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Cours d’agriculture (Rozier)/RHUBARBE (supplément)

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RHUBARBE. Indépendamment des espèces de rhubarbes cultivées au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, on y voit encore le rheum raponticum, ou le rapontic, et le rheum ribes Linn., nouvellement rapportés d’Asie par MM. Labillardière, Brugnière et Olivier. Quelques uns des individus qui existent dans cet établissement ont déjà passé plusieurs hivers en pleine terre ; l’un d’eux a fleuri pour la première fois vers le 15 d’avril.

Beaucoup d’auteurs arabes ont parlé du rheum ribes, à cause de ses propriétés médicinales ; mais il n’en existe cependant encore aucune bonne description, et les figures qu’on en a publiées sont incorrectes ou incomplètes, si on excepte celles que vient de donner M. Desfontaines, professeur de botanique, dans le dixième cahier des Annales du Muséum d’Histoire naturelle. Voici une note que lui a communiquée M. Olivier, de l’Institut, qui a voyagé dans les continens où cette plante est très-commune.

« Les Persans donnent à cette rhubarbe le nom de riebas ; elle croît naturellement dans les terres argileuses assez sèches, couvertes de neige toute l’année ; elle fleurit au printemps, et ses graines sont mûres à la fin de l’été. Les habitans font grand cas des jeunes pousses, et sur-tout les pétioles, qu’ils mangent crus, assaisonnés avec du sel et du poivre après en avoir enlevé l’écorce, et qu’ils vendent dans les marchés ; leur saveur est piquante et agréable ; ils en expriment le suc, qu’ils évaporent et réduisent à l’état de sirops et de conserves, avec du miel et du raisiné, et dont ils font de grands envois dans tous les pays ; ils les emploient comme médicamens dans les fièvres putrides et malignes. » Mais, M. Olivier ne croit pas qu’ils fassent usage de la racine.

L’on distingue, en Perse, deux sortes de ribes, l’une croît spontanément sur les montagnes, l’autre est cultivée dans les jardins. Celle-ci devient beaucoup plus grande ; on la couvre de terre pour en faire blanchir le » feuilles et les tiges, à l’instar des cardons. On les vend dans les marchés d’Ispahan et autres lieux. Elles se mangent avec les viandes, et c’est un assaisonnement extrêmement agréable et fort recherché. Mais, de toutes les espèces de rhubarbes connues, il paroît que le raponticum et l’undulatum sont les plus faciles à cultiver. Le compactum est le plus délicat ; il supporte difficilement le soleil, et perd plus tôt ses feuilles.

Toutes les espèces de rhubarbes ont été cultivées par M. Leneveu, professeur de botanique à l’hôpital militaire d’Instruction de Strasbourg ; il a remarqué que la végétation du raponticum et de l’undulatum s’est annoncée au mois de mars, à la même époque ; que huit à dix jours après, a paru le compactum, et que le palmatum ne lui a donné de pousses que quinze jours après le compactum, c’est-à-dire la variété de la rhuharbe de Chine. Ces différens individus avoient été semés la même année, et cultivés dans le même sol. Le raponticum, comme l’on sait, est bien inférieur en propriétés ; mais c’est une erreur de croire que le palmatum ne porte pas de graines dans notre climat ; il a donné, en l’an II, des semences très-fertiles, à Strasbourg et à Landau, qui ont levé dans la même année.

Il paroît que l’on peut avoir des variétés du palmatum ; car, par les semis que M. Leneveu en a faits, les feuilles de quelques individus n’avoient plus la forme palmée. Il pourroit arriver que ce fussent des espèces hybrides ; car, d’après l’opinion de plusieurs botanistes, les diverses rhubarbes ne sont pas encore bien caractérisées. Une espèce peut féconder l’autre avec facilité ; il faut avoir soin de les tenir éloignées pour ne pas avoir d’espèces hybrides. Sans doute, la rhubarbe du commerce se retire de plusieurs espèces, de l’undulatum, du palmatum, et peut-être du tartaricum. M. Faujas, professeur au Muséum d’Histoire naturelle, en cultive plusieurs espèces, qu’il regarde comme étant à peu près de même nature. Il donne la préférence, pour les effets médicinaux, au compactum. Ses semences lèvent très-bien ; la jeune plante ne craint point les rigueurs de l’hiver dans nos climats.

