Cours de philosophie/Leçon XXII. L'évolutionnisme. Théorie de l'hérédité

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- Leçon XXI. L'empirisme Cours de philosophie - Leçon XXIII. De l'objectivité des principes rationnels


La leçon précédente a établi, en réfutant l'empirisme, que l'expérience individuelle ne suffit pas à expliquer en nous la présence des jugements rationnels. Mais l'empirisme de nos jours a pris une forme nouvelle, qui lui permet d'échapper aux objections que nous lui avons faites. Une école anglaise admet que les jugements rationnels sont innées chez l'individu, mais pense qu'ils dérivent de l'expérience de l'espèce. Sans doute, dit-il, chaque homme de notre époque ne construit pas dans son esprit ces idées premières, que les rationalistes attribuent à une faculté spéciale, la raison. Chacun apporte toutes faites dans son intelligence ces idées, et les jugements qui en découlent. Mais ils sont un dépôt formé par l'expérience accumulée de l'espèce. Tout le monde sait et reconnaît que bien des choses sont transmises par voie héréditaire des ascendants aux descendants. La doctrine dont nous parlons explique ainsi toute la connaissance. La raison peut être alors définie: l'ensemble des connaissances héréditaires.

Cette théorie de la formation de la raison par voie héréditaire n'est qu'une partie de la théorie de l'hérédité, théorie qui n'est elle-même qu'un chapitre de la doctrine célèbre qui découle de l'hypothèse de Darwin, et qu'on nomme l'évolutionnisme. Le plus grand philosophe partisan de cette doctrine et l'ayant étendue de l'histoire naturelle, son domaine primitif, à la philosophie, c'est Herbert Spencer. L'exposition générale de son système est contenue dans son ouvrage: Les premiers principes.

Pour juger plus à fond la valeur de la théorie de l'hérédité en matière de raison, nous allons critiquer les principes fondamentaux de l'évolutionnisme.

La théorie évolutionniste ou transformiste remplace la théorie des créations spéciales. C'était une doctrine antique et très répandue que chaque règne et dans chaque règne chaque espèce avait été créée séparément. La Force créatrice avait dû ainsi intervenir plusieurs fois pour former l'univers tel qu'il est. Il y avait donc des lignes de démarcation infranchissables entre les mondes ainsi créés. C'est cette doctrine que l'évolutionnisme déclare inconcevable. Selon lui, il est contraire à toutes les données scientifiques de faire intervenir ainsi la cause première à plusieurs reprises différentes, de lui prêter des actions diverses. A cette hypothèse inadmissible, le transformisme substitue celle de l'unité, qui au lieu de voir les abîmes entre les diverses espèces, rattache au contraire par un lien continu tous ces mondes disjoints, considère chacun d'eux comme le développement de l'inférieur, le point de départ d'où s'élèvera le supérieur.

D'après la doctrine des créations spéciales, le monde serait fait d'éléments harmonieusement combinés par la Force créatrice. Pour le transformisme, tous ces éléments doivent être considérés comme le résultat de l'évolution, de la transformation d'un premier être, s'opérant suivant un rythme fixe qu'Herbert Spencer s'attache à déterminer. C'est par suite, suivant lui, de la nécessité de l'adaptation de l'être au milieu où il vit que se fait cette évolution.

En effet, dit-il, tout être pour vivre, doit être en harmonie avec le milieu où il se trouve plongé. Lorsque cette harmonie n'existe pas, l'être n'est pas apte à vivre. Tout être tend donc à s'adapter au milieu où il doit vivre, et comme les variations de ce milieu sont perpétuelles, l'être changera sans cesse. C'est ainsi que se produisent les transformations.

Mais, peut-on objecter, puisque ces heureuses modifications ne peuvent se produire chez tous, comment se fait-il qu'elles se fixent dans l'espèce? Voici comment cela a lieu: par cela même que cette modification est un avantage, elle donne à ceux qui en sont pourvus une supériorité sur les autres. Si la modification est absolument nécessaire à la vie, ceux chez qui elle ne se produit pas disparaîtront. Si elle n'est qu'avantageuse, ceux qui ne la subiront pas seront détruits ou relégués dans des situations inférieures par ceux qui auront été favorisés. Cet espèce de choix fatal entre certains individus appelés à vivre, à être supérieurs aux autres, élus pour ainsi dire par le hasard, c'est ce que la théorie évolutionniste nomme la sélection.

