Cours d’agriculture (Rozier)/VIANDE

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VIANDE. Les parties molles, la chair, et sur-tout les muscles de ceux des quadrupèdes, des oiseaux et des poissons que les hommes ont reconnus comme les plus propres à leur servir de nourriture, sont désignés sous le nom générique de viande. Sa qualité varie suivant les espèces d’animaux, leur âge, leur sexe, leur état sauvage ou domestique, la quantité et la nature des alimens dont ils ont été nourris, l’embonpoint qu’ils ont acquis, ou l’état de maigreur dans lequel ils sont tombés, suivant qu’ils sont pourvus ou privés des organes de la génération, ou enfin, suivant le climat et les lieux qu’ils habitent.

Ainsi, la viande est dense, compacte et désagréable dans les animaux carnivores ; tendre, délicate dans les animaux herbivores ou frugivores ; molle, grasse dans les animaux sédentaires ; ferme, maigre dans ceux qui prennent beaucoup d’exercice ; gélatineuse dans les jeunes animaux ; dure, fibreuse dans les vieux ; semblable dans les animaux des deux sexes, pendant qu’ils sont jeunes ; d’un tissu toujours moins serré dans les femelles que dans les mâles ; plus grasse, plus savoureuse dans les animaux privés des organes de la génération que dans ceux qui les ont conservés ; sèche et coriace dans les animaux maigres ; plus molle et moins fibreuse dans ceux qui sont engraissés ; plus légère, plus facile à digérer, moins nourrissante dans les oiseaux que dans les quadrupèdes, mais aussi succulente que celle de ces derniers, quand les oiseaux ont subi l’opération de la castration ; plus ferme dans les parties les plus exercées de ces oiseaux, comme les cuisses, quand ils marchent plus qu’ils ne volent, comme les ailes ; quand ils volent plus souvent qu’ils ne marchent ; enfin elle est huileuse dans les oiseaux qui vivent de poissons, et dans les poissons eux-mêmes : de là, une multitude innombrable de nuances et de qualités de viande, qui offrent aux hommes des alimens plus ou moins sains, plus ou moins savoureux.

Des différens moyens de conserver la viande. Il est des circonstances où, dans l’impossibilité de fournir à un certain nombre d’hommes de la viande fraîche en proportion de la consommation, on a besoin de la remplacer par celle qu’on a amenée par des moyens particuliers, à un état propre à la conserver un temps plus ou moins long.

La viande mise dans un lieu frais et sec, où par conséquent elle est à l’abri de la chaleur et de l’humidité, deux puissans agens de la putréfaction, se conserve un certain temps ; exposée même à une température au dessous de la glace, elle reste constamment dans le même état de fraîcheur où elle étoit à l’instant où la gelée l’a surprise. C’est ainsi que les habitans du Canada gardent leur viande pendant le fort de l’hiver. Les soldats à qui on distribue de la viande pour huit ou dix jours, ont coutume de lui faire éprouver une légère dessiccation préalable au feu et à la fumée, ce qu’on appelle boucaner ; ils parviennent, par ce moyen, à la manger le dixième jour, sinon aussi délicate, au moins aussi saine que lorsqu’elle est fraîche.

Ce moyen est celui qu’emploient les Lapons pour conserver la viande et le poisson, excepté que destinant les substances animales à une plus longue durée que celle qui suffit aux viandes de nos soldats, ils poussent plus loin la dessiccation. Il y a une trentaine d’années que M. Cazalès, professeur de physique et de chimie à Bordeaux, a présenté un procédé pour dessécher le bœuf. Voici en quoi il consiste :

On met la viande de bœuf non soufflée, désossée, découpée en morceaux de plusieurs livres, dans une étuve de huit pieds de long sur quatre de large, et cinq pieds et demi de hauteur ; à l’aide de deux poêles, on porte la température à 55 degrés du thermomètre de Réaumur, et on la soutient pendant soixante-douze heures. La viande desséchée acquiert la couleur de la viande cuite : on la plonge dans une dissolution de gelée faite avec les os, ayant une consistance de sirop ; on la reporte à l’étuve, l’humidité s’évapore, et la viande reste recouverte d’une espèce de vernis, qu’on pourroit remplacer avec avantage par celui que donne le blanc d’œuf desséché.

Pour faire du bouillon avec cette viande, on la passe à l’eau qui lui enlève son vernis, on jette cette eau ; ensuite on met la viande à tremper pendant douze heures dans l’eau destinée à faire le bouillon ; une ébullition de trois à quatre minutes suffit pour opérer la cuisson de la viande : on ajoute du sel et un clou de girofle. Le bouillon est presqu’aussi agréable que celui de la viande fraîche, et la viande presqu’aussi tendre.

Le bœuf de Hambourg se prépare, en exposant la viande à la fumée, après l’avoir saupoudrée de sel, et forcé le sel à pénétrer dans l’intérieur des morceaux, à l’aide d’une forte compression.