On n’est pas encore d’accord sur l’espèce de rhubarbe qu’il convient de choisir de préférence, sur la nature du terrain le plus favorable à sa végétation, sur le temps que la plante doit rester en place, pour acquérir le volume et la qualité que ses racines doivent avoir, avant de procéder à leur extraction ; enfin, sur les différentes préparations qu’elles exigent pour être conservées et apportées. Toutes ces connoissances ne manqueront pas de s’acquérir, dès que quelques botanistes instruits en feront l’objet de leurs études et d’un travail suivi. Nous savons déjà que, dans nos climats, il faut à la plante environ cinq années pour prendre le maximum de sa croissance ; qu’il y a des racines qui pèsent jusqu’à vingt-cinq livres ; qu’elles sont plus spongieuses que fibreuses, d’une dessiccation difficile, à cause de l’état tenace et visqueux que donne à l’humidité la matière extractive qui s’y trouve en abondance, et qu’elles perdent, dans l’opération qui les amène à l’état où il faut qu’elles soient pour se conserver et être employées, les quatre cinquièmes de leur poids brut. Voici la description que Forster, dans ses Voyages au nord de l’Europe, donne du rheum compactum, qu’il a vu sur les lieux, d’où il est apporté aux Russes.

« Les feuilles ont communément deux palmes de longueur ; elles sont plus étroites vers le bas, et plus larges au sommet ; le bord de la feuille est recouvert d’une matière laiteuse ; les tiges qui supportent les feuilles sont vertes, et ont environ une palme et quatre pouces de largeur ; les feuilles elles-mêmes sont d’abord vertes ; mais elles deviennent ensuite jaunes, et s’étendent beaucoup sur le sol ; au milieu croît une tige, tout autour de laquelle il vient des fleurs de la forme d’une giroflée ; elles sont d’un blanc de lait, et ont une légère teinte de bleu ; l’odeur en est fort désagréable, en sorte que ces fleurs ne plaisent ni à l’odorat, ni à la vue.

» La racine a une ou deux, et même quelquefois trois palmes de long ; la couleur de l’écorce est un brun châtain. Ces racines sont grosses comme le bas de la jambe, et quelques unes comme le corps d’un homme. De la racine principale, il part un nombre considérable de très-petites racines qui s’étendent beaucoup dans la terre ; on les enlève, lorsqu’on veut couper en plusieurs morceaux la grande racine. Celle-ci est jaune intérieurement, avec beaucoup de veines rouges, et elle est pleine d’un suc jaune, qui laisse sur les doigts et les mains des taches de cette couleur. Si la racine étoit suspendue immédiatement après avoir été arrachée, tout le jus en découleroit, et elle deviendroit légère et sans vertu ; c’est pour éviter cet inconvénient que les morceaux sont d’abord placés sur de longues tables, et qu’on les retourne trois à quatre fois par jour, afin que le suc puisse s’incorporer avec le corps de la racine, et, pour ainsi dire, se coaguler dans son parenchyme. Au bout de quatre, cinq ou six jours, on fait des trous à travers chaque morceau qui est suspendu à des cordons, et qu’on expose à l’air, ayant soin en même temps de les mettre à l’abri des rayons du soleil. Les racines sèchent fort bien de cette manière, et acquièrent leur perfection dans l’espace de deux mois. On les enlève de terre dans l’hiver, avant que la plante ait poussé ses feuilles, parce que le suc et toute sa vertu sont alors renfermés dans la racine.

» Les racines qui ont été enlevées pendant l’été, et lorsque les feuilles ont poussé, sont légères, spongieuses, pleines de trous et sans consistance ; elles n’ont pas d’ailleurs la couleur jaune de celles qui ont été arrachées pendant l’hiver ; elles ne laissent pas d’être rouges, mais elles ne sont pas aussi bonnes que celles qui ont été enlevées de terre avant le printemps.

» Pour faire, en rhubarbe parfaitement sèche, la charge d’un cheval, il faut sept charges de racines fraîches nouvellement récoltées. La rhubarbe fraîche est si amère, que personne n’ose en goûter ; si les racines n’ont été nettoyées et coupées en morceaux que cinq ou six jours après qu’elles ont été enlevées de terre, elles deviennent molles et pourrissent bientôt.

L’usage de la rhubarbe, en médecine, plus fréquent autrefois qu’à présent, la possibilité de l’employer comme matière tinctoriale, le haut prix qu’elle a quelquefois dans le commerce, et sur-tout en temps de guerre, toutes ces considérations ont déterminé à essayer en France la culture des plantes qui la fournissent. Elle a eu lieu à Gros-Bois, et dans d’autres endroits, aux environs de Paris ; mais c’est sur-tout dans le Morbihan qu’il en existe de grandes plantations, sous la direction de plusieurs cultivateurs estimables, qui en retirent un produit assez considérable pour marquer dans le commerce.

