Court Traité/Introduction du traducteur

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Traduction par Paul Janet.
Germer Baillière (p. i-li).
INTRODUCTION

I

En 1851, le docteur Ed. Boehmer, de Halle, découvrit en Hollande, annexé à une vie manuscrite de Spinoza, par Colerus, un petit écrit en hollandais, qui paraissait être un abrégé sommaire de l’Éthique et qui portait ce titre Korte Schetz der Verhandeling van Benedictus de Spinoza : over Gott, den Mensch, en deszefls Welstand (Courte Esquisse du traité de Spinoza sur Dieu, l’homme et son bonheur). Il publia cet écrit l’année suivante, à Halle, en 1852, sous ce titre Benedicti de Spinoza tractatus de Deo et homine ejusque felicitate lineamenta.

Quelques années après, le savant libraire d’Amsterdam, M. Frédéric Muller acheta dans une vente publique un autre manuscrit qui se trouva être le traité même dont M. Boehmer n’avait connu que l’abrégé. Il était en hollandais ; et une note inscrite à la première page du manuscrit attestait que, malgré la tradition d’après laquelle on avait cru que l’Éthique avait été primitivement écrite en langue hollandaise, ce manuscrit n’était cependant lui-même que la traduction d’un texte original écrit en latin par Spinoza. Nous n’avons donc ici qu’une traduction, et peut-être même une traduction émanée d’une main chrétienne, comme on peut le conjecturer par la note insérée au titre même de l’ouvrage et par quelques autres passages.

En 1862, cet important ouvrage, qui était bien évidemment une première rédaction de l’Éthique, fut publiée avec une traduction latine par M. Van Vloten, professeur de philosophie à Amsterdam, sous ce titre : Ad Benedicti de Spinosa opera quæ supersunt omnia supplementum[1]

En même temps que M. Frédéric Muller découvrait le manuscrit dont nous venons de parler, un autre manuscrit, plus ancien, tombait entre les mains de M. Adrien Bogaers, poëte distingué de Hollande, qui mettait son manuscrit à la disposition de M. Van Vloten, pour le comparer avec le premier, et en faire usage pour sa traduction. Celui-ci ne paraît pas en avoir tiré très-grand parti. Un savant Allemand, M. Schaarschmidt a pensé qu’il y avait quelque intérêt à publier ce second manusucrit, qui en effet est en général supérieur à l’autre, et il l’a édité sans traduction latine, mais avec une savante introduction, sous ce titre : B. de Spinoza Korte Verhandeling von God, de Mensch en deszelf welstand, Tractatuti deperditi de Deo et homine ejusque felicitate versio belgica. Ad antiquissimi codicis fidem edidit et præfatus est Car. Schaarschmidt.[2]

Nous avons donc deux textes du même traité le texte de M. Schaarschmidt, correspondant au manuscrit de M. Boguers, et le texte de M. Van Vloten (avec traduction latine), correspondant au manuscrit de M. Fr. Muller, sans compter l’abrégé publié antérieurement par M. Ed. Boehmer. Le premier de ces manuscrits porte le nom de manuscrit A, et l’autre le nom de manuscrit B.

Voici maintenant les divers travaux auxquels ces publications ont donné lieu. D’abord, le texte hollandais des deux manuscrits, qui avait été publié avec beaucoup de négligence par le premier éditeur, M. Van Vloten, et d’une manière beaucoup plus correcte, mais encore avec quelques fautes, par M. Schaarschmidt, a été l’objet d’une révision savante et trèss-approfondie de la part d’un critique três-autorisé en ces matières, M. Van der Linde, auteur d’un intéressant ouvrage sur Spinoza[3].

Quant à l’ouvrage lui-même et à sa signification philosophique, il a été l’objet de plusieurs travaux intéressant, notamment en Allemagne[4]. Nous citerons surtout les trois écrits suivants : 1° Trendelenburg, Ueber die aufgefundenen ergänzungen zu Spinoza’s Werke mémoire lu à l’Académie de Berlin en mars 1866, et publié par l’auteur dans ses Historische Beitrage zur Philosophie, Berlin, 1867 ; 2° Sigwart, Spinoza’s neuentdechter Traktat, Gotha, 1866 ; 3° Richard Avenarius, Ueber die beiden ersten phasen des Spinozistischen Pantheismus, avec un appendice sur la chronologie et l’ordre de composition des premiers écrits de Spinoza, Leipzig, 1868.

