Cours d’agriculture (Rozier)/ROUISSAGE

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I. M.
Marchant (Tome douzièmep. 530-534).


ROUISSAGE, (Économie rurale.) Il n’y a que deux manières de rouir le chanvre, qui soient généralement en usage.

Le première consiste à étendre la plante sur le pré ou le gazon, à la retourner, deux ou trois fois par semaine, jusqu’à ce que l’air, la lumière, les rosées ou les pluies aient disposé la filasse à se séparer aisément de la chènevotte. Le résultat est plus ou moins long à obtenir, suivant le temps ou l’état de l’air ; et souvent, dans certains pays, ce n’est qu’au bout de quarante jours que l’opération est finie.

La seconde consiste à faire plonger les bottes de chanvre dans les rivières, les ruisseaux, les fossés, les mares, et à les y retenir pendant huit, quinze, vingt et même trente jours, selon le degré de chaleur de l’eau ou de l’atmosphère

L’un et l’autre de ces procédés opèrent un rouissage souvent incomplets toujours inégal. En suivant le premier, le cultivateur s’expose à voir sa récolte dispersée par les vents, ou détériorée par de longues pluies ; s’il adopte le second, il court la chance d’en perdre une partie par le débordement des rivières, ou de la voir recouverte de vase. Le premier offre, sur-tout, le grave inconvénient de priver la marine nationale d’une partie du chanvre produit par notre territoire : on sait qu’elle n’emploie pas la filasse provenant de celui qui a été roui sur le pré.

Le rouissage du chanvre, par le procédé de M. Bralle, n’exige qu’un vase cylindrique en cuivre, posé sur un petit fourneau de briques.

Un routoir de ce genre, contenant deux cent quarante litres d’eau, suffit pour rouir à la fois dix-huit kilogrammes de chanvre en paille ; et, comme l’opération se fait en deux heures, on peut en rouir aisément cent kilogrammes par jour.

Les moyens employés par M. Bralle, pour le rouissage du chanvre, consistent,

1°. À faire chauffer de l’eau dans un vase, à la température de soixante-douze à soixante-quinze degrés du thermomètre de Réaumur ;

2°. À y ajouter une quantité de savon vert, proportionnée au poids du chanvre que l’on veut rouir ;

3°. À y plonger de suite le chantre, de manière que l’eau surnage ; à fermer le vase et cesser le feu ;

4°. À laisser le chanvre dans cette espèce de routoir pendant l’espace de deux heures avant de le retirer.

Le poids du savon nécessaire pour un rouissage complet doit être à celui du chanvre en baguettes, comme un est à quarante-huit ; et le poids, du chanvre à celui de l’eau, comme quarante-huit est à six cent cinquante.

On peut effectuer plusieurs rouissages à la suite les uns des autres. Il suffit, avant chaque rouissage, de remplacée la quantité d’eau savonneuse absorbée par le précédent, et d’élever la température du bain au degré ci-dessus. On fait servir, de cette manière, la même eau, pendant quinze jours consécutifs.

Lorsqu’on a retiré les bottes de chanvre du routoir, on les couvre d’un paillasson, pour qu’elles refroidissent peu à peu, sans perdre leur humidité.

Le lendemain, on étend sur un plancher les poignées, en repoussant les liens vers le sommet des tiges ; on fait passer dessus, à plusieurs reprises, un rouleau de pierre ou de bois, chargé d’un poids, pour les aplatir, et disposer la masse à se détacher facilement de la chènevotte ; ce qui s’opère au moyen de la broye, le chanvre étant humide ou sec : il se teille parfaitement dans l’un ou l’autre état.

Après avoir lié par le sommet les poignées de filasse du chanvre teillé à l’humide, on les étend sur le gazon, on les retourne ; et, après six à sept jours, on les enlève pour les mettre en magasin.

Il faut également exposer sur le gazon les poignées de chanvre roui et aplati que l’on veut broyer et teiller au sec : cette exposition sur le pré est absolument nécessaire pour blanchir la filasse, et faciliter la séparation de la chènevotte.

Au moyen d’un rouloir portatif, on a pu opérer le rouissage sur différentes quantités de chanvre, varier à volonté la température de la liqueur savonneuse, et observer l’état du chanvre pendant le cours de chaque opération, dont on a prolongé plus ou moins la durée, afin de s’assurer :

1°. Du degré de température que doit avoir la liqueur savonneuse, avant d’y plonger le chanvre ;

2°. Du temps nécessaire pour obtenir un rouissage complet, à une température déterminée ;

3°. De la quantité de savon absolument nécessaire pour un poids donné de chanvre en baguettes, pesé avant l’immersion, etc.

