Cours d’agriculture (Rozier)/SUINT

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SUINT. La transpiration a été de tous temps regardée, par les physiologistes et les médecins, comme un des phénomènes les plus importans de l’économie animale ; aussi a-t-elle donné lieu à un grand nombre de recherches qui nous ont fait connoître ses rapports avec les différentes fonctions organiques, et qui nous ont fourni des idées bien précises sur sa composition, dont nous sommes redevables aux travaux de MM. Lavoisier, Fourcroy et Berthollet. On a pu voir alors combien étoient fausses ces distinctions admises entre la sueur et la transpiration, qui toutes deux, semblables dans leur composition, sont encore fournies par les mêmes organes. Ces recherches ont aussi justifié l’analogie reconnue depuis longtemps par les médecins, entre l’humeur, la sueur et l’urine, analogie qui a été pleinement confirmée par les belles expériences de MM. Fourcroy et Vauquelin, sur les substances animales. Ces célèbres chimistes, en démontrant dans l’urine d’un grand nombre d’animaux, l’existence de l’urée, l’ont aussi retrouvée dans la matière de la transpiration, comme ils ont prouvé la présence du phosphate de chaux dans l’une et l’autre de ces deux substances.

Quoique ces diverses découvertes aient été faites seulement sur l’homme et sur quelques animaux, nous croyons qu’elles peuvent s’appliquer immédiatement au mouton, dont les principes constituans de la transpiration n’ont été examinés que depuis bien peu de temps.

Avant que nous connussions la nature intime du suint, on le regardoit comme une humeur huileuse destinée à s’opposer au dessèchement de la laine, et à empêcher l’eau de la pénétrer.

Les Grecs l’avoient nommé Œsype, ce qui veut dire pourriture des brebis, parce que d’après l’odeur fétide qu’il acquiert quand il est séparé de la laine, ils étoient persuadés qu’il devoit en produire la décomposition. Aussi, d’après ces idées, ne doit-on pas être étonné qu’ils aient cherché tous les moyens d’en débarrasser la toison de cet animal, et qu’ils aient propagé par-tout la méthode si dangereuse des lavages à dos, méthode qui tend à altérer la santé de l’animal et la qualité de la laine ? Mais les Grecs semblent avoir voulu réparer leur tort envers le suint, en lui accordant des propriétés médicales extrêmement nombreuses ; car Celse, Hippocrate, Dioscoride recommandoient la laine en suint, imprégnée soit de vin, de vinaigre ou d’huile, dans les ophtalmies, les brûlures, les céphalalgies, les maladies inflammatoires, et ils se servoient des cendres du suint, seules ou incorporées dans quelques linimens, quand ils avoient besoin de forts stimulans, et même de corrosifs. Ce médicament, trop vanté par les anciens, a été bientôt remplacé par des substances plus existantes dans leur nature, plus énergiques dans leurs effets, et qui n’offrent point sur-tout son odeur désagréable, et même repoussante.

Avant que de nous occuper de la nature intime du suint, nous allons examiner les divers moyens employés pour dégraisser la laine, et indiquer ceux qui nous paroissent mériter la préférence. Si la matière animale contenue dans le suint y étoit entièrement combinée avec la potasse, on parviendroit très-facilement à la dissoudre par l’eau froide ou par l’eau chaude ; mais comme, outre le savon qui s’y trouve, toutes les laines contiennent encore une assez grande quantité de matière grasse qui résiste aux lavages les mieux soignés, on ne peut espérer de les désuinter complètement par ce moyen. L’eau chaude chargée de suint, dégraisse assez bien les laines pour tous les arts qui ne les emploient pas en blanc, ou pour ceux qui en fabriquent des étoffes qui doivent passer au foulon. Cependant, quoique toutes les laines d’Espagne et une grande partie de celles de France soient lavées par ce procédé, qui est très-simple, comme il est pratiqué le plus souvent par des hommes peu intelligens, ou sous les yeux de propriétaires qui n’ont aucun intérêt à ce qu’il soit bien exécuté, on trouve assez souvent, dans le commerce, des laines qu’il est impossible de dégraisser complètement, et qui, par cela même, ne peuvent plus être employées qu’à un très-petit nombre d’usages. La perte qu’elles éprouvent par le second lavage, varie depuis un huitième jusqu’à un cinquième de leur poids. Il paroît très-important d’enlever dès la première opération toute la matière grasse contenue dans la laine ; car elle éprouve ensuite un changement d’état, une oxigénation plus grande, qui la rend insoluble dans toutes les substances qui pouvoient auparavant se combiner avec elle.