Lorsqu’on prépare de la viande pour la provision d’une maison, on prend une livre de sel et une once de salpêtre, pour quatorze ou quinze livres de viande, dépouillée de sang et desséchée : on frotte les morceaux avec le sel ; on les laisse pendant un mois les uns sur les autres dans un saloir, avec la précaution de les retourner tous les huit jours. Au bout d’un mois, on essuie ces morceaux de viande ; on absorbe l’humidité avec du son, et on les suspend dans l’intérieur de la cheminée de la cuisine, ou dans une étuve.

Si la viande est destinée à être envoyée dans les pays chauds, ou à passer les mers, on double la quantité de sel, et on arrange les morceaux suffisamment secs, avec de la sciure de bois, dans des barils qu’on remplit et qu’on ferme avec soin.

Les bœufs étant égorgés et dépouillés de leurs peaux, on les vide, on sépare les têtes et les pieds ; on désosse la viande ; on la laisse se mortifier pendant deux jours ; on la découpe en morceaux de cinq à six livres ; on les frotte avec du sel, mêlé à une petite quantité de salpêtre ; on les place dans des baquets de bois ; on les charge d’un poids considérable, qui en exprime une liqueur rougeâtre, à laquelle on procure un écoulement, en débouchant le fond du baquet. On retire la viande des baquets, pour la placer sur des planches ; on la frotte de nouveau avec du sel pilé, sans mélange de salpêtre, et ensuite on l’arrange dans des barils, en isolant chaque morceau avec du sel.

Les barils pleins, on les ferme ; ensuite on prend la liqueur exprimée par la première opération, on la fait bouillir, on l’écume, on la concentre et on la verse refroidie, et en plusieurs fois, dans le baril, par l’ouverture du bondon ; et lorsqu’on est assuré qu’il n’existe dans le baril aucun vide, on le bouche. C’est par des procédés à peu près semblables qu’on est parvenu à saler non seulement les viandes des autres quadrupèdes, mais encore des oiseaux, et même celles des poissons.

Les Mahométans conservent leurs viandes, et les Africains celle du chameau, à peu près aussi de la même manière ; ils leur donnent un quart de cuisson dans du beurre fondu ; ils ne les salent et ne les assaisonnent que comme pour l’usage journalier ; ils les laissent refroidir, les arrangent dans des jarres de terre, versent dessus le beurre figé, et ils ferment exactement les vases, ayant soin chaque fois qu’ils en tirent un morceau de viande, que le reste soit bien couvert de beurre. Dans les pays où l’huile est commune, on s’en sert pour conserver la viande et certains poissons, le thon, par exemple. Le procédé consiste à découper la viande d’un bœuf bien saigné, et dès qu’il est tué, à arranger aussitôt les morceaux dans des jarres, ou mieux encore, dans des bocaux de verre, à y verser assez d’huile d’olive fraîche, pour que toute la viande en soit noyée et couverte. Les bocaux parfaitement remplis, on les ferme avec un bouchon de liège, luté avec une pâte de craie et d’huile, qui forme le mastic des liquoristes. Un de ces bocaux, ayant été ouvert après cinquante jours de navigation, la viande s’est trouvée non altérée. Lavée, pressée et battue dans l’eau, pour la débarrasser de l’huile, cuite ensuite, elle flattoit encore le goût et l’odorat.

Dans l’Inde, on soumet souvent le poisson à la préparation suivante : on le nettoie, on le découpe par tranches, on le saupoudre de sel, de poivre, on le met dans un vase entre des couches de tamarin ; quelquefois on ajoute aux ingrédiens précédens, du piment, de l’ail, de la moutarde, et même de l’assa fœtida.

On conserve encore les viandes à l’aide de plusieurs liqueurs ; celle qu’on nomme saumure, et qu’on emploie pour le bœuf, le mouton et le cochon, se prépare en faisant bouillir quatre livres de sel marin, une livre et demie de sucre, deux onces de salpêtre, dans trente-quatre livres d’eau ; on écume et on retire du feu ; on verse cette liqueur refroidie sur la viande, dépouillée de sang, et frottée avec du sel.

On vante encore un moyen merveilleux, l’acide muriatique étendu dans une quantité d’eau suffisante pour conserver les viandes, pour leur donner un goût agréable, et les rendre propres à être digérées facilement.

On a laissé de la viande pendant neuf mois dans l’alcool à 13 degrés : au bout de ce temps, elle a fourni de fort bon bouillon.

