Course en voiturin/II/10

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Victor Magen (Tome 2p. 223-240).


X

histoire d’anziela et de ses cent trente-
deux amoureux.


Mon compagnon de voyage, M. V…, garçon jeune et actif, doué de cette organisation privilégiée à laquelle on donne le nom de viveur, savait bien apprécier le charme de la vie vénitienne, où tout est surprises et incidents. Au bout d’une semaine, il me laissa courir seul après les souvenirs historiques et les peintures, descendre dans ces prisons souterraines brisées par la crosse du fusil français, visiter le sublime tombeau de Canova, et m’enfoncer dans ces églises si remplies de détours et de cachettes que le romanesque s’y introduit à côté de la dévotion. M. V… devint tout à coup mystérieux comme un membre de l’ancien sénat ; il m’abandonnait la jouissance de notre gondole, cet équivalent peu dispendieux du carrosse de louage ; il me prenait pour secrétaire afin d’écrire en italien de petits billets d’un laconisme tout à fait boréal ; il dormait le jour et marchait la nuit, au risque de passer sur le pont sans parapet où l’avocat Sarpi fut assassiné. Il ne m’accordait plus l’honneur de sa compagnie que le soir, à l’heure du fresco, et pour aller au Lido ou chez les bons moines arméniens, qui nous régalaient de raisin et de confitures en nous parlant de leur ancien ami lord Byron. Je devinai que M. V… se lançait dans quelque aventure qui eût peut-être été vulgaire en terre ferme, mais dont la lagune, les escaliers dérobés qui descendent dans l’eau, l’architecture byzantine, et les vieux lambris des siècles passés, faisaient une page poétique dans son voyage en Italie. Comme je ne craignais pas l’isolement, je laissais M. V… à ses affaires et j’allais aux miennes.

Un jour que je revenais de Saint-Roch par le canal étroit qu’on appelle le Rio Saint-Moïse, je me tenais debout dans la gondole, afin de mieux jouir de là procession de sujets d’aquarelles qui défilait devant moi à chaque coup de rame. C’était le moment du riposo ; on n’entendait que le cri monotone par lequel les barcarols s’avertissent aux détours des canaux. Mon conducteur était un fort beau garçon de dix-huit ans, coiffé du bonnet noir des nicolotti, et habillé d’une veste jaune à ramages, taillée dans quelque vieux rideau.

Sior, me dit-il avec la prononciation efféminée de Venise, la conosse la storia di Zanze ?

— Qu’est-ce l’histoire de Zanze ? répondis-je.

— Zanze ! reprit le garçon en soupirant, bella storia ; la domandi al dottor B…

— Qui est ce docteur B… ?

Xe un dottor inzegnoso. Farà piascre a lei.

— Et où pourrai-je trouver ce docteur ingénieux qui me fera plaisir ?

— Al caffè Florian.

— Je veux aller tout de suite au café Florian.

Si sior, ed io vad’al mio disnaretto.

— C’est cela ; tu iras pendant ce temps-là manger ton diminutif de dîner.

En arrivant à la Piazzetta, je donnai congé à mon gentil barcarol, et je me rendis sous les galeries des procuratie au café Florian. Le bottega du café, à qui je demandai le docteur B…, me montra un vieux commissaire en manches de chemise qui fumait à l’ombre d’un pilier. Je priai cet homme de me faire le récit vanté par mon gondolier.

— Ma, signor, me dit-il d’un air soupçonneux, tout le monde ici peut vous raconter cela aussi bien que moi. La Zanze est une pauvre dame qui vit encore, quoique très-malade, et je n’ose me mêler de parler d’elle.

— Bah ! répondis-je, raconte toujours ; je suis étranger, je ne te dénoncerai pas.

L’illustre docteur m’emmena dans un coin des galeries ; nous nous assîmes sur un banc de pierre, et il commença ainsi cette histoire devenue populaire à Venise.

— Votre Seigneurie doit savoir que la plupart de nos filles du peuple s’appellent Zanze, c’est-à-dire Anzelina. Celle dont il s’agit était la plus belle de toutes. On peut voir son portrait au grand salon du palais ducal dans la figure qui représente Venise personnifiée, avec des cheveux d’un blond de feu et une robe de soie magnifique. Nous autres barcarols, nous ne savons pas si elle eut père et mère ; nous nous amusons à dire qu’elle est enfant de l’Adriatique. Les étrangers de tous pays s’accordent à l’appeler une enchanteresse. Autrefois elle était enjouée, rieuse, folle des plaisirs, des cérémonies, des fêtes et des régates. Moi, qui suis vieux, je l’ai vue ainsi ; mais à présent elle est si changée qu’on ne la reconnaît plus. Ce qui a perdu la pauvre Zanze, c’est d’avoir été capricieuse, infidèle, trop avide d’argent ; d’avoir prodigué ses faveurs et manqué de foi à ses amis.