Cette plante, qui est l’undulatum, parfaitement naturalisée et acclimatée à peu de distance de Lorient, y supporte les hivers les plus rigoureux, et y prend un accroissement si considérable, que chaque racine pèse communément quinze à trente livres ; elles ont de douze à quinze pouces de circonférence, et trente au moins de profondeur, divisées en plusieurs pivots.

Elle se multiplie par œilletons pris au printemps ou à l’automne, placés à quatre pouces de profondeur, et à deux pieds de distance, en quinconce, dans une terre bien préparée ; elle pousse ses feuilles au printemps ; elle élève sa tige à graine en avril, et fleurit en mai ; sa semence mûrit en juin et juillet ; on récolte la racine en automne, la quatrième année.

Mais, quoique le mode de bouture soit plus hâtif, le semis doit lui être préféré, parce que les racines pivotent mieux, sont plus volumineuses et d’une pesanteur spécifique plus considérable. Il est bon encore de remarquer qu’il ne faut pas fumer, et que les arrosemens font carier les racines. Quoique cette plante s’accommode d’un sol naturellement humide, de toute terre légère ou forte, mais profonde, elle veut l’exposition au levant, sans être abritée par d’autres végétaux. Elle est très-vivace, et d’une culture aisée.

C’est absolument pour les racines que les rhubarbes sont cultivées. Le commerce nous les apporte de la Chine et de la Moscovie, toutes séchées, en morceaux plus ou moins gros, les uns arrondis, les autres aplatis, ou pleins, ou percés au centre, jaunes à l’extérieur, marbrés de rouge et de blanc à l’intérieur, d’une saveur acerbe, amère, d’une odeur nauséabonde. Le pharmacien distingue bien la rhubarbe de Chine de celle de Moscovie ; elle est moins grosse, moins pesante ; les veines rouges de son intérieur sont sur un fond plus blanc ; les lignes blanches qui les séparent sont plus irrégulières, plus multipliées ; sa saveur est plus nauséabonde, plus acerbe, et moins amère ; sa poudre est d’un jaune plus pâle ; mais il ignore si la différence qui existe entre ces deux sortes de rhubarbes, souvent confondues chez les droguistes, est la preuve que ces racines ont appartenu à deux sortes de rheum, ou si elles dépendent des différens climats qui les ont produites, de la culture qu’on leur a donnée, de l’âge qu’elles avoient, lorsqu’elles ont été recueillies. Les botanistes n’ont point encore prononcé sur ce point d’une manière définitive.

Observations sur quelques plantes médicinales. Il existe d’autres végétaux qui, sans offrir à nos besoins une matière nourrissante, filamenteuse, colorante et huileuse, n’en renferment pas moins des propriétés qui les ont fait rechercher pour beaucoup de cas ; leurs usages sont même si étendus, qu’il a fallu les cultiver ; et ce sont aujourd’hui autant de petites branches de commerce.

La médecine, comme on sait, a mis à contribution toutes les familles des plantes, et il n’y a pas un seul individu du règne végétal, dans lequel l’art de guérir n’ait prétendu trouver des qualités plus ou moins efficaces. Quiconque sait apprécier à leur juste valeur toutes ces ressources, se borne à quelques plantes, dont les bons effets ont été constatés depuis long-temps par des expériences et des observations. Leur culture cependant occupe peu de terrain, même auprès des grandes populations. Plusieurs, à la vérité, que la pharmacie, la parfumerie et l’art du confiseur emploient communément, ont donné de la réputation aux cantons qui les cultivent en grand ; aussi l’on dit l’anis et la coriandre de lorraine, l’angélique de Niort, l’iris de Florence, les roses de Provins, la camomille romaine, le safran du Gâtinois, la menthe d’Angleterre, etc.

Mais les végétaux dont il s’agit, devenus des objets de fabrique, ou employés journellement dans l’économie domestique, sont, dans les cantons où leur culture est établie, des ressources pour les hommes qui s’en occupent. Loin qu’elle fasse négliger les plantes qui touchent de plus près à la prospérité publique, elle ne peut qu’y contribuer, car, on ne doit pas se lasser de le répéter, la première richesse de la France étant dans son sol, il faut le couvrir alternativement des différens végétaux nécessaires à nos besoins naturels ou factices, parce que les terres se reposent par d’autres productions, qui réparent leurs pertes et les amendent.