La sélection a donc pour résultat de ne laisser vivre que les individus qui se sont modifiés de façon à s'adapter au milieu où ils sont plongés. C'est alors qu'intervient l'hérédité pour fixer cette modification, et en faire une caractéristique de l'espèce toute entière.

Voici donc en résumé les principes de l'évolutionnisme:

Tous les individus sont le développement les uns des autres, et dérivent tous d'un type primordial unique. La nécessité de l'adaptation au milieu suscite dans l'organisme de l'être d'heureuses modifications qui le perfectionnent. La sélection supprime ou relègue les êtres qui n'ont pas subi ces modifications. L'hérédité les fixe enfin et en fait un attribut de l'espèce.

Connaissant les principes généraux de l'évolutionnisme, voyons son application à la théorie de la raison:

Le transformisme explique la raison comme tout le reste. Ce que nous nommons la raison n'est, d'après ce système, qu'une forme développée de l'instinct. L'instinct lui-même n'est qu'une action réflexe perfectionnée. Ainsi, comme Stuart Mill, les évolutionnistes effacent les différences qui distinguent les diverses formes de notre activité psychologique. Ils ne diffèrent des empiristes qu'en ce qu'ils trouvent la formation des idées rationnelles non plus dans l'expérience de l'individu, mais dans celle de l'espèce. Spencer avoue bien que dans l'état actuel des choses, la connaissance totale comprend autre chose que les seules données de l'expérience. Il voit, comme nous, que la connaissance se compose de deux termes; la multiplicité donnée par l'expérience, l'activité donnée par l'esprit. Pour qu'il y ait pensée, il faut qu'il y ait une différenciation continue des états de conscience. D'autre part, il faut qu'il y ait de l'ordre dans cette multiplicité, qu'elle soit ramenée à l'unité. Pour cela, il faut que ces divers états de conscience soient intégrés (c'est l'expression d'Herbert Spencer) pour être ramenés à l'unité.

Cette faculté d'unifier, ou d'intégrer, qui est la raison, Spencer nous montre comment elle se forme par transformisme et par hérédité. Pour cela, il explique comment pour s'adapter à son milieu le système nerveux devient de plus en plus complexe et centralisé. A l'origine il n'y a qu'une succession confuse d'états de conscience, non centralisés et dont les effets sont assez bien représentés par l'action réflexe. A mesure que le système nerveux se perfectionne, l'intelligence augmente, s'élève, grandit. Les modifications se fixent par suite de l'hérédité; avec elles passent les résultats de l'expérience précédente et voilà comment paraît innée chez l'individu la raison, ou faculté d'intégrer.

Pour réfuter cette doctrine, nous pouvons d'abord répéter à son propos ce que nous disions plus haut de l'associationnisme. Ce système a une tendance marquée à ne considérer les différences que comme apparentes et comme cachant une réelle et perpétuelle identité. Les êtres qui nous paraissent si divers, les phénomènes que nous percevons comme si différents, l'évolutionnisme veut tous les ramener à un type unique.

Or, s'il est une idée qui ressorte de tout ce cours, c'est précisément que la meilleure méthode à suivre est de rechercher les différences, et de les respecter. C'est assurément une bien grande satisfaction pour l'esprit que de mettre de l'unité dans les choses. La multiplicité est ce qu'il y a de plus contraire à sa nature, et rien ne lui est par conséquent plus déplaisant. Mais rien ne prouve que les objets présentent cette absolue unité. Tout semble faire présumer au contraire, que la multiplicité et la diversité sont la loi des choses. Pour le moment, sans le démontrer, nous nous contenterons d'établir cette idée en face de l'opinion contraire.

Telles sont les critiques à faire aux tendances générales de l'évolutionnisme. Nous retrouverons cette doctrine en métaphysique, et là, nous l'examinerons à fond. Pour le moment, nous n'avons à critiquer que la théorie de l'hérédité appliquée à la formation de la raison et des idées rationnelles.