Zanze a eu cent trente-deux amoureux ; cela est connu. Les premiers étaient gens du peuple, mais braves, honnêtes et dignes d’elle ; ceux-là ont été souvent malheureux et maltraités en dépit de leur dévouement, car la jeune vierge était d’un caractère bizarre comme toutes les Vénitiennes. Les suivants, grands seigneurs puissants, fameux politiques ou bons militaires, étaient des amants en titre et des maîtres despotes qui l’ont domptée en lui faisant un sort brillant aux dépens de sa vertu. Les derniers sortaient d’une coterie de gens riches et nobles qui se la passaient de main en main, et qui employaient toutes sortes de ruses pour lui faire croire que leurs volontés étaient les siennes. Enfin le mariage est arrivé, mais un mariage forcé qui la rend si triste que ce n’est plus la même personne.

Quoique les gondoliers m’aient donné le nom de docteur, il y a dans Venise bien d’autres docteurs plus savants que moi, qui pourraient vous dire, sans rien oublier, l’histoire complète des amours et du mariage de cette belle fille. Je n’ai vu toutes ces choses que de loin dans mon humble condition ; voici toujours le peu que j’en ai appris. Parmi les cinquante amoureux d’Anzelina, on assure qu’il y en eut neuf qu’elle chassa impitoyablement après les avoir d’abord écoutés avec faveur, cinq qui moururent de chagrin de lui avoir déplu, et cinq qui renoncèrent volontairement à leurs prétentions sur un cœur aussi fier. Dans le nombre étaient des hommes de mérite, et surtout un nommé Vitale, qui se fit soldat pour lui plaire, et qui devint la terreur des Grecs. Le premier amant heureux a été un certain Sébastien, dont les richesses et le crédit éblouirent cette tête folle. Il lui donna des présents, distribua de l’argent aux amis et aux serviteurs, si bien que Zanze, circonvenue de tous côtés, perdit cette fleur de sagesse qui la rendait si glorieuse. Après Sébastien, elle eut pour amant un certain Maître Pierre, homme du commun devenu grand seigneur ; et puis elle laissa celui-ci pour don Henrico, vieillard d’une énergie extraordinaire. Ce don Henrico était aveugle et âgé de quatre-vingt-seize ans lorsqu’il fit la conquête de la plus belle fille du monde. Il lui créa un patrimoine, prit le soin de ses affaires, et mourut à cent ans, la laissant riche et honorée.

Les belles femmes, et les Vénitiennes en particulier, se croient tout permis. Anzelina devint arrogante. Un certain Jacomo, qu’elle paraissait aimer, eut beaucoup à souffrir pour elle. Il la protégea en plusieurs circonstances difficiles, et il aurait remué le ciel et la terre pour obtenir un sourire de sa souveraine. Un beau jour il se lassa de n’être pas payé de retour comme il le souhaitait, et il abandonna cette maîtresse fantasque, qui ne s’en affligea point et lui donna aussitôt un successeur. Un conseil d’amis et de parents se servit de ces caprices, comme d’un prétexte spécieux, pour enfermer Anzelina dans un cercle de gens de qualité qui s’entendirent entre eux pour la diriger à leur guise. On lui persuada qu’elle ne savait pas se conduire elle-même, et qu’elle devait s’en rapporter à ses supérieurs. Des cabales organisées régulièrement lui donnèrent un amant. Don Pietro a été le premier de ces séducteurs imposés, et depuis ce moment la pauvre Anzelina ne recouvra jamais sa liberté entière. Elle pleura, se révolta, demanda du secours à ses voisins et à ses serviteurs ; il y eut deux tentatives pour la délivrer ; mais son amant eut la lâcheté de se joindre contre elle aux oppresseurs. Don Pietro laissa cette affaire entre les mains d’un conseil de dix personnes, auxquelles il abandonnait une influence et une autorité qu’il devait naturellement garder. Ses successeurs en furent punis ; car, lorsque ce conseil de dix personnes eut bien veillé sur cette belle pupille et qu’il l’eut préservée de plusieurs enlèvements, il ne voulut plus se dissoudre et demeura en permanence, comme un tribunal secret et jaloux, menaçant toujours la pauvre Zanze, écoutant les dénonciations les plus obscures, recueillant les lettres anonymes, chassant de la maison ceux qu’elle aimait, et empoisonnant ses meilleurs plaisirs par une tyrannie insupportable.