Enfin, nous devons mentionner surtout, en terminant cette revue bibliographique, le travail sans lequel nous n’aurions pas fait le nôtre nous voulons parler de la traduction allemande du traité de Spinoza par M. Sigwart[5], l’un des auteurs que nous venons de nommer. Cette traduction est très-supérieure à la traduction latine de M. Van Vloten, d’abord parce qu’elle a été faite sur un texte meilleur (le manuscrit A) et après la révision de M. Van der Linde, et ensuite parce qu’elle témoigne d’une bien plus grande sagacité philosophique, et aussi d’une plus grande exactitude ; les notes critiques qui l’accompagnent y ajoutent beaucoup de clarté et d’intérêt : enfin l’introduction est pleine de renseignements importants.

Pour nous, nous avons écrit notre traduction sur celle de M. Sigwart, en consultant toujours celle de M. Van Vloten, et en ayant toujours recours au texte hollandais dans les passages difficiles : ce qui nous était aisé, grâce à la traduction allemande, laquelle est plutôt une transcription qu’une traduction, car c’est exactement la même langue ; et, si l’on ne reconnaît pas les mots hollandais quand on les voit seuls, on les reconnaît aussitôt qu’ils ont pris la forme allemande ; nous pouvons donc dire que nous avons réellement traduit d’après l’original car ici la traduction intermédiaire n’est que l’original lui-même très-peu transformé.

On pourrait se demander si le traité de Deo et Homine est réellement de Spinoza, ou s’il ne serait pas de quelque autre main, de quelque disciple par exempie ; mais il est facile de prouver que ce doute n’a aucun fondement. En effet :

1° Nous trouvons en tête du manuscrit ces mots : Primum latine conscriptus à Bened. de Spinoza. Le possesseur du manuscrit ou celui qui l’a copié a donc cru à l’authenticité. Or, M. Van der Linde parait avoir établi que celui qui a écrit le manuscrit est un médecin du XVIIIe siècle nommé Monnikoff, de la secte de Deurhoff, théologien qui, à tort ou à raison, passait pour spinoziste, mais qui, en tout cas, a connu Spinoza et a reçu son influence, et même avait eu communication de l’Éthique avant sa publication. Monnikoff, qui à copié de sa main les écrits de Deurhoff, a donc pu recevoir, sinon de lui, du moins de quelque intermédiaire, le manuscrit en question, et en tout cas était assez près de la source pour s’assurer de son authenticité[6].

2" On retrouve textuellement, soit dans le traité lui-même, soit dans l’appendice, quelques-unes des propositions ou des axiomes que Spinoza mentionne dans ses lettres à Oldenburg, les plus anciennes que nous ayons de lui.

3* On trouve dans notre traité le chapitre de Diabolis, que la Bibliothèque des anonymes de Mylius mentionne comme ayant fait partie d’une rédaction primitive de l’Éthique[7].

4° On sait positivement, par le même Mylius, que l’Éthique a eu une première forme : pourquoi pas celle-ci ? Mylius dit à la vérité que le texte de cette forme primitive était en hollandais, tandis que nous savons maintenant que ce n’est qu’une traduction d’un texte latin ; mais Mylius a pu ne pas savoir que cette forme hollandaise n’était pas le texte primitif, et le fait que cette traduction a pu passer pour le texte prouve encore en faveur de l’authenticité. D’ailleurs, il est évident que ce n’est pas un extrait ou abrégé de l’Éthique fait par un élève, car il y a une trop grande différence entre les deux ouvrages. Si ce n’est pas un abrégé de l’Éthique, c’en est évidemment l’esquisse. Or, qui eût été capable de faire cette esquisse sinon Spinoza ?

5° Les dernières paroles qui terminent l’ouvrage, et par lesquelles Spinoza s’adresse à ses élèves, en leur recommandant de prendre des précautions pour la propagation de ses doctrines, prouvent évidemment que l’ouvrage est de la main de Spinoza, et qu’il était communiqué à ses élèves, pour être étudié par lui, lorsqu’il fut séparé d’eux après son expulsion d’Amsterdam.

