Cours d’agriculture (Rozier)/OREILLE DE CHARRUE

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OREILLE DE CHARRUE. L’oreille d’une charrue ne doit pas être seulement la continuation de l’aile du soc, en commençant à son arrière-bord, mais il faut encore qu’elle soit sur le même plan. Sa première fonction est de recevoir horizontalement du soc la motte de terre, de l’élever à la hauteur convenable pour être renversée, d’opposer dans sa marche la moindre résistance possible, et par conséquent de n’exiger que le minimum de la puissance motrice. Si c’était là que se bornassent ses fonctions, le coin offriroit sans doute la forme la plus convenable[1] pour la pratique ; mais il s’agit aussi de renverser la motte de terre : l’un des bords de l’oreille doit donc être sans aucune élévation, pour éviter une dépense inutile de force ; l’autre bord doit, au contraire, aller en montant jusqu’à ce qu’il dépasse la perpendiculaire, afin que la motte de terre se renverse par son propre poids ; et, pour obtenir cet effet avec le moins de résistance possible, il faut que l’inclinaison de l’oreille augmente graduellement du moment qu’elle a reçu la motte de terre.

Dans cette seconde fonction, l’oreille opère donc comme un coin situé en travers ou montant, dont la pointe recule horizontalement sur la terre, tandis que l’autre bout continue de s’élever jusqu’à ce qu’il dépasse la perpendiculaire ; ou, pour l’envisager sous un autre point de vue, plaçons à terre un coin dont la largeur égale celle du soc de la charrue, et dont la longueur soit égale à celle du soc depuis l’aile jusqu’à l’arrière-bout, et la hauteur du talon égale à l’épaisseur du soc. Menez une diagonale sur la surface supérieure, depuis l’angle gauche de la pointe, jusqu’à l’angle à droite de la partie supérieure du talon ; adoucissez la face, en biaisant, depuis la diagonale jusqu’au bord droit qui touche la terre : cette moitié se trouve évidemment de la forme la plus convenable pour remplir les deux fonctions requises ; savoir, pour enlever et renverser la motte graduellement, et avec le moins de force possible. Si l’on adoucit de même la gauche de la diagonale, c’est-à-dire, si l’on suppose une ligne droite dont la longueur soit au moins égale à la longueur du coin, appliquée sur la face déjà adoucie, et se mouvant en arrière sur cette face parallèlement à elle-même, et aux deux bouts du coin, en même temps que son bout inférieur se tiendra toujours le long de la ligne inférieure de la face droite, il en résultera une surface courbe dont le caractère essentiel, sera d’être une combinaison du principe du coin, considéré suivant deux directions qui se croisent, et donnera ce que nous demandons, une oreille de charrue offrant le moins de résistance possible.

Cette oreille présente, de plus, le précieux avantage de pouvoir être exécutée par l’ouvrier le moins intelligent, au moyen d’un procédé si exact, que sa forme ne variera jamais de l’épaisseur d’un cheveu. Un des grands défauts de cette partie essentielle des charrues, est le peu de précision qui s’y trouve, parce que l’ouvrier n’ayant d’autre guide que l’œil, à peine en trouve-t-on deux qui soient semblables.

À la vérité, il est plus facile d’exécuter avec précision l’oreille de charrue dont il s’agit, quand on a vu une fois pratiquer la méthode qui en fournit le moyen, que de décrire cette méthode à l’aide du langage, ou de la représenter par des figures. Je vais cependant essayer d’en donner la description.

Soient données la largeur et la profondeur du sillon proposé, ainsi que la longueur de l’arbre de la charrue, depuis sa jonction avec l’aile jusqu’à son arrière-bout ; car ces données déterminent les dimensions du bloc dans lequel on doit tailler l’oreille de la charrue, supposons la largeur du sillon de neuf pouces, la profondeur de six, et la longueur de l’arbre de deux pieds : alors le bloc (fig. 1, Pl. V) doit avoir neuf pouces de largeur à sa base bc, et treize pouces et demi à son sommet ad ; car s’il n’avoit en haut que la largeur ae, égale à celle de la base, la motte de terre élevée perpendiculairement retomberoit dans le sillon par sa propre élasticité. L’expérience que j’ai acquise sur mes terres, m’a démontré que, dans une hauteur de douze pouces, l’élévation de l’oreille doit dépasser la perpendiculaire de quatre pouces et demi, (ce qui donne un angle d’environ vingt degrés et demi) pour que le poids de la motte l’emporte dans tous les cas sur son élasticité. Le bloc doit avoir douze pouces de haut, parce que si l’oreille n’avoit pas en hauteur deux fois la profondeur du sillon, lorsque vous labourez des terres friables ou sablonneuses, elles dépasseroient l’oreille en s’élevant comme par vagues. Il doit avoir trois pieds de long, dont un servira à former la queue qui fixe l’oreille au manche de la charrue.