Voyons donc les objections auxquelles est soumise cette théorie:

D'abord, elle est absolument à l'état d'hypothèse. Il est absolument impossible de la vérifier expérimentalement. En effet, pour que cette démonstration fut possible, il faudrait que l'on put trouver des hommes à qui manqueraient un ou plusieurs principes rationnels. Or, rien ne nous montre de semblables faits. M. Spencer, qui possède des connaissances étendues sur le développement intellectuel des peuplades non encore civilisées, ne peut en tirer de démonstration péremptoire de son hypothèse. Si anciennes, si peu civilisées que soient les tribus observées, aucune ne manque des principes rationnels. Aucune même ne les possède à un degré moins absolu que nous. Sans doute, les spéculations de ces peuplades sont enfantines; sans doute, ils appliquent ces vérités nécessaires d'une manière naïve et peu en harmonie avec les connaissances que donne la science. On établira sans peine qu'ils comprennent la causalité tout autrement que nos savants. Mais cet enfantillage même démontre que l'esprit est tellement nécessité à chercher des causes, qu'il lui en faut absolument, bonnes ou mauvaises, sérieuses ou enfantines.

Mais l'impossibilité de la vérifier expérimentalement ne suffit pas à faire rejeter une doctrine. Il y a contre la théorie de l'hérédité une objection plus forte.

Tout empirisme considère l'esprit avant l'expérience comme tabula rasa, c'est-à-dire sans nature propre déterminée. Qu'il existe substantiellement comme le veulent certains empiristes, ou qu'il ne soit qu'une collection de phénomènes, comme le prétendent les autres, peu importe. Le point à noter, c'est que tous s'accordent pour voir dans l'expérience les origines de toute la connaissance. Puisque dès lors l'esprit, avant l'expérience, n'a pas de lois propres, il n'a pas de nature déterminée, car la loi n'est que l'expression de la nature même de l'être [Cf. XVIII, Sec. B, p. 124]. Mais tout ce qui est, est défini, l'indéterminé n'existe pas. Donc tout empirisme arrive à cette conclusion, qu'on ne saurait admettre: L'esprit n'a d'existence réelle qu'en même temps que commence l'expérience.

L'évolutionnisme n'échappe pas plus à cette critique que l'empirisme ordinaire ou l'associationnisme. Ces derniers systèmes mettent à l'origine de l'esprit de chaque individu cet être indéterminé et inintelligible, le premier le reculant jusqu'au commencement de l'espèce. Mais reculer une difficulté n'est pas la résoudre. Que cette objection soit une ou multiple, se rapporte au présent ou au passé, elle n'en reste pas moins avec toute sa force.

Il y a plus. Non seulement on ne peut se représenter l'esprit avant l'expérience, si l'on n'admet pas l'innéité des principes rationnels; mais en admettant que l'esprit peut exister ainsi, il serait absolument incapable de former les jugements rationnels. Supposons en effet qu'il en soit ainsi, la connaissance devient absolument impossible. Pour qu'il y ait connaissance, Spencer le reconnaît, il faut que la multiplicité donnée dans l'expérience soit intégrée dans l'esprit. Dans tout esprit où la faculté d'intégrer ne sera pas déjà développée, la pensée ne pourra naître. Or pour que les jugements rationnels se forment, il faut déjà qu'il y ait pensée. Il y a là un cercle vicieux.

L'évolutionnisme ne résout donc pas la difficulté. L'esprit ne peut pas avoir été "tabula rasa", pas plus il y a des siècles qu'actuellement. De tout temps, l'esprit a possédé une nature propre, par conséquent des lois, et la raison, qui est l'ensemble de ces lois. Il y a quelque chose d'inné dans l'esprit, c'est lui-même, c'est sa nature. La formule de la connaissance a été donnée par Leibniz: Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu - nisi ipse intellectus. Il y a deux sources de connaissances: l'expérience (quod prius fuit in sensu); la raison (ipse intellectus). Puisque la raison ne peut être dérivée de l'expérience, nous admettons donc que les idées et principes rationnels sont innés en nous.