Je me suis assuré de ce fait par un grand nombre d’expériences, en examinant les variations qu’éprouvent en teinture les laines provenant d’animaux malades ou parfaitement sains. Des laines filées dans leur suint, et dégraissées comparativement à celles qui l’avoient déjà été avant le filage, les premières sont devenues très-blanches, approchant du blanc mat du coton, tandis que les deuxièmes conservoient toujours un œil terne et jaune, qu’on ne peut jamais leur faire perdre. Ces expériences répétées souvent, et de plusieurs manières différentes, m’ont constamment donné les mêmes résultats. Pour attaquer cette matière colorante, j’ai essayé le gaz sulfureux et l’acide sulfureux ; mais par aucun de ces deux agens, je n’ai pu donner à des laines désuintées en deux fois le même degré de blancheur qu’à celles qui dès la première fois l’avoient été complètement. Ces faits s’accordent très-bien avec les idées répandues dans le commerce et dans les ateliers où l’on pense généralement qu’une laine mal dégraissée ne peut plus l’être parfaitement, quels que soient les moyens employés.

Aussi, outre l’avantage d’éviter aux propriétaires une opération qu’ils n’ont presque jamais les moyens de bien exécuter, une double cause doit engager à conserver les laines en suint ; la première, pour les mettre à l’abri des insectes et des vers qui ne les attaquent que bien rarement dans cet état ; la deuxième, pour laisser à plusieurs arts qui se servent de laines blanches, les moyens de lui donner cette pureté et cet éclat auxquels elle ne peut jamais parvenir quand elle est déjà désuintée.

Je suis même persuadé que malgré tous les préjugés répandus contre cette méthode, et l’arrêt du 4 septembre 1714, tous les fabricans chercheroient tous les moyens de l’encourager, parce qu’ils trouveroient de grands avantages à acheter leurs laines en suint.

On verroit alors bientôt s’élever de grands établissemens destinés aux lavages des laines, et dans lesquels toutes les opérations qui y sont relatives seroient d’autant mieux exécutées, que l’intérêt des fabricans les forceroit à y exercer une plus grande surveillance.

Les substances qui peuvent agir sur le suint, sont l’urine, le savon, les alcalis. L’urine est plutôt employée pour dégraisser les laines filées que pour les désuinter ; car l’ammoniaque ne s’y trouve que dans des proportions bien variables, et elle n’a qu’une action très-foible sur le suint ; et les sels calcaires qui en font aussi partie, sont très-nuisibles à cette opération ; car, par l’effet d’un double échange, le savon animal est décomposé, et la chaux forme alors avec la matière grasse, un composé insoluble dont il est bien difficile de débarrasser les laines.

Des laines bien lavées dans leur suint et macérées ensuite pendant vingt-quatre heures avec un vingtième de leur poids de savon, perdent toute la matière grasse que le lavage n’avoit pu enlever ; elles deviennent très-blanches, et ne conservent plus qu’une légère odeur que l’exposition à l’air enlève assez promptement ; mais le savon de Flandre est celui que j’ai employé avec le plus d’avantage, il agit très-promptement, et donne aux laines un degré de blancheur que je n’ai pu leur faire acquérir par aucun autre moyen.

Il seroit à désirer que le bas prix des savons pût permettre de les employer dans les lavages en grand, car ils n’offrent ni les inconvéniens de l’urine, ni la trop grande activité des alcalis.

Les alcalis obtenus de la lixiviation des cendres, et ceux qu’en trouve dans le commerce, sont les agens les plus énergiques pour purifier les laines ; mais comme leur pureté et leur causticité ne sont jamais constans, on ne doit les employer qu’en très-petite quantité et avec beaucoup de précautions : outre cela, la matière grasse variant encore suivant les diverses qualités de laines, il est bien difficile de déterminer, d’une manière rigoureuse, les proportions des substances destinées à cette opération, attendu qu’il sera toujours très-avantageux d’y faire concourir l’eau du suint ; mais une livre ou une livre et demie de bonne potasse doit désuinter parfaitement un quintal de laine.

On a parlé si souvent de l’influence de l’eau dans les opérations de teinture et de blanchiment, que je ne crois pas inutile de dire un mot sur cet objet, d’autant plus que des circonstances particulières m’ont fourni les moyens d’apprécier les deux petites rivières les plus vantées dans ces deux genres, la Bièvre et le Thérain. L’opinion que M. Guillaumot a émise, dans sa Notice des Gobelins, sur la première de ces rivières, s’applique aussi parfaitement à la deuxième.