Cependant, tout en reconnaissant sans ombre de doute l’authenticité du de Deo, nous sommes tenté de croire que les notes qui accompagnent le texte pourraient bien être, sinon toutes, du moins pour un certain nombre d’entre elles, d’une autre main que celle de Spinoza. Souvent, elles ne font que reproduire le texte même en le délayant ; elles sont souvent très-obscures ; quelques-unes ont un caractère chrétien assez prononcé : même dans le texte, on trouve quelques expressions du même genre qui sont peut-être des interpolations ; mais ce ne sont là que des détails ; et, pour le corps de l’ouvrage, nous ne pouvons douter que nous ne possédions la première esquisse de l’Éthique, écrite de la main de Spinoza lui-même.

Resterait maintenant à déterminer la date du de Deo et Homine, et sa place dans la série des œuvres de Spinoza. Nous avons pour cela quelques données assez certaines : ce sont les lettres à Oldenburg qui nous les fournissent. La première de ces lettres est de 1661, et elle contient, ainsi que les suivantes, quelques communications de Spinoza sur le livre qu’il est en train de rédiger et qui n’est autre que l’Éthique : or, nous voyons par là qu’à cette époque Spinoza avait déjà donné à son ouvrage la forme géométrique. Il envoie a Oldenburg des axiomes, des définitions ou des propositions. Mais, dans le de Deo, il n’y a pas encore trace de forme et de méthode géométrique. Il suit de là certainement que le de Deo est antérieur à 1661. M. Sigwart croit que c’est de notre traité lui-même qu’il est question dans les lettres à Oldenburg, et par conséquent qu’il serait précisément de l’année 1661 ; mais nous pensons avec M. Trendelenburg et M. Avenarius qu’il faut remonter plus haut, sans cependant fixer de date d’une manière aussi précise que ce dernier.

Il faut remarquer d’ailleurs que l’ouvrage se compose de trois parties distinctes : 1° le traité lui-même ; 2° les dialogues ; 3° l’appendice. Or, ces trois parties ne sont pas contemporaines et se présentent avec des caractères distincts. Les dialogues par exemple, par un certain caractère mystique et oriental, par l’obscurité de la déduction, par le vague de la pensée, sont certainement ce qu’il y a de plus ancien dans Spinoza : on y a retrouvé beaucoup d’analogies avec Giordano Bruno et avec les mystiques panthéistes de la philosophie juive : peut-être même ces dialogues sont-ils antérieurs à l’influence de Descartes. D’un autre côté, l’appendice est postérieur au traité, car on y voit commencer la forme géométrique ; on y retrouve même textuellement quelques-uns des axiomes que Spinoza adresse à Oldenburg. L’appendice paraît donc être le résidu du premier remaniement de l’Éthique, au moment où Spinoza s’est décidé à adopter la méthode géométrique et où, probablement pour s’habituer à cette forme, il exposait géométriquement les Principes de Descartes[8].

Il résulte de cette comparaison que les dialogues sont le premier écrit de Spinoza que nous possédions et que l’appendice est à peu près contemporain des lettres d’Oldenburg, c’est-à-dire de 1661. Le traité lui-même se place entre les deux. À quelle époque à peu près faut-il en placer la composition ? Il me parait vraisemblable que ce traité a été composé, au moins en partie, ou tout au moins fini à l’époque où Spinoza était séparé de ses disciples, par conséquent postérieurement à l’époque de son excommunication[9], c’est-à-dire à 1656. C’est donc entre 1656 et 1661 qu’il faudrait placer la composition ou tout au moins l’achèvement de cet ouvrage.

Quant à la valeur intrinsèque de notre traité, on pourra l’apprécier par l’analyse que nous allons en faire et par la lecture du texte lui-même. Il nous montre le spinozisme dans sa première forme, et cela suffit pour nous en faire comprendre la haute portée. Faut-il aller jusqu’à penser avec M. Avenarius qu’il y a eu deux phases du spinozisme et même trois, à savoir une phase naturaliste, une phase théiste et une phase substantialiste[10] ? C’est peut-être beaucoup trop presser les termes, et voir des différences de doctrine, là où il n’y a que les degrés naturels et les transitions insensibles d’une même pensée. Quoi qu’il en soit, il est temps d’aborder l’ouvrage et d’examiner comment il est composé.