On peut conserver la viande huit à dix jours, et même rétablir celle qui est altérée, en la lavant deux à trois fois par jour avec de l’eau saturée d’acide carbonique, ou en l’exposant au gaz carbonique dans une cuve en fermentation. Les personnes qui habitent la campagne ont sous la main le lait caillé, qui produit le même effet. Cette liqueur, lorsqu’on n’est pas obligé de garder trop long-temps la viande, est infiniment avantageuse, parce qu’elle n’en altère en rien la saveur. On a encore par-tout un moyen simple de rétablir les viandes qui commencent à se gâter ; il consiste à les faire bouillir avec un nouet de charbon, ou à plonger dans le bouillon qui les cuit un charbon ardent. Tout le monde sait également qu’en plongeant une croûte de pain bien grillée dans du beurre rance, on lui enlève l’odeur et la saveur désagréable qui lui sont particulières.

Dangers à éviter dans la préparation des viandes. Avant qu’on s’avisât de cuire de la viande enfermée dans de la pâte qui, grossière d’abord, est maintenant délicate, on la mettoit dans des pots vernissés, de différentes formes, qu’on couvroit, qu’on lutoit et qu’on plaçoit, ou dans un four ou sur un feu étouffé. Puis, la viande étant cuite, on la conservoit dans ces mêmes pots jusqu’à ce qu’elle fût consommée pour les besoins des habitans de la maison.

Cette pratique étoit dangereuse, en ce que la graisse de la viande, agissant sur le vernis, dissolvoit l’oxide de plomb dont il étoit composé, et devenoit un poison d’autant plus actif, qu’elle séjournoit plus longtemps dans le pot.

Ceux qui tiendroient encore à ce mauvais mode de conservation, ne doivent pas balancer de l’abandonner.

La viande peut devenir insalubre par les combustibles qui la cuisent, ou à la fumée desquels on l’expose pour être séchée ou boucanée.

On a remarqué que le bois de garou, par exemple, lui communiquoit une propriété délétère ; et on sait que le pain cuit dans un four chauffé avec des treillages peints avec des oxides de plomb ou de cuivre, a considérablement nui à la santé de ceux qui en ont mangé.

Il n’est que trop ordinaire, sur-tout dans les villes très-peuplées, de mettre en vente la viande d’animaux morts de maladies contagieuses ; mais, comme l’usage de cette viande pourroit entraîner des inconvéniens, la police doit veiller avec soin pour les prévenir. À la vérité, il convient aussi de l’éclairer sur ce point de salubrité publique.

On ne seroit pas fondé à regarder comme dangereux l’usage de la viande d’animaux morts subitement par une cause quelconque, ou qu’on tue quand il leur est arrivé quelque accident, ou qu’ils sont affectés d’une maladie inflammatoire, parce que la chair ne semble participer en rien de leurs affections, qu’il n’y a alors que les viscères dans lesquels a été le foyer du mal, qui pourroient être suivis d’inconvéniens dans leur emploi comme nourriture. Quand le prix de la viande est à un taux très-élevé, on est moins scrupuleux sur le choix des bêtes à tuer, et l’emploi de celles qui sont mortes ; mais des recherches très-multipliées, faites par des médecins chez des indigens, qui font habituellement une grande consommation de basse viande, à cause du bon marché, n’ont fait rien connoître qu’on pût raisonnablement attribuer à cet aliment. Plusieurs, au contraire, ont cité des exemples qui tendoient à prouver l’innocuité de cette viande.

Les maladies chroniques, telles que la pourriture dans le mouton, la sommelière ou la phthisie pulmonaire dans les vaches, la ladrerie dans le cochon, ne paroissent pas non plus avoir d’influence marquée sur la qualité de la viande : on remarque seulement que, quand ces malades sont parvenues à un certain période, la chair est décolorée, fade, gélatineuse, passant plus facilement à la décomposition, et moins susceptible par conséquent d’être conservée ; mais il n’existe aucune expérience positive qui atteste qu’elle a produit de mauvais effets dans son usage.

On trouve dans les Annales des Facultés de Médecine, consultées par leurs gouvernemens respectifs, sur les effets de la viande provenant d’animaux tués à cause de la maladie épizootique, une multitude de faits qui inspirent à cet égard la plus grande sécurité. Je me dispenserai de les citer, pour arriver à des événemens qui se sont pour ainsi dire passés sous mes yeux.

Dans l’instruction publiée sur la maladie inflammatoire épizootique qui a régné en 1795, MM. Huzard et Desplas, après avoir établi que cette maladie n’étoit pas contagieuse des animaux à l’homme ; que la viande de ceux tués ou morts, n’avoit incommodé en aucune manière les ouvriers qui en avoient mangé ; ils ajoutent que, dans les ouvertures nombreuses qu’ils ont faites de ces animaux, la viande leur a paru toujours fort saine ; qu’ils n’ont trouvé d’autres traces de la maladie que dans la poitrine, le foie, le bas-ventre et l’arrière-bouche. Mais, nous ne poursuivrons pas davantage l’examen de cette question, étrangère en quelque sorte à celle que nous venons d’envisager dans cet article. (Parmentier.)