Cours de philosophie/Leçon II. Objet et méthode de la philosophie (suite)

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- Leçon I. Objet et méthode de la philosophie Cours de philosophie - Leçon III. La science et la philosophie



Cours de philosophie


Le but de la philosophie est maintenant déterminé : c’est l’étude des états de conscience et de leurs conditions. Mais comment la philosophie procédera-t-elle à cette étude ? En un mot, quelle sera sa méthode ? Cela reste encore à déterminer.

Les différents systèmes ont fait à cette question différentes réponses. De nos jours s’est formée une école, l’école éclectique, qui soutient que la meilleure méthode serait de concilier les différents systèmes. Cette école, qui sans être encore organisée, avait été déjà représentée dans l’antiquité par la Nouvelle-Académie et par Cicéron, dans les temps modernes par Leibniz qui en recommande souvent le procédé principal, cette école n’est arrivée à une organisation définitive qu’avec Victor Cousin. Ce célèbre philosophe en a donné les principes et la méthode, qui d’ailleurs n’a jamais encore été employée d’une manière suivie.

Voici en quoi consiste la théorie éclectique.

Suivant Cousin, la vérité n’est plus à chercher. Elle est trouvée. Seulement, elle est disséminée dans les différents systèmes philosophiques parus jusqu’à présent. Il n’y a donc qu’à extraire de partout où ils se trouvent, ces fragments de vérité épars et mêlés à l’erreur, et à les réunir pour en former un système dont les doctrines seront la vérité même.

Mais où trouver le critérium permettant de distinguer la vérité de l’erreur ? Selon Cousin, les systèmes n’ont tous pêché que par étroitesse d’esprit, par trop grand exclusivisme. Quand ils affirment, ils disent vrai. Quand ils nient, ils se trompent. Les idéalistes disent que l’esprit est l’unique agent de la connaissance. Les sensualistes affirment qu’elle vient uniquement de la sensation. Ce sont seulement, pensent les éclectiques, les mots : unique, uniquement qui font l’erreur. La connaissance provient à la fois des sens et de l’esprit.

Ce système, qui semble se recommander au premier abord, par la largeur de ses vues, est soumis à bien des objections : sans compter que, par son principe même, il nie le progrès futur de la science philosophique, le critérium proposé est vague ; où placer la limite exacte qui séparé dans les systèmes l’affirmation de la négation ? Il y a bien des cas où cette division ne pourrait être faite qu’arbitrairement. Aussi les éclectiques proposent-ils un second critérium, le sens commun. Ce critérium, de leur propre aveu, dérive du premier : si les solutions du sens commun sont supérieures à celles de la philosophie, c’est, disent-ils, parce qu’elles sont plus larges : « Si le sens commun, » dit Jouffroy, « n’adopte pas les systèmes des philosophes, ce n’est pas que les systèmes disent une chose et le sens commun une autre, c’est que les systèmes disent moins et le sens commun davantage. Pénétrez au fond de toutes les opinions philosophiques, vous y découvriez toujours un élément’positif’que le sens commun adopte et par lequel elles se rallient à la conscience du genre humain. » On peut remarquer dans ce passage le mot positif, qui marque bien les rapports des deux critériums proposés.

Cette méthode soumet donc entièrement la philosophie au sens commun. Or, le sens commun n’a aucune rigueur philosophique. Il ne s’est pas formé d’après les règles de la logique ; il se compose des opinions qui se sont développés sous les mille influences du caractère du climat, de l’éducation, de l’hérédité, de l’habitude. Le sens commun est inconscient : le sens commun n’est donc qu’un ensemble de préjugés.

L’opinion de sens commun est nécessaire à l’homme pour se guider dans les circonstances ordinaires de la vie. C’est même là ce qui le distingue surtout de la philosophie : le sens commun est avant tout pratique, le propre de la philosophie au contraire est la spéculation. Par là même, le sens commun est sans cesse cause d’erreur : à Galilée affirmant le mouvement propre de la terre où objectait le sens commun qui en reconnaissait l’immobilité. Donc comme critérium philosophique, le sens commun doit être absolument rejeté.

Est-ce à dire qu’il n’en faille pas tenir compte ? Du tout. Le sens commun doit être respecté comme un fait, qui a ses raisons d’exister. On peut se mettre en contradiction avec lui, mais à la condition expresse de démontrer comment s’est formée et s’est répandue l’erreur commune. Si le sens commun contredit une hypothèse, c’est qu’il y a des raisons à cela ; et fut elle très solidement établie sur tous les autres faits cette hypothèse gardera un certain manque de fermeté, si elle ne peut expliquer ces raisons qui ont égaré l’opinion du vulgaire.

Il y a contre l’éclectisme une seconde objection. Le sens commun est large. Il pourra fort bien, dans différents systèmes admettre comme ne lui répugnant pas, des solutions contradictoires, et alors qui décidera en dernier ressort ? Et quand même cela ne se produisait pas, comment des pièces, des lambeaux de philosophie déchirés ça et là, pourrait-on faire un système un, solide, et bien ajusté ? Les différentes théories qui le composeront n’étaient pas faites les unes pour les autres : ce sera donc encore tout un travail que de les réunir, travail pour lequel la méthode n’est même pas encore fixée. L’éclectisme ne saurait donc être un système bien construit, sur un plan fixe : et la preuve en est dans ce fait même que ses critériums ont bien pu servir à trancher des questions particulières mais que Cousin lui-même n’a jamais tenté de bâtir avec eux une philosophie complète.