Les tuteurs favorisaient volontiers des vieillards dont la carrière paraissait terminée, afin d’avoir à les remplacer plus tôt, et dans l’idée que leur pupille ne se prendrait pas d’un amour bien vif pour des octogénaires. Cependant on s’étonna de voir qu’un certain Marino, quoique vieux et marié, avait su inspirer un attachement durable, fondé sur l’estime et l’admiration que méritaient ses grandes qualités. Zanze poussa la générosité jusqu’à aimer la jeune Annunziata, femme de Marino. Un membre du conseil de tutelle insulta cette jeune femme publiquement. Le vieillard, furieux, voulu égorger toute cette coterie, ce qui eût rendu à Zanze une liberté dont elle avait perdu l’habitude. Le projet fut éventé ; Marino fut tué dans son palais, et Anzelina, entendant un grand tumulte, accourut pour recevoir la tête de son ami qu’on lui jeta du haut d’un escalier.

À la suite de cette aventure tragique, il y eut d’autres malheurs accablants : des maladies, des incendies, des querelles terribles. Zanze faillit mourir de la peste ; une partie de son habitation s’écroula par un mouvement de terrain. Une voisine rivale vint la menacer jusque dans son palais avec le dessein de lui arracher les yeux. Cette méchante voisine lui suscita des procès et les gagna par la corruption et les menaces. Pour surcroît d’ennui, les tuteurs gouvernaient fort mal les affaires d’Anzelina, et l’eussent ruinée, si on ne lui eût choisi un maître habile et puissant. Le seigneur Francesco releva sa fortune en peu de temps ; mais lorsqu’il eut rétabli les affaires et mis de l’ordre dans la maison, le conseil le prit en aversion et ne songea plus qu’à se défaire de lui. Francesco avait un fils imprudent qui manqua de respect à l’amie de son père. Anzelina eût bien volontiers pardonné une légère faute ; les tuteurs feignirent une colère épouvantable, afin de persécuter le maître dans la personne de son fils. On chassa le jeune homme avec ignominie. Il revint au logis en secret pour voir sa famille ; on le surprit, et on l’enferma dans une cave où il mourut. Enfin, voyant que don Francesco ne voulait pas se laisser dégoûter de sa position, les tuteurs poussèrent l’audace jusqu’à le destituer et le mettre à la porte. Zanze eut la faiblesse de ne pas s’opposer à une résolution aussi insolente, et Francesco sortit de la maison sans témoigner un regret ; mais lorsqu’il entendit les bruits qui annonçaient l’installation de son successeur, il se coucha sur les marches du palais et mourut de douleur, ce qui a fourni, dit-on, à un grand poëte anglais le sujet d’une tragédie.

Pendant plusieurs années, Anzelina eut des démêlés avec ses voisins, qui se terminèrent par des accommodements, et dont nous autres pauvres gens nous n’avons pas su l’importance. Le bruit courut que la belle Vénitienne avait été à deux doigts de sa perte, par suite d’un complot entre des étrangers qui voulaient la dépouiller de toutes ses richesses. En cette occasion, ses tuteurs et son favori montrèrent du courage et de l’habileté ; elle échappa au danger, et il ne parut pas à son visage qu’elle eût seulement éprouvé de l’inquiétude. Bientôt après elle se brouilla tout à fait avec son confesseur, qui voulut l’excommunier. Un avocat qui prit sa défense contre le confesseur fut assassiné un soir en rentrant chez lui et jeté dans la lagune ; un seigneur français devint l’arbitre de ces différends et rétablit la concorde.

Anzelina rencontrait souvent sur son chemin un diable de Turc qui l’insultait, la volait ou lui jouait une foule de mauvais tours. Il y avait aussi à Venise un brave militaire appelé Tardif, quoiqu’il fût, au contraire, l’homme le plus prompt et le plus expéditif du monde. Le soldat battit trois ou quatre fois le Turc, et il fut mal récompensé de sa galanterie et de son dévouement. L’ingrate fille tourmenta son défenseur jusqu’au jour où elle eut encore besoin de ses secours. À la fin, elle l’aima, par une fantaisie de Vénitienne, au moment où il était perclus d’infirmités et de blessures. Lorsque le brave Tardif eut rendu l’âme, Anzelina tomba dans les mains de gens paresseux, sans courage et sans dignité, qui l’habituèrent à une vie molle et indolente. Elle ne s’occupait que de bagatelles, fréquentait le théâtre des Arlequins, se livrait à la gourmandise, et perdait dans les excès et les veilles sa fraîcheur, sa grâce et sa noblesse d’âme. Elle acheva de s’avilir en se conduisant d’une manière maladroite et perfide envers plusieurs personnes à la fois.