II

Le traité de Spinoza dont nous donnons ici la traduction n’est évidemment qu’une ébauche : ce sont les premiers linéaments du vaste ouvrage dont le titre reste attaché au nom de Spinoza, de l’Éthique. Dans cette introduction, nous présenterons au lecteur l’analyse du premier de ces deux ouvrages, indiquant avec soin les différences qui le distinguent du second.

Le de Deo et homine se compose (le titre l’indique) de deux parties : la première traite de Dieu ; la seconde de l’homme. La première correspond au premier livre de l’Éthique, et la seconde aux quatre autres livres. On voit que, si la théorie de Dieu est déjà complète, en revanche la théorie de l’homme sera plus tard largement développée : c’est là surtout qu’il y aura à signaler le progrès de la pensée de Spinoza.

De l’existence de Dieu. – Le premier livre, qui traite de Dieu, peut être lui-même subdivisé. Une première division (chap. I et II) est consacrée à Dieu lui-même. Une seconde division (chap. III-X) porte sur les rapports de Dieu et du monde.

Ces deux portions du premier livre sont séparées l’une de l’autre par des dialogues, qui sont d’un médiocre intérêt et qui appartiennent évidemment à la jeunesse de Spinoza ils sont intercalés là on ne sait trop pourquoi ; ils interrompent sans utilité le cours de la démonstration.

La première division, celle qui traite de Dieu lui-même, comprend encore deux questions : 1° de l’existence de Dieu (chap. I) ; 2° de l’essence de Dieu (chap. II) : Quod Deus sit ; — Quid Deus sit.

On remarquera tout d’abord ici une première différence avec l’Éthique. Dans le de Deo, la forme géométrique est entièrement absente. Point de définition ; point d’axiomes ; point de théorèmes. La forme est syllogistique, non géométrique. C’est seulement dans l’Appendice, qui est évidemment d’un autre temps et contemporain des lettres à Oldenburg[11], que l’on commence à voir paraître des axiomes, des propositions avec démonstration d’apparence géométrique. De cette première observation, nous pouvons tirer déjà une conclusion. On a dit que le système de Spinoza était tout entier dans sa méthode : mais ici nous avons le système sans la méthode : l’un est donc indépendant de l’autre.

Une seconde différence entre les deux ouvrages, c’est qu’au lieu de commencer par une théorie métaphysique de la substance, comme dans l’Éthique, Spinoza commence, comme saint Thomas, par les preuves de l’existence de Dieu. Ici encore, il y a lieu de rectifier l’opinion commune. On a dit que tout le spinozisme est sorti de la définition cartésienne de la substance. Cependant, ici, la définition en question fait défaut ; et le spinozisme existe déjà tout entier.

Le spinozisme ne tient donc ni à telle définition, ni à telle méthode : il a été conçu, comme tous les systèmes, d’un seul jet et à priori ; et Spinoza en a cherché ensuite la démonstration.

Existence de Dieu. — Spinoza en donne deux preuves : l’une à priori ; l’autre à posteriori.

À priori. Cette preuve n’est autre chose que la célèbre preuve de saint Anselme, reprise et renouvelée par Descartes. Spinoza la résume sous la forme la plus succincte. Tout porte en effet à croire que l’ouvrage que nous avons entre les mains était une sorte de manuel où les principes étaient ramenés à leur forme la plus sommaire et que Spinoza développait ensuite dans ses entretiens avec ses jeunes élèves.

Ici, le fameux argument ontologique est résume en ces termes : « Tout ce que nous concevons clairement et distinctement appartenir la nature d’une chose lui appartient en effet. — Or l’existence appartient la nature de Dieu. – Donc, etc. » On voit aisément que tout le nœud de l’argument est dans la mineure, car la question est précisément de savoir si l’existence appartient à la nature de Dieu. Descartes donnait des raisons, que Spinoza omet ici. Il est donc probable qu’il les donnait oralement. Au reste, on peut voir dans l’Éthique le développement profond qu’il a donné a cet argument.

Une seconde forme de la preuve à priori se tire de l’éternité des essences. « Les essences des choses sont éternelles et immuables. Or l’existence de Dieu est son essence. Donc, etc. » C’est encore là une forme de l’argument ontologique ; et, comme précédemment, le nœud de la preuve est tout entier dans la mineure, que Spinoza se contente d’affirmer sans la prouver.