Puisque l’éclectisme ne donne pas la vraie méthode de la philosophie, où la trouverons-nous donc ?

Une autre école, l’école idéaliste, propose la méthode déductive ou a priori. Il faut chercher, dit-elle, l’idée la plus générale, l’idée première d’où dépendent toutes les autres, et de même que des définitions qu’il fait accepter en commençant, le mathématicien déduit tout le reste, en faisant voir que tout est contenu dans la définition primordiale, de même de cette idée première le philosophe doit tirer toutes les autres, qui y sont contenues. — Spinosa a donné l’exemple le plus frappant de cette méthode. Son ouvrage est écrit avec tout l’appareil mathématique : définitions, théorèmes, corollaires, etc. La méthode a été reprise depuis par Fichte, Schelling, Hegel. Mais ces divers philosophes n’ont plus employé la forme mathématique de Spinosa.

Cette méthode a un grave défaut. C’est de mettre l’expérience absolument en dehors de la méthode philosophique. Dans les sciences, il faut expliquer des faits donnés, non inventer une série d’idées se déroulant et se déduisant les unes des autres sans s’inquiéter si elles cadrent avec la réalité.

La méthode déductive peut convenir au mathématicien, qui travaille sur des figures idéales qui peuvent indifféremment avoir ou n’avoir point d’existence en dehors de l’esprit. Mais c’est de toute autre façon que travaille le philosophe. Il étudie des états de conscience qui sont des faits. Les faits ne s’inventent pas. Il faut les observer et les étudier. La méthode idéaliste qui prétend supprimer les faits et raisonner à leur propos, mais sans se soucier de les étudier, doit donc être écartée comme trop exclusive.

La critique de la méthode déductive nous montre que l’étude des faits eux-mêmes est nécessaire à la philosophie. Mais fait elle toute la philosophie ? La méthode qui prétendrait que toute connaissance provient des sens serait elle plus légitime que celle qui fait provenir toute connaissance de l’esprit ?

L’école empirique le croit. La philosophie, selon elle, doit se contenter d’observer les phénomènes, de les classer, et de les généraliser. Elle doit se confiner dans cette étude et dégager seulement les lois générales qui régissent les phénomènes.

On ne saurait admettre des conclusions aussi absolues. La philosophie est une science, et il n’est pas de vraie science, cherchant à expliquer son objet, qui puisse vivre uniquement d’observation. Ce procédé par lui même est, sinon absolument stérile, du moins peu fécond. L’observation n’est que la constatation des faits : la généralisation qui en est le complément nécessaire ne fait que dégager des phénomènes leur caractère commun. Encore faut-il que ces caractères soient très apparents, et [phrase illisible] des lois très simples. L’observation montre que les corps sont pesants, mais elle ne saurait donner la loi de la gravitation. Sitôt que les faits deviennent tant soit peu complexes, l’observation ne peut plus suffire à trouver la loi. Il faut donc que l’esprit intervienne et fasse pour la trouver ce qu’on appelle une hypothèse.

Ceci nous amène à la véritable méthode philosophique : cette loi que l’observation ne pouvait trouver, l’esprit l’invente, en fait une hypothèse. Cette hypothèse faite, pour lui donner force de loi, il faut la vérifier : c’est là que se produit l’opération caractéristique de cette méthode : l’expérimentation. Expérimenter, c’est observer pour contrôler une idée préconçue, s’assurer si les faits confirment ou non la supposition de l’esprit. Si oui, si les faits se produisent tous comme ils le doivent faire dans l’hypothèse étudiée, si surtout elle fait découvrir de nouveaux faits encore inconnus, elle voit sans cesse diminuer son caractère hypothétique [phrase illisible]. Mais elle ne perd jamais entièrement ce caractère : il est clair en effet que tous les phénomènes qui s’y rapportent ne sont pas observés, et il suffirait qu’un seul contredit l’hypothèse pour nécessiter son changement. — Au reste, toutes les science qui expliquent leur objet précédent ainsi, et ce sont les hypothèses qui ont fait faire à la sciences les plus grands pas (hypothèse de la gravitation, des fluides électriques, etc).

La véritable méthode philosophique est donc la méthode expérimentale qui comprend trois parties :

1. observation, classement et généralisation des faits
2. invention d’hypothèses
3. vérification par l’expérimentation des hypothèses inventées

Cette méthode tient le milieu entre les méthodes déductive et empirique. D’après les idéalistes, l’esprit est tout. D’après les empiriques, l’observation est tout. La méthode expérimentale, contrairement aux idéalistes, commence par observer. Contrairement aux empiriques, elle invente ensuite une loi que l’esprit tire de lui même, et qu’elle vérifie ensuite encore une fois par les faits. A ceux-ci appartiennent donc le premier et le dernier mot, mais l’esprit est l’âme de la méthode. C’est l’esprit qui crée, qui invente, mais à condition de toujours respecter les faits.