Un petit capitaine français, qui ne faisait pas encore grande figure, eut une altercation terrible avec des Anglais, des Russes, des Italiens et des Allemands. Anzelina, lui voyant tant d’ennemis à la fois, pensa qu’il serait obligé de déguerpir, et se moqua de lui outrageusement. Cependant le petit capitaine déploya tant de vigueur, qu’il chassa tous ces importuns et resta maître du terrain. Alors Anzelina lui fit des avances qu’il reçut avec une froideur dédaigneuse. Les rivaux revinrent à la charge, et la rusée Vénitienne s’imagina cette fois que le jeune Français allait être au moins assommé. Elle le sacrifia, l’insulta ouvertement, et se prononça pour ses ennemis. Le petit capitaine chassa de nouveau ses concurrents, et cette fois il traita Anzelina avec le dernier mépris, en la menaçant de la faire disparaître de la surface du globe. Les tuteurs furent jetés à la porte ; le conseil se dispersa ; l’amoureux en titre, le bon Luigi, prit la fuite, et la pauvre Zanze, éperdue et abandonnée, se serait précipitée dans la lagune pour se noyer, si elle eût conservé quelques restes de son ancien orgueil. Elle se serait volontiers offerte, corps et biens, au petit capitaine ; mais, pour comble de dégradation, ce jeune homme lui tourna le dos, en disant qu’on ne devait rien attendre de bon d’une fille ingrate et menteuse, et qu’il la laissait à qui voudrait s’emparer d’elle. Zanze en était à ce dernier degré du malheur, lorsqu’un fort grand seigneur allemand lui tendit la main et voulut bien l’épouser. Aujourd’hui le grand seigneur allemand traite sa femme avec une bonté toute paternelle ; mais son calme et sa raison, son caractère froid et sérieux, s’accordent mal avec l’humeur capricieuse et passionnée d’une Vénitienne. Il n’y a jamais de querelle dans le ménage, point de tracasseries ni de paroles aigres ou sévères ; seulement Anzelina est dévorée de chagrin. Le mari, craignant qu’elle ne meure, essaye de l’arracher à sa mélancolie en lui donnant des fêtes, en ne lui refusant aucun des plaisirs qui amusent une femme. Tous les soirs il lui fait entendre des concerts, organise pour elle des parties d’eau, des joutes ou des sérénades ; rien ne peut la dérider. Les douceurs du luxe ne la touchent point, quoiqu’elle les ait aimées autrefois jusqu’à l’extravagance. Son palais est éclairé au gaz, entretenu avec autant de soin que possible ; un pont magnifique, construit à grands frais pour faciliter l’abord de cette résidence, va être achevé bientôt ; d’autres travaux considérables sont commencés. Zanze regarde tout cela d’un œil distrait. On la trouve encore belle, et les étrangers qui la voient ne cessent de répéter qu’il n’y a pas de plus charmante personne sur la terre. Cependant il est certain qu’elle s’en va mourant. Souvent, dans les bals, au milieu des lumières, de la musique et des rires, elle se met dans un coin de son appartement à regarder par la fenêtre le Rio sombre ou les quais déserts. Elle suit des yeux ces pauvres pêcheurs qui se promènent comme des ombres sur la Riva des Esclavons, trop fiers pour demander l’aumône et accablés par la misère. Elle voudrait leur jeter ses diamants, mais elle songe que ses colliers ne lui appartiennent plus, et que les folies de fille capricieuse ne conviennent plus à une femme mariée ; alors elle prend sa tête dans ses mains, et chante d’une voix lamentable quelque vieille chanson de barcarol.

Une seule chose la réveille encore de son assoupissement ; c’est la Régate. Quand nos gondoles minces fendent l’eau de la Giudecca comme des poissons, se poursuivant et se dépassant les unes les autres ; quand le Nicolotto jette des regards furieux au Castellano qui veut l’atteindre et le serre de près ; quand les fanfares célèbrent la victoire, et que les mariniers portent le vainqueur sur leurs épaules, alors les yeux d’Anzelina brillent comme des étoiles ; elle agite son mouchoir en l’air, et suit la joyeuse procession en poussant des cris de plaisir ; mais en abordant à la colonne du lion ailé lorsqu’elle aperçoit les fenêtres fermées du palais ducal et les canons braqués sur la Piazzetta, elle détourne la tête, elle verse des larmes amères, et, en rentrant le soir à son palais, elle retombe dans un silence désespérant.

— Telle est l’histoire de la belle Vénitienne, ajouta le vieux facchino. Le mal est sans remède. Ni la bonté ni les soins d’un mari indulgent ne peuvent sauver celle que Dieu a marquée d’un signe fatal. L’Adriatique a perdu sa fille, et nous autres, pauvres gens, qui nous rappelons le temps passé, nous répétons tristement : Zanze è estinta ! Anzela est morte !