Preuve à posteriori. – La preuve que Spinoza appelle à posteriori ne se tire nullement, comme on pourrait le croire, de la nature et de sa contingence : rien de semblable n’est possible pour Spinoza. Cette preuve n’est autre que la preuve propre de Descartes ; elle se tire de l’existence de l’idée de Dieu, laquelle, considérée comme ayant un certain contenu, doit avoir sa cause, et une cause suffisante et adéquate. La cause de l’idée de Dieu, dit Spinoza après Descartes, doit posséder formellement, c’est-à-dire effectivement, ce que l’idée contient objectivement, c’est-à-dire par représentation.

Spinoza donne à cette preuve, empruntée à Descartes, un développement qui lui est personnel ; mais il y a apparence que le texte que nous avons sous les yeux est ou altéré, ou mutilé, ou inachevé ; car il y a beaucoup d’obscurité dans le détail de la preuve. Ce qui en ressort de plus général, c’est la pensée suivante : à savoir que, sans l’existence de Dieu, non-seulement nous ne pourrions pas penser Dieu, mais nous ne pourrions rien penser du tout. En effet, les choses connaissables sont infinies : or l’entendement, étant fini, ne peut penser l’infini ; ne pouvant connaître l’infini, c’est-à-dire le tout, il n’y a pas de raison pour qu’il puisse connaître ceci plutôt que cela. Donc il ne connaitra rien, s’il n’y est déterminé par une cause ; et cette cause ne peut être que l’être formel lui-même de nos idées, et ainsi la cause de l’idée de Dieu doit être l’être formel de Dieu.

En outre, l’idée de Dieu ne peut pas être une création de l’esprit humain. En effet, il y a trois sortes d’idées (division analogue, sinon tout à fait semblable, a celle de Descartes) : 1o  les idées factices, créées par l’homme, mais dont les éléments ne sont pas créés par lui ; 2o  les idées qui ne sont pas nécessaires dans leur existence, mais qui le sont dans leur essence : telles que le triangle, l’amour dans l’âme sans le corps, etc. Ces essences subsisteraient encore quand même leurs objets n’existeraient pas : il leur faut cependant un sujet d’inhérence et ce n’est pas l’esprit fini qui peut être ce sujet : ce doit être un substratum éternel comme elles : ce substratum est Dieu. On reconnaît ici la preuve des vérités éternelles, si admirablement exprimée par Bossuet. 3o  Enfin, il y a une troisième classe d’idées ; et il n’y en a qu’une seule de ce genre : c’est celle où l’existence et l’essence sont également nécessaires et qui par conséquent ne peut être créée par moi. Ici Spinoza entremêle la première preuve avec la seconde et il rend celle-ci inutile, car, si en Dieu l’existence est nécessaire aussi bien que l’essence, cela même est la preuve de l’existence de Dieu, et je n’ai pas besoin d’en chercher une autre.

On peut voir que, dans l’Éthique, Spinoza a lui-même beaucoup perfectionné toute cette partie de son œuvre, ce qui nous dispense de montrer à quel point cette première forme est imparfaite et confuse.

L’observation la plus importante qu’elle provoque, c’est qu’elle est une preuve frappante de l’influence de Descartes sur Spinoza, influence qui a été beaucoup trop atténuée par les critiques allemands[12]. Cette esquisse doit être contemporaine de l’étude approfondie que Spinoza avait faite de Descartes et dont le témoignage certain est dans les Principia Renati Cartesii more geometrico demonstrata.

De l’essence de Dieu. — De la question de l’existence de Dieu, Spinoza passe à celle de son essence. Il y a là un défaut de logique évident, que Spinoza a corrigé plus tard dans son Éthique. Comment prouver que Dieu est, sans savoir ce qu’il est ? De qui et de quoi parle-t-on quand on veut prouver que Dieu existe, si l’on ne sait pas d’abord en quoi il consiste ? On ne prouverait alors que l’existence de quelque chose d’inconnu, qui n’est pas plus Dieu que son contraire. Sans doute la détermination des attributs de Dieu peut être postérieure à la preuve de son existence ; mais la définition de Dieu doit être antérieure. Or, cette définition dans le de Deo ne vient qu’après la question de l’existence.