La première opération consiste à former cette queue en sciant le bloc (fig. 2) en travers de a ou b sur son côté gauche, et à douze pouces du bout fg ; on continue l’entaille perpendiculairement le long de bc, jusqu’à un pouce et demi de son côté droit ; alors prenant di et eh égales chacune à un pouce et demi, on fait un trait du scie le long de la ligne de, parallèle au côté droit. Le morceau abcdefg tombe de lui-même, et laisse la queue cdehik d’un pouce et demi d’épaisseur. C’est de la partie antérieure abcklmn du bloc que doit se former l’oreille.

Au moyen d’une équerre, tracez sur toutes les faces du bloc des lignes distantes entre elles d’un pouce, il y en aura nécessairement vingt-trois : alors tirez les diagonales km (fig. 3) sur la face supérieure, et ko sur celle qui est située à droite ; faites entrer la scie au point m, en la dirigeant vers k, et en la descendant le long de la ligne ml, jusqu’à ce qu’elle marque une ligne droite entre k et l (fig. 5) ; ensuite faites entrer la scie au point o, et, conservant la direction ok, descendez-la le long de la ligne ol jusqu’à la rencontre de la diagonale centrale kl, qui avoit été formée par la première coupe : la pyramide kmnol (fig. 4) tombera d’elle-même, et laissera le bloc dans la forme (fig. 5.)

Observons que si dans la dernière opération, au lieu d’arrêter la scie à la diagonale centrale kl, on avoit continué d’entailler le bloc, en restant sur le même plan, le coin lmnokb (fig. 3) auroit été enlevé, et il seroit resté un autre coin lokbar, lequel, comme je l’observois ci-dessus, en parlant du principe relatif à la construction de l’oreille, offriroit la forme la plus parfaite, s’il ne s’agissoit que d’élever la motte de terre : mais comme elle doit aussi être retournée, la moitié gauche du coin supérieur a été conservée, afin d’y continuer du même côté le biais à exécuter sur la moitié droite du coin inférieur.

Procédons aux moyens de produire ce biais, objet pour lequel on a eu la précaution de tracer des lignes à l’entour du bloc, avant d’enlever la pyramide (fig. 4.) Il faut avoir l’attention de ne point confondre ces lignes, maintenant qu’elles sont séparées par le vide qu’a laissé la suppression de cette pyramide (fig. 5.) Faites entrer la scie sur les deux points de la première ligne, situés aux endroits où celle-ci se trouve interrompue, et qui sont ses deux points d’intersection avec les diagonales extérieures ok, mh, en continuant le trait sur cette première ligne jusqu’à ce qu’il atteigne d’une part la diagonale centrale kl, et de l’autre l’arête inférieure droite oh du bloc (fig. 5) : le bout postérieur de la scie sortira par quelque point situé sur la trace supérieure, en ligne droite avec les points correspondans de l’arête et de la diagonale centrale. Continuez de même sur tous les points formés par les intersections des diagonales extérieures et des lignes tracées autour du bloc, en prenant toujours la diagonale centrale et l’arête oh pour terme, et les traces pour directrices : il arrivera que, quand vous aurez fait plusieurs de ces traits de scie, le bout de cet instrument qui étoit sorti jusque là par la face supérieure du bloc, sortira par la face située à gauche de celle-ci, et tous ces différens traits de scie auront marqué autant de lignes droites, qui, en partant de l’arête inférieure oh du bloc, iront couper la diagonale centrale. Maintenant, à l’aide d’un outil convenable, enlevez les parties sciées, observant seulement de laisser visibles les traits de scie ; et cette face de l’oreille sera terminée.

Il nous reste à exécuter le dessous de l’oreille. Renversez le bloc, et faites entrer la scie par les points où la ligne al (fig. 9) rencontre les traces, et continuez votre trait le long de ces traces, jusqu’à ce que les deux bouts de la scie approchent d’un pouce (ou de toute autre épaisseur convenable) de la face opposée de l’oreille. Quand les traits seront finis, enlevez, comme précédemment, les morceaux sciés, et l’oreille sera terminée.

