Cours de philosophie/Leçon XXV. La mémoire

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Leçon XXIV. L'association des idées Cours de philosophie Leçon XXVI. L'imagination



La mémoire est la faculté par laquelle un état de conscience passé se reproduit en nous avec ce caractère que nous le reconnaissons pour passé. Ces deux conditions sont nécessaires à la mémoire.

Cette définition nous montre combien est inexacte l'expression: je me souviens de tel objet. On ne se souvient pas des choses, mais seulement des états de conscience où ils ont été primitivement représentés. Aussi Royer Collard a-t-il dit que nous ne nous souvenons que de nous-mêmes.

La mémoire peut présenter différentes qualités. Tantôt elle est caractérisés par sa rapidité à conserver les choses qui lui sont confiées; dans ce cas il suffit de voir une chose pour en garder le souvenir; tantôt elle est docile; c'est quand elle reproduit aisément l'état de conscience passé. Elle est exacte quand elle le reproduit avec précision. Elle est tenace quand elle conserve cet état de conscience pendant longtemps.

Il est assez rare que ces qualités se trouvent réunies chez un même individu. Mais elle peut devenir plus spéciale encore: telles sont les mémoires des vers, des couleurs, des sons, des chiffres. On peut déduire souvent du genre de mémoire d'un homme le caractère général de son esprit.

On a souvent cherché les moyens d'augmenter la mémoire: l'ensemble de ces moyens forme la mnémotechnie. Il y a dans cette science, bien qu'elle soit peu constituée, des principes utiles à recueillir. Nous pouvons d'ailleurs déduire ces principes de la définition même de la mémoire. Plus nous mettrons de nous dans la mémoire, plus il nous sera facile de nous souvenir. Les états de conscience qui nécessitent un certain développement de notre activité seront par cela même, plus facilement gardés ou reproduits par la mémoire. Voilà donc le principe de toute mnémotechnie rationnelle.

On peut susciter par des procédés différents l'activité nécessaire. Il y a pour cela trois moyens principaux:

 
1. La répétition. En forçant plusieurs fois l'esprit à s'attacher à la même idée, cette idée se fixe naturellement mieux.
2. L'émotion. En suscitant une émotion, on développe une certaine somme d'énergie, ce qui par conséquent aide à retenir.
3. L'attention. C'est par l'attention qu'elle suscite que la mise en ordre de nos souvenirs, aide à se les rappeler. [margin note with arrow pointing upward next to point 3e: Surprise]


Nous allons maintenant étudier la mémoire d'une manière plus générale.

Tout souvenir comporte trois moments:

 
1. L'état de conscience passé se reproduit. C'est le phénomène de reproduction ou de rappel. La mémoire peut s'arrêter là. L'état de conscience passé peut se reproduire sans que nous le reconnaissions comme passé. Ainsi réduit, le souvenir s'appelle réminiscence. La réminiscence joue dans la vie un rôle très important. Combien d'idées que nous croyons originales, et qui ne sont que des réminiscences de notre enfance!
2. L'état de conscience nous apparaît comme passé. Nous reconnaissons qu'il ne vient pas de se produire pour la première fois. C'est ce qu'on appelle le phénomène de reconnaissance. Il consiste seulement à rejeter dans le passé l'état de conscience reconnu. Le souvenir peut encore s'en tenir à ce second moment.
3. Ce dernier moment achève la mémoire. Nous fixons l'état de conscience à tel ou tel point précis du passé. Le souvenir complet comprend ces trois moments.


Voilà de quoi se compose le phénomène de la mémoire. Pour l'expliquer, nous allons expliquer ces trois parties.

Prenons d'abord le phénomène de la reproduction. Pour qu'un état de conscience passé se reproduise, il faut qu'il ait été conservé. Où et comment l'a-t-il été? Telle est la question posée.

Plusieurs philosophes ont répondu que les états de conscience conservés l'étaient dans le corps. Telle était par exemple la théorie de Descartes. De nos jours M. Taine a donné à cette explication sa meilleure forme. Quoi qu'on pense de la question de l'immatérialité de l'âme, il faut reconnaître que des modifications physiologiques sont toujours nécessaires aux modifications de l'âme. Les modifications du corps subsistent quand la cause excitatrice disparaît. Si la modification physiologique se reproduit, la modification psychique se reproduit aussi. Voilà comment se fait la reproduction. Mais cette explication ne rendrait pas compte du second moment de la mémoire. A quoi reconnaissons-nous, dans cette théorie, que le phénomène s'est déjà produit? M. Taine répond: L'état de conscience qui vient de se reproduire a une tendance à s'imposer au moi comme une perception. Mais les perceptions actuelles la contredisent. On ne peut donc localiser l'état de conscience reproduit dans le présent. On le rejette alors dans le passé.

Mais si cette réponse explique bien pourquoi je ne rapporte pas cet état de conscience au présent, il n'explique pas pourquoi nous rapportons cet état de conscience au passé plutôt qu'à l'avenir. L'explication physiologique de la mémoire ne résolvant pas les difficultés, nous disons donc que l'état de conscience conservé est resté dans le moi. La condition de la reproduction est la conservation dans le moi.

Quelles seront maintenant les conditions de la reconnaissance du phénomène comme passé? Tout souvenir peut s'exprimer ainsi: Je me souviens que j'ai vu telle ou telle chose. Le je qui se souvient n'est donc pas le même que le je qui a vu. Il faut pourtant, pour qu'il y ait souvenir, que ces deux mois n'en fassent qu'un. Tout souvenir consiste ainsi dans une sorte de synthèse entre le présent et le passé; il faut donc pour qu'il y ait souvenir que le moi soit identique.

C'est au moyen de l'association des idées que s'achève la mémoire. Lorsque nous avons rejeté du présent l'état de conscience, il s'achemine vers le passé, attiré par les états de conscience avec lesquels il s'est d'abord produit. Il s'y arrête, et c'est alors que le souvenir se trouve localisé. Voilà donc l'explication de la mémoire.

Jointe à l'association des idées, la mémoire joue dans l'intelligence le rôle de l' habitude dans l' activité. Nous verrons en effet que l'habitude consiste en deux choses: d'abord, c'est une faculté de conservation; en outre, elle tend d'elle-même à se reproduire. De même, l'intelligence a, dans la mémoire, la faculté de conservation. Mais nous savons que les états de conscience qui se sont produits souvent tendent à se reproduire d'eux-mêmes. Ce second caractère qui ressemble assez à celui de l'habitude, est très probablement produit par l'association des idées.

L'oubli, au contraire, est produit par la disparition d'une des deux causes de la mémoire. Ou bien l'affinité des idées diminue faute d'exercice; ou bien l'état de conscience n'a pas été conservé. La modification psychologique s'est peu à peu effacée, au point de devenir pratiquement nulle.

On a beaucoup calomnié la mémoire. On en a fait souvent le critérium des esprits de second ordre. La mémoire assurément ne donne à l'homme rien d'original, rien de personnel. Ce n'est pas une faculté créatrice. Mais les éléments nécessaires à créer, c'est la mémoire qui les fournit. Elle nous apporte ainsi les matériaux de notre vie intellectuelle. Un homme qui n'a que de la mémoire ne renouvellera jamais rien, c'est vrai; mais d'autre part, un esprit qui n'a pas de mémoire est condamné à s'épuiser en efforts impuissants, car sans la mémoire il n'a aucun des matériaux nécessaires à bâtir ce qu'il a en lui-même la force d'édifier.