Ce défaut de logique est encore plus visible dans Spinoza qu’il le serait ailleurs, puisqu’il prouve surtout l’existence de Dieu à priori, c’est-à-dire en partant de son essence, laquelle, dit-il, implique l’existence ; c’est donc la théorie de l’essence qui devait être la première ; autrement, comment pourrions-nous savoir si cette essence implique ou n’implique pas l’existence ?

Quoi qu’il en soit, voici la définition de Dieu, suivant Spinoza :

« Dieu est l’être dont on peut affirmer tous les attributs ou une infinité d’attributs, dont chacun est infiniment parfait en son genre. »

Après cette définition, Spinoza établit quatre propositions qui contiennent tout l’édifice de son système : c’est ici que se révèle le penseur original et créateur, quoiqu’il n’ait pas encore pria tout son essor. La grandeur de la pensée est encore étouffée par les obscurités et les embarras de la démonstration ; elle n’a pas la liberté et l’ampleur qu’elle aura dans l’Éthique, mais elle paraît cependant.

Voici ces quatre propositions :

1o  Il n’y a pas de substance finie ; mais toute substance doit être infiniment parfaite en son genre, c’est-à-dire que nulle substance ne peut être plus parfaite dans l’entendement divin qu’elle ne l’est dans la nature.

2o  Il n’y a pas deux substances égales.

3o  Une substance ne peut en produire une autre.

4o  Il n’y a pas de substance dans l’intellect infini de Dieu, autre que celle qui existe formellement dans la nature.

Le premier point est le point fondamental : c’est toute la doctrine ; c’est l’alpha et l’oméga du panthéisme. Si l’on examine le développement que Spinoza donne à ce principe, on sera frappé et de l’audace de la conception et de la faiblesse de la démonstration : il y a disproportion manifeste entre l’assertion et la preuve.

Spinoza se fonde sur ce dilemme : une substance limitée ne le serait que par elle-même ou par autrui ; par elle-même, c’est impossible ; car comment supposer que, pouvant être plus, elle consente à être moins ? d’ailleurs, si elle était limitée par elle-même, c’est qu’elle existerait par elle-même. Or, existant par elle-même, comment pourrait-elle s’être limitée ? Car une substance assez puissante pour se donner l’existence se donnera à plus forte raison toutes les perfections et n’a aucune raison de s’en refuser aucune ni d’en amoindrir aucune. On reconnaîtra encore ici un argument cartésien.

Mais cette première hypothèse est presque inutile à réfuter ; car personne ne la soutient elle pourrait servir à réfuter l’athéisme, mais non à prouver le panthéisme[13].

Reste la seconde, à savoir celle d’une substance qui serait limitée par une cause autre qu’elle-même. Or cette cause ne la limiterait que par défaut de puissance ou par défaut de bonté : le premier est incompatible avec la toute-puissance de Dieu, le second avec sa nature, qui est toute bonté et toute plénitude.

On voit ici que Spinoza ne fait pas grands frais d’invention pour démontrer son hypothèse. Il se contente de reprendre à son compte le vieux dilemme contre la Providence tiré de l’existence du mal. Mais cet argument n’a aucune force pour établir le panthéisme ; car s’il est contraire à la nature de Dieu, à sa puissance et à sa bonté de produire des substances imparfaites, combien ne serait-il pas plus contraire encore à son essence d’être le propre sujet de ces imperfections et de ces limites ? On comprend que Dieu, s’il produit d’autres substances que lui, ne puisse les faire égales à lui-même : cette impuissance n’a rien qui le diminue ; mais ces imperfections, qu’on lui imputerait à crime si elles étaient dans la créature, comment pourraient-elles se trouver en lui-même sans altérer sa perfection ? C’est là une contradiction dont le panthéisme ne s’est jamais dégagé. C’est donc un argument très-insuffisant pour établir l’unité de substance.

Quant à la seconde proposition, à savoir qu’il n’y a pas deux substances égales, l’argument de Spinoza n’est autre que celui qui est employé depuis longtemps dans les écoles et reproduit par Fénelon pour prouver l’unité de Dieu. Étant supposé en effet (par la proposition précédente) qu’il n’y a pas de substances finies, toute substance doit être infinie ; il ne s’agit plus que de prouver qu’il ne peut pas y avoir deux infinis, c’est-à-dire deux dieux, car l’un limiterait l’autre, et aucun d’eux ne serait infini ; c’est ce qu’a démontré Fénelon : si même l’on voulait comparer l’argumentation de Spinoza à celle de Fénelon, relativement à l’unité de la

substance infinie, on trouverait peut-être celle de Fénelon plus riche, plus profonde, plus fouillée, plus délicate.