« Je ne peux pas penser, dit ce célèbre administrateur, que l’eau de cette petite rivière bourbeuse et remplie de détrimens de toutes les usines qui obstruent son cours, soit préférable à celle de la Seine pour la teinture. Je sais bien que les sels divers que l’eau des rivières tient en dissolution, peuvent influer sur le résultat des teintures ; mais outre qu’on n’emploie celle de la rivière des Gobelins, qu’après l’avoir épurée par son séjour dans une citerne, son lit contient souvent si peu d’eau, qu’on est obligé d’en envoyer chercher à la Seine, et l’on ne s’aperçoit pas que la teinture soit moins belle. »

Voici d’où provient l’erreur dans laquelle on est tombé, relativement à l’effet des eaux : on est convenu, avec juste raison, de regarder comme mauvaises toutes celles qui, contenant des substances étrangères, nuisoient par cela même au succès de quelques opérations ; mais, on ne s’est pas contenté de reconnoître pour bonnes celles qui ne tenoient en dissolution aucun sel terreux ; par opposition aux premières, on leur a accordé une grande influence et on a vanté par-tout leurs propriétés. Le repos sépare bientôt toutes les matières suspendues dans l’eau et celles qui en altèrent la transparence ; mais il ne peut la débarrasser de ces sels calcaires qui rendent les eaux dures et crues, et qui, dans le dessuintage des laines, décomposent le savon animal et tendent bientôt à les colorer.

En résumant les substances qui agissent sur le suint, nous voyons qu’elles se réduisent aux savons et aux alcalis qui peuvent seuls enlever la matière grasse, et à l’eau qui, pour dissoudre parfaitement le savon animal et les sels contenus dans le suint, doit être bien claire et ne point contenir de sels terreux. Le suint est une substance grasse, onctueuse, très-odorante, qui remplace, dans le mouton, la sueur et la matière transpirante existant dans tous les autres animaux ; outre les propriétés qu’on lui a attribuées, de donner du moelleux à la laine et d’empêcher l’eau de la pénétrer, nous ferons voir qu’il a une action plus directe sur elle, en contribuant à améliorer sa qualité.

Dissous dans l’eau et filtré pour le débarrasser des matières terreuses et animales qui ne sont que suspendues, il est d’une couleur jaune fauve, plus ou moins rougeâtre ; la filtration sépare aussi une matière blanche surnageant dans le suint, et qui, dans le dessuintage, n’a pu se combiner avec les alcalis ; elle paroît être de la même nature que le suif ; elle se fond, devient liquide à une température assez basse, et elle s’enflamme très-facilement. La matière animale, dissoute par les alcalis, en est précipitée en jaune rougeâtre par les acides qui conservent eux-mêmes cette couleur, mais en en retenant une si petite quantité, que ce seroit bien à tort qu’on pourroit proposer de s’en servir pour désuinter la laine : car ils décomposent tout le savon animal, et ils laissent en liberté toute la matière qui étoit auparavant combinée avec la potasse.

J’ai reconnu que l’acide muriatique oxigéné et le gaz acide muriatique oxigéné, formoient seuls, dans le suint, un précipité blanc qui se colore ensuite assez promptement à l’air ; c’est une espèce de pâte molle un peu visqueuse, d’une couleur jaune sale, et dont l’odeur est celle des substances animales traitées par l’acide muriatique oxigéné ; elle se fond très-facilement, et brûle avec une belle flamme blanche. Quatre livres d’eau macérées pendant quelques jours avec une livre de laine mérinos en suint, indiquent au bout de ce temps de six à sept degrés à l’aréomètre. Sa couleur est celle d’un jaune sombre ; elle a une saveur amère et alcaline très-prononcée.

En faisant passer à travers ce liquide du gaz acide muriatique oxigéné jusqu’à saturation complète, j’ai retiré du dépôt qui s’y est formé, deux onces sept gros vingt-six grains de la matière animale dont je viens de parler.

Deux gros de ce précipité, tenus pendant quelques heures à la température de quatre-vingts degrés dans plusieurs litres d’eau, ont donné une petite quantité d’une matière molle d’un brun noirâtre, dont l’odeur assez agréable peut être comparée à celle de l’extrait du réglisse. J’ai été d’autant moins étonné de trouver cette substance odorante dans le suint, que lors de mes premières expériences, dans lesquelles j’y ai démontré la présence de la potasse, j’avois déjà observé que, mêlé avec de l’ammoniaque, il m’avoit donné, après plusieurs mois, une odeur très-marquée de fleur d’orange. Au reste, ces faits s’accordent très-bien avec les opinions de plusieurs auteurs anciens qui, en parlant des propriétés médicales de l’œsype et de sa fétidité, conviennent cependant qu’après un temps fort long, elle est changée en une odeur agréable comparable à celle de l’ambre gris.

La matière animale abandonne à l’alcool une très-petite quantité d’une substance résineuse d’une couleur jaune assez agréable ; elle en est précipitée en flocons blancs assez abondans par l’eau et les acides. J’avois alors espéré pouvoir ainsi attaquer les extrémités jaunes des parties de laines placées sous les cuisses et sous le ventre des moutons ; mais elles n’ont pu être détruites ni par l’alcool, ni par la chaux vive, ni par les alcalis caustiques. Il paroît que le suint, accumulé dans cette partie, forme avec la laine une combinaison très-intime qu’on ne peut attaquer sans détruire le tissu. Ainsi la couleur jaune obtenue par l’action de l’acide muriatique oxigéné sur la laine et la soie, est une combinaison nouvelle formée à leur surface, et dont on ne peut les priver sans changer quelque chose à leur nature intime.

