles, les branches & les tiges ; on divise même ces dernières en plusieurs pièces, comme on feroit d’une colonne vertébrale, ou comme des os de nos mains. Plusieurs plantes grasses sont dans le même cas : le guy, en se séchant, se sépare aussi pièce à pièce ; ses feuilles, ses fruits, ses branches, se déboîtent comme une machine qui ne tient que par artifice ».

« La champlure, maladie particulière à la vigne, désarticule un cep en autant de pièces qu’il y a de nœuds dans la nouvelle pousse. La vigne vierge ou de Canada, & mille autres plantes qu’il est inutile de nommer ici, offrent le même phénomène ».

« En général, les jointures végétales servent à donner les différens degrés d’inclinaison, à opérer les inflexions, les changemens de direction nécessaires aux feuilles pour présenter alternativement l’une ou l’autre de leur face à l’humidité ou à la chaleur, selon qu’elles ont besoin de transpirer ou de pomper la nourriture dans l’air. Il n’est pas moins évident que les feuilles devenant un poids inutile, incommode aux plantes vivaces que l’hiver engourdit, la nature les en décharge au moyen des ruptures naturelles qu’occasionne le dessèchement des jointures. Les plantes herbacées & les annuelles périssent en entier après leur fructification ; aussi leurs feuilles ne sont pas articulées ».

« J’observerai, en dernier lieu, que les arbres déracinés dans le temps de la sève, ou ceux qu’un coup de soleil dessèche promptement sur pied, gardent plus long-temps leurs feuilles sur les branches mortes, parce que les liens qui les uniroient, étoient encore en vigueur lors de la destruction de l’arbre. La mort les a surprises avant le temps ».

Il est donc démontré, par les observations de M. Amoreux, que les feuilles & les fruits tombent lors de leur maturité, lorsque leurs articulations ne sont plus lubrifiées par la sève. Si on considère un fruit, la cerise, par exemple, on distinguera aisément l’articulation, au moyen de laquelle son pédicule tient à la branche ; mais il en existe une autre dans la partie qui tient au fruit : celle-ci a lieu avec l’écorce du fruit, beaucoup plus épaisse dans cet endroit que dans le reste, & qui y forme bourrelet. Tant que le fruit n’est simplement que mûr, on le détache avec une espèce de peine de son pédicule ; & dans sa parfaite maturité, un coup de vent & le plus léger effort l’en sépare. Je sçais que souvent la cerise reste sur l’arbre malgré sa parfaite maturité, & y sèche. Il n’en est pas ainsi de la guigne ; aussi l’articulation de celle-ci est-elle un peu différente de celle-là. Presque tous les fruits présentent, du plus au moins, le même phénomène. C’est par ces parties mamelonées des articulations, que la sève nourrit les feuilles, que les feuilles épurent la sève du bouton, & une double articulation raffine celle qui doit former le fruit.

Cette loi est générale pour les fruits à noyaux, pour les pommes ; quelques espèces de poires sur-tout font exception. La partie du pédicule qui tient au fruit, par exemple, dans le bon chrétien d’hiver, est un épanouissement de fibres, dont les unes s’implantent avec la peau, les autres s’insinuent dans l’intérieur, & s’unissent avec celles qui logent les graines ; de manière que l’on ne peut séparer ce pédicule dans la maturité du fruit, sans briser une partie de l’écorce, & une partie de cette espèce de colonne dans laquelle sont nichées les semences. La nature a pourvu au raffinement de la sève par le grand nombre de mamelons qui se trouvent à l’articulation qui réunit le fruit à la branche ; enfin, le fruit, le légume le plus parfait, le plus exquis, celui dont le suc est le plus délicat, est celui dont la sève a passé par un plus grand nombre de filières mamelonnées aux articulations.

Rien de plus intéressant que les travaux de la maturité. Le fruit, après avoir noué, a une saveur âpre, austère, acide : peu à peu l’âpreté disparoît, & l’acide domine ; il prépare le développement de la substance sucrée. À mesure que celle-ci se forme, la partie aromatique se développe, & enfin le fruit se colore sous l’admirable pinceau de la nature. Le point le plus long-temps exposé au soleil est celui qui change le premier : peu à peu la couleur s’étend, & gagne tout le fruit de l’arbre à plein vent ; car celui des espaliers appliqués contre des murs, reste souvent verd, ou presque verd du côté exposé à l’ombre. Dans cet état, c’est un fruit forcé, dont la saveur & l’odeur sont toujours médiocres. Le premier point mûr est celui qui pourrit le premier, si rien ne dérange l’ordre de la nature. C’est donc par une fermentation intestine, excitée par la chaleur & par la lumière du soleil, que la substance sucrée & aromatique se développe, & que sa pulpe, & la pellicule qui la recouvre, changent de couleur.

On connoît la maturité d’un fruit, lorsque, pressé doucement près de son pédicule, il obéit sous le doigt. La couleur indique ce changement mais les fruits d’hiver n’ont en général qu’une seule couleur dominante, & par-tout égale, parce qu’ils n’ont pu recevoir sur l’arbre leur point de maturité, & dans le moment de cette métamorphose ils ne sont pas colorés par les rayons du soleil. La maturité développe l’intensité de couleur ; mais l’api, par exemple, qui aura resté sur l’arbre, recouverte par des feuilles, ne prendra qu’une simple couleur jaune dans le fruitier, & ne sera jamais décorée de ce beau vermillon qui flatte si agréablement la vue. La lumière seule du soleil donne le fard aux fruits & aux légumes.