Pour éviter la dépense qu’occasionne l’importation de certaines plantes exotiques, il y a eu de tout temps des médecins qui ont voulu en proscrire l’usage, pour les remplacer par des médicamens indigènes ; mais il faut convenir que nos ancêtres, moins amis des substituts que nous, au lieu de consacrer leur temps à les essayer, ont pris une route plus simple, en cultivant eux-mêmes les végétaux étrangers qui pourroient s’accommoder de notre climat, et sans doute, il a mieux valu naturaliser la rhubarbe de Moscovie, que de la remplacer par la patience, le rapontic et d’autres racines analogues, et il n’y a plus de doute que la rhubarbe, cultivée parmi nous, ne donne une racine aussi forte que celle d’Asie, qu’elle n’en remplisse toutes les vertus, ne fructifie, comme toutes nos plantes usuelles, et que bientôt on ne dise la rhubarbe de France.

Toutes les rhubarbes indigènes ont été soumises à l’analyse en différens temps et par les chimistes les plus distingués ; toutes ont été trouvées contenir à peu près les mêmes principes que les rhubarbes exotiques. M. Clarion, aide-chimiste à l’École de Santé, vient d’examiner de nouveau, avec soin, les propriétés qui sont communes aux unes et aux autres, et les différences qu’elles présentent.

Il résulte de ses expériences que les rhubarbes de France qui ont trois, quatre et même cinq années, traitées par l’eau et par l’alcool, ne donnent point encore de produits exactement semblables à ceux que fournissent, par les mêmes agens, les rhubarbes exotiques ; mais que celle qui a été cultivée pendant six ans en offre de tellement abondans, de tellement parfaits, qu’on peut raisonnablement espérer que la thérapeutique ne tardera pas à prouver que la rhubarbe de France a les mêmes propriétés médicales que l’étrangère.

Cette plante peut donc être admise encore au nombre de celles propres au sol de la France ; la possibilité de sa culture parmi nous n’est plus maintenant un problème : essayée dans plusieurs cantons, depuis une vingtaine d’années, elle a réussi au point de fournir assez de racines pour marquer dans le commerce de la droguerie ; et on s’est assuré, par une suite d’expériences, dans les hôpitaux militaires, qu’elle avoit à peu près les mêmes propriétés en en doublant la dose.

Le rheum ribes, si célèbre parmi les Arabes, peut encore être cultivé en France, en pleine terre, dans nos cantons du Nord. Cette plante vient sur les hautes montagnes, couvertes de neige une partie de l’année. Deux des individus qu’on possède au Muséum n’ont été abrités, pendant l’hiver, que par une couverture de fumier, et ils n’ont pas paru sensibles au froid : on les cultive en pleine terre où ils ont pris beaucoup d’accroissement. Il paroît même que la culture du ribes n’exige pas grande précaution ; il reste long-temps sans fleurir, parce qu’il faut que la racine, qui est vivace et qui devient très-volumineuse avec les années, puisse se développer assez pour pousser des tiges à fleurs. Cette plante mérite donc d’être encore répandue en France, et si on y parvient, comme on a tout lieu de l’espérer, c’est un nouveau service dont on sera redevable aux soins de M. Thouin, et qu’on pourra mettre au nombre de ceux que le Muséum a rendus à la médecine, aux arts et à l’économie rurale, depuis l’époque de sa fondation.

Nous ne pouvons cependant taire ici qu’une plante qui occupe la terre pendant cinq années environ, et dont chaque pied exige un grand espace, à cause de sa végétation considérable, et de la nécessité de faire prendre à la racine tout le volume qu’elle doit acquérir, ne présentera jamais les mêmes avantages pour la teinture, que des végétaux annuels ; et, en supposant que les essais qu’on en a faits aient prouvé que la rhubarbe fournit un bon teint, la matière colorante jaune est trop commune dans la nature, pour que sa racine puisse être considérée comme une ressource en ce genre. D’un autre côté, la rhubarbe si usitée autrefois en médecine, a perdu tellement aujourd’hui de sa vogue, (car les médicamens sont aussi soumis à l’empire de la mode,) que sa consommation en est extrêmement restreinte. Ces observations ne sauroient diminuer les obligations que nous devons à M. Delunel, secrétaire de la Société de Pharmacie de Paris, qui n’a rien oublié pour propager sur le sol de la France les différentes rhubarbes, et à M. Gentou qui en a planté quinze à vingt mille pieds, et dont le produit annuel est de trois à quatre millions pesant de racines. Assurément, c’est bien mériter de son pays, que d’y accréditer de nouvelles cultures par des conseils et la leçon de l’exemple. (Parm.)