M. Vauquelin nous a donné, en fructidor an 11, une analyse complète du suint, dont voici, suivant ce célèbre chimiste, les principes constituans :

1°. Un savon à base de potasse qui en fait la plus grande partie.

2°. Une petite quantité de carbonate de potasse.

3°. Une quantité notable d’acétate de potasse.

4°. De la chaux dont il ne connoît pas l’état de combinaison.

5°. Un atome de muriate de potasse.

6°. Enfin une matière animale à laquelle il attribue l’odeur du suint.

Toutes ces substances, dit M. Vauquelin, sont essentielles à la nature du suint ; car il les a retrouvées constamment dans un assez grand nombre de laines de France et d’Espagne.

Dans le Mémoire que j’ai eu l’honneur de lire à l’Institut, en nivose dernier, sur l’effet en teinture des divers états des laines, j’ai fait voir que l’état de santé ou de maladie du mouton exerçoit une grande influence sur le suint et sur le degré d’affinité de la laine pour la matière colorante. Les quantités de suint et de potasse fournies par des mérinos bien portans, ont été constamment plus grandes que celles provenant d’animaux morts de la pourriture et attaqués de maladies de langueur.

L’affinité pour la matière colorante des laines de bêtes mortes et malades, a été aussi plus foible que celles des bêtes saines, quoiqu’elles provinssent toutes du même troupeau ; et dans la comparaison que j’ai pu faire en teinture de cette même laine mérinos de bête saine, avec nos plus belles laines peignées de France et de Hollande, elle a été constamment plus colorée.

Ces expériences, en démontrant que le suint et la potasse, qui en est un des principes constituans, augmentent ou diminuent dans les mérinos, suivant leur état de santé ou de maladie, nous font juger encore du rapport immédiat de cette substance à ces divers états, comme de son influence sur la beauté de leurs produits ; car ce seroit bien à tort qu’on le regarderoit comme leur étant nuisible, quand nous savons que l’augmentation de cette sécrétion n’a pu altérer la santé des animaux qui ont fait le sujet des belles observations de MM. Gilbert, Tessier et Huzard, sur l’allongement des laines, et quand tous les agriculteurs les plus célèbres s’accordent à proscrire tous les moyens qui tendent à les en priver, comme les longues pluies et les lavages à dos. Outre cela, le mérinos, qui est la plus distinguée parmi toutes les espèces de ce genre, par la finesse et la beauté de sa riche toison, n’est-ce pas celui qui donne la plus grande quantité de suint ? Et ne voyons-nous pas cette substance diminuant avec la qualité des laines, devenir nulle dans ceux de cette même espèce, qui sont couverts de poil, comme la brebis de Guinée, et le bélier du Sénégal ? Nous devons être d’autant moins étonnés de voir le suint varier dans ces animaux, suivant leur état de santé ou de maladie, qu’une sécrétion aussi compliquée exigeant de la nature les plus grands efforts, doit toujours être en rapport constant avec l’augmentation ou la diminution des forces vitales. Eh ! comment seroit-il possible de douter que le suint ait une action immédiate sur le perfectionnement de la laine, quand nous voyons ces deux substances marcher pour ainsi dire de concert du mouflon sauvage de la Grèce au plus beau et au plus vigoureux mérinos ?

C’étoit, sans doute, pour les aider à réparer cette substance précieuse, que les Romains et les Grecs les couvroient, immédiatement après la tonte, d’un mélange de substances toniques et huileuses, qui, au rapport de Columelle, les préservoit de beaucoup de maladies, et contribuoit à rendre leurs laines plus douces et plus longues.

Je vais terminer cet article en faisant connoître un fait assez curieux sur la coloration des laines non dépouillées de leur suint. Voulant m’assurer si, comme on le croit généralement, la difficulté de teindre des laines encore grasses seroit la même pour toutes les couleurs ; j’ai passé en même temps à la cuve des laines en suint et des laines semblables aux premières, mais qui avoient été dégraissées avant le filage.

Ces deux parties ayant été traitées en même temps par le savon et les alcalis, les premières ont conservé une belle couleur bleue très-brillante, tandis que les deuxièmes ont été entièrement décolorées. Ainsi, cette substance, dont les effets ont été regardés jusqu’à présent comme nuisibles, pourra, dans quelques cas, remplacer la colle et toutes les préparations animales, et fournir à l’art de la teinture des applications très-heureuses. (J. L. Roard.)