Il résulte d’un très-grand nombre d’expériences faites pendant les mois de nivose, pluviôse et ventôse derniers,

1°. Que l’eau dans laquelle on a fait dissoudre la quantité de savon vert indiquée par M. Bralle, pour un poids déterminé de chanvre, opère le rouissage complètement ;

2°. Que le rouissage est d’autant plus prompt, que la température de la liqueur est plus près du degré d’ébullition, au moment de l’immersion du chanvre dans le routoir ;

3°. Que si l’on conserve le chanvre dans le routoir plus de deux heures, temps indiqué comme suffisant par M. Bralle pour obtenir un rouissage complet, la filasse se sépare également bien de la chènevotte ; mais elle prend une couleur plus foncée, et perd une partie de sa force ;

4°. Que, si l’on plonge le chanvre dans la liqueur savonneuse encore froide, pour les faire chauffer ensemble, le rouissage ne s’opère pas aussi complètement, quel que soit le degré de température que l’on fasse prendre à la liqueur, et quelle que soit la durée de l’immersion ;

5°. Que les bottes de chanvre plongées et retenues verticalement dans le routoir se rouissent d’une manière plus égale, que si on les couche horizontalement. D’ailleurs, cette position rend la manœuvre plus facile.

Cette méthode paroît devoir être préférée aux anciennes, sous plusieurs rapports.

1°. On peut rouir toute l’année, excepté néanmoins pendant les fortes gelées, à cause de la difficulté de faire sécher le chanvre. Cependant, si l’on veut teiller à l’humide, le froid n’est plus un obstacle ; il ne s’agit alors que de prendre les précautions convenables pour que la filasse ne gèle pas pendant qu’elle est humide.

2°. La durée du rouissage, n’étant que de deux heures, présente une économie de temps bien précieuse pour le cultivateur, sur-tout pendant la saison des récoltes.

3°. L’ouvrier n’a rien à craindre pour sa santé : il suffit d’établir un courant d’air, lorsqu’on plonge, et au moment où l’on retire les bottes du routoir ; les poignées en baguettes ou en filasse, exposées ensuite sur le pré, ne répandent aucune mauvaise odeur, et n’altèrent pas la pureté de l’air, quelle que soit la quantité de chanvre que l’on fasse sécher à la fois dans le même lieu.

Tout le monde sait que le chanvre roui à l’eau par l’ancien procédé, lorsqu’on en retire les bottes et qu’on les lave, exhale une odeur infecte qui devient insupportable pendant les chaleurs, et à laquelle on attribue des maladies graves. La vallée du département de la Somme, et beaucoup d’autres où l’on fait rouir du chanvre, en fournissent des preuves trop convaincantes. Les eaux ne peuvent plus servir à abreuver les bestiaux, et souvent les poissons y périssent.

Pour accélérer l’opération du rouissage par le nouveau procédé, dans les pays de grande culture, au lieu du routoir portatif qui a servi aux expériences, on peut employer l’appareil suivant, composé d’une chaudière et de quatre tonneaux en bois servant de routoirs.

Après avoir fait chauffer l’eau savonneuse dans la chaudière jusqu’à ébullition, on la fait couler, en ouvrant un robinet, dans deux de ces routoirs remplis de bottes de chanvres, et fermés par un couvercle. Pendant que le rouissage s’opère dans les deux premiers routoirs, on chauffe la liqueur nécessaire pour la faire couler dans les deux autres, également remplis de bottes de chanvre, et fermés par leurs couvercles.

Au moyen de cet appareil très-simple, on peut rouir par jour, et sans interruption, une très-grande quantité de chanvre.

4°. Les frais du rouissage à l’eau, comparés à ceux que nécessite la méthode de M. Bralle, sont à peu prés les mêmes, quand le rouissage se fait avec le petit routoir ; mais, si l’on fait usage d’une chaudière un peu grande et des routoirs en bois dont on vient de parler, les frais seront diminués de plus moitié.

En effet, les premiers se composent du transport des chanvres à rouir, et des journées employées pour former des espèces de radeaux des bottes de chanvre, pour les faire plonger, en les chargeant de pierres, de gazon, de mottes de terre, de vase même, pour fixer et retenir les radeaux, au moyen de pieux qu’on enfonce ; travail long et d’autant plus pénible, qu’on ne peut opérer l’immersion de dix kilogrammes de chanvre en paille, que par un poids de quinze à vingt kilogrammes, et, qu’après le rôtissage, il faut enlever toute cette masse, retirer les bottes de l’eau et les laver.

Les frais du nouveau procédé consistent principalement dans le prix du dissolvant que l’on emploie, lequel est de huit centimes environ par kilogramme de chanvre en filasse. On y ajouteroit le prix du combustible nécessaire pour chauffer la liqueur, si ce combustible n’étoit fourni par les chènevottes des bottes teillées à l’humide ou en sec.

À égalité de frais, le nouveau procède mérite encore la préférence sur l’ancien, en ce qu’il rend la main-d’œuvre, d’après ce qui a été dit, plus expéditive et plus facile.

5°. Huit kilogrammes de chanvre en paille roui par le nouveau procédé, produisent communément deux kilogrammes de masse pure par le teillage à l’humide ; tandis que le chanvre roui à l’eau par l’ancien procédé, et broyé, ne donne au plus, sur huit kilogrammes, que quatorze à quinze hectogrammes en filasse.