Ainsi, de ces deux propositions la première signifie qu’il n’y a que Dieu ; la seconde, qu’il n’y a qu’un Dieu.

La troisième : « que la substance ne peut produire une autre substance, » est un corollaire des précédentes.

En effet, ou cette substance créée serait supérieure à la substance créatrice, mais rien ne vient de rien ; — ou elle lui serait égale, hypothèse exclue par la proposition précédente ; — ou elle serait moindre, hypothèse exclue par la proposition première.

Dira-t-on que Dieu peut créer une substance finie, qui serait finie par sa nature même ? Mais Spinoza n’admet pas une nature antérieure à l’existence : cela n’est vrai que des choses engendrées, non créées. Créer, c’est produire la nature et l’essence en même temps que l’existence. Dieu créerait donc proprement une substance finie et la limiterait en la créant ; et le dilemme déjà invoqué reparaîtrait.

Quant à la quatrième proposition, elle est la plus difficile et la plus obscure : elle est aussi ce qu’il y a de plus neuf dans la doctrine.

Elle consiste en ceci : qu’il n’y a en Dieu (sous forme idéale), rien autre chose que ce qui existe formellement (effectivement) dans la réalité. — Ce que l’on pourrait traduire par cette formule de Hegel : « Tout ce qui est rationnel est réel. » Elle signifie qu’il n’y a pas dans l’entendement divin rien de plus que dans la réalité, c’est-à-dire que le possible n’est pas plus étendu que le réel.

Spinoza le prouve :

1o  Par la puissance infinie de Dieu, car rien ne peut déterminer cette puissance à créer telle chose plutôt que telle autre ;

2o  Par la simplicité de la volonté divine ; c’est-à-dire que Dieu n’a pas à choisir ;

3o  Parce que Dieu ne peut omettre de créer tout ce qui est bon ;

4o  Parce qu’une substance ne peut pas créer une autre substance.

Objection. Mais dira-t-on, affirmer que Dieu ne peut pas créer plus qu’il ne crée, c’est limiter sa toute-puissance. Spinoza répond : Comment Dieu pourrait-il créer plus que tout ? N’est-il pas plus parfait, au regard de Dieu, d’avoir créé tout ce qui est dans son entendement que d’avoir encore quelque chose à créer ? N’est-ce pas comme si l’on soutenait que nous limitons la science de Dieu, en disant qu’il sait tout et qu’il n’a plus rien à apprendre ? Que peut-on savoir plus que de tout savoir ? et de même quelle plus grande puissance que de réaliser tout le possible ?

Tout ce qui précède se résume donc dans un dogme fondamental : l’unité de substance. Toutes les choses que nous voyons dans la nature ne sont donc que les modes et les attributs d’une seule et même substance.

Spinoza confirme cette doctrine par les raisons suivantes :

1o  L’unité de substance résulte de l’unité de la nature ; autrement, les êtres ne pourraient pas communiquer les uns avec les autres. Sans l’unité de substance, comment comprendre l’union de la pensée et de l’étendue ?

2o  La substance ne pouvant pas être produite, il est de son essence d’exister. Si donc nous trouvons dans la nature des choses qui existent, mais dont l’essence ne soit pas d’exister, ces choses ne sont pas des substances, mais des attributs par exemple, la chose étendue, la chose pensante.

S’il en est ainsi, dira-t-on, l’étendue sera donc un attribut de Dieu. Or, 1o  comment un attribut divisible peut-il appartenir à la substance de Dieu, qui est simple ? 2o  Comment l’étendue qui est passive, peut-elle appartenir à Dieu qui est essentiellement actif ?

Spinoza répond à la première objection que le tout et les parties sont des êtres de raison et qu’il n’y a rien de tel dans la nature. Pour qu’il y ait de véritables parties, il faut qu’elles puissent être séparées les unes des autres : or, dans l’étendue infinie, les parties ne peuvent être séparées, car qu’y aurait-il entre elles ? La division n’est donc pas dans la substance, mais dans les modes.

Même réponse à la seconde objection. La passivité n’est qu