On la fixe à la charrue, en emboîtant le devant ol (fig. 5 et 10) dans l’arrière-bord du soc, qui doit être fait double comme l’étui d’un peigne, afin de recevoir et de garantir ce devant de l’oreille. On fait passer alors une vis au travers de l’oreille et du manche du soc à l’endroit de leur contact, puis deux autres vis en travers de la queue de l’oreille et du manche droit de la charrue. La partie de la queue qui dépassera le manche sera coupée diagonalement, et l’ouvrage sera fini.

En décrivant cette opération, nous avons suivi la marche la plus simple, pour la rendre plus facile à concevoir ; mais la pratique m’a fait appercevoir qu’il y auroit quelques modifications avantageuses à y faire. Ainsi, au lieu de commencer par former le bloc comme le représente abcd (fig. 7), où ab est de douze pouces, et l’angle en b est droit, on retranche vers le bas, et sur toute la longueur bc du bloc, un coin bce, la ligne be étant égale à l’épaisseur de la barre du soc (que l’on suppose d’un pouce et demi) ; car la face de l’aile s’inclinant depuis la barre jusqu’au sol, si l’on venoit à poser le bloc sur le soc sans tenir compte de cette inclinaison, le côté ab perdrait sa perpendicularité, et le côté ad cesseroit d’être horizontal. De plus, au lieu de laisser au haut du bloc treize pouces et demi de largeur, depuis m jusqu’à n (fig. 8), j’enlève du côté droit une espèce de coin nkicpn d’un pouce et demi d’épaisseur, parce que l’expérience m’a prouvé que la queue, devenue par ce moyen plus oblique comme ci, au lieu de ki, s’adapte plus avantageusement au côté du manche. La diagonale de la face supérieure se trouve conséquemment reculée de k en c, et nous avons mc au lieu de mk, comme ci-dessus. Ces modifications seront faciles à saisir pour quiconque conçoit le principe général.

Dans les différentes expériences auxquelles les oreilles ont été soumises pour déterminer la quantité dont le côté droit supérieur du bloc dépasse la perpendiculaire, et pour fixer le rapport entre la hauteur et la profondeur du sillon, elles n’étoient exécutées qu’en bois : maintenant que mes expériences m’ont convaincu que, pour un sillon de neuf pouces de largeur sur six de profondeur, les dimensions que j’ai données sont les meilleures, je proposerois d’exécuter à l’avenir ces oreilles en fer de fonte.

Je sens que cette description peut paroître trop longue et trop minutieuse pour un sujet jusqu’ici regardé comme peu digne de fournir à la science une matière d’application ; mais si la charrue est réellement l’instrument le plus utile aux hommes, son perfectionnement ne pourra jamais être traité de vaine spéculation. Quoi qu’il en soit, la combinaison d’une théorie satisfaisante pour les savans, avec une pratique à la portée du laboureur le moins lettré, doit recevoir un accueil favorable de la part des deux classes d’hommes qui rendent le plus de services à la société.

(Jefferson, Président des États-Unis d’Amérique.)

Nota. Il est beau de voir le premier magistrat d’un peuple libre employer les courts instans que lui laisse l’administration d’un vaste empire au perfectionnement de la charrue. Ses vues philanthropiques pour faire jouir l’agriculture du nouveau et de l’ancien continent de ses utiles travaux, lie sont pas moins intéressantes. C’est pour remplir ses intentions libérales que son Mémoire est imprimé ici, et que le modèle de son oreille de charrue est déposé dans la galerie des ustensiles d’agriculture, pour servir au cours de culture qui se donne chaque année dans le Muséum. (Thouin.)

  1. Je sens que s’il ne s’agissoit que d’élever la motte de terre à une hauteur donnée, sur une longueur déterminée de l’oreille, sans la renverser, la forme qui donneroit la plus petite résistance ne seroit pas rigoureusement celle d’un coin à deux faces planes ; mais la face supérieure devroit être curviligne, suivant les lois du solide de moindre résistance décrit par les mathématiciens. Mais, dans ce cas, la différence entre l’effet du coin à face courbe, et l’effet du coin à face plane est si petite, et l’exécution du premier seroit si difficile pour les ouvriers, que le coin à face plane doit être préféré, dans la pratique, comme premier élément de notre construction. 'Note de M. Jefferson, président des États-Unis d’Amérique.)