Le teillage en sec du chanvre roui par l’ancien procédé ne produit pas la même quantité que celui qui se fait à l’humide ; la rupture de la chènevotte, en plusieurs endroits, occasionne un plus grand déchet de filasse.

Le chanvre, dans l’ancien procédé, lavé au sortir du routoir, broyé et peigné, on obtient, sur quatre kilogrammes de filasse, un kilogramme de long brin, quinze hectogrammes de second brin, le reste en pattes, étoupes et poussière.

La même quantité de chanvre manipulée suivant le nouveau procédé, donne deux kilogrammes de long brin, un kilogramme de second brin, et environ un kilogramme de pattes et étoupes.

Ainsi, sur huit kilogrammes de chanvre en paille, on obtient, par le nouveau procédé, deux kilogrammes en filasse ; et, sur cette filasse, un kilogramme de premier brin, ce qui n’existe dans aucune des manipulations connues.

6°. Les riverains et les habitans des vallées sont presque les seuls qui cultivent le chanvre ; ils doivent ce privilège au voisinage des eaux, et à l’humidité du sol. Par le nouveau procédé, la récolte des chanvres pourra s’étendre à tous les lieux, et procurer aux habitans des plaines, dont les terres sont plus végétales que celles des marais, un nouveau genre d’industrie très-avantageux.

C’est une erreur de penser que le chanvre ne puisse pas croître à une assez grande hauteur dans les plaines ; il est de fait qu’il s’y élève jusqu’à la hauteur de deux mètres, dans une terre bien ameublie et fumée, lorsque des pluies douces fécondent la germination et tombent pendant sa croissance.

Il est aussi de fait qu’il y a par-tout de l’eau de fontaine ou de citerne en assez grande quantité pour rouir le chanvre par le nouveau procédé ; s’il survenoit des sécheresses, qui ne sont d’ailleurs qu’accidentelles, on auroit la faculté de différer le rouissage.

Il sera donc possible de cultiver le chanvre dans les plaines et les bas-fonds, toujours gras et fertiles, quoique souvent dépourvus de fontaines, et d’augmenter non seulement la masse de nos produits, mais nos richesses en ce genre, puisqu’un hectare de bon chanvre rapporte autant que deux hectares de blé.

Le gouvernement, sentant combien cette découverte intéressoit l’agriculture, le commerce et la marine, appela, en l’an 11, M. Bralle à Paris ; des essais nombreux et variés ont été faits, en présence de MM. Monge, Berthollet, sénateurs, et Tessier, membres de l’Institut ; M. Molard, administrateur du Conservatoire des arts et métiers, a dirigé ces essais, et les a suivis avec soin pendant trois mois : tout ce qui pouvoit éclairer sur les élémens et la combinaison des moyens de M. Bralle, tout ce qui pouvoit en déterminer les effets et en garantir l’efficacité a été mis en usage ; les résultats ont répondu aux espérances qu’on en avoit conçues, et Sa Majesté l’Empereur a ordonné de répandre la connoissance de cette intéressante découverte par une instruction ministérielle. S’il étoit permis de placer à côté de savantes expériences des essais faits pendant l’automne dernier, à Liancourt, en présence des femmes réunies de plusieurs villages, qui ont suivi avec soin toutes les manipulations de M. Bralle, nous en appellerions à leur admiration, en voyant s’exécuter sous leurs yeux, en deux heures, le rouissage d’un chanvre qui n’étoit ordinairement roui sur les prés, ou dans l’eau, qu’en trente ou quarante jours, sans que la filasse eût perdu de sa qualité et de sa blancheur.

Tels sont les effets qu’on doit attendre de la nouvelle méthode de rouir le chanvre, de M. Bralle, elle est plus expéditive que celles employées jusqu’à présent ; elle opère complètement le rouissage ; on peut s’en servir en toutes saisons ; elle n’altère pas la pureté de l’air ; elle procure, sur une quantité égale de matières, des produits plus abondans ; enfin, elle est bien propre à étendre la culture de la plante à laquelle on l’applique. C’est aux amateurs éclairés de l’agriculture, c’est aux propriétaires instruits, vivant au milieu de leurs domaines qu’ils exploitent sans s’asservir aux règles d’une aveugle routine, à se l’approprier, à s’en assurer les avantages, en répétant, d’après la marche indiquée, les expériences qui en ont constaté le mérite, en faisant même des essais plus en grand que ceux qui ont eu lieu au Conservatoire des arts et métiers. Leur exemple aura des imitateurs ; la méthode de M. Bralle se propagera ; et l’on verra se multiplier les routoirs portatifs, semblables à celui dont M. Molard a fait usage : appareil peu dispendieux, qui exige très-peu d’entretien, et au moyen duquel on pourroit rouir, sur la chènevière même, les chanvres récoltés dans l’étendue d’une ou de plusieurs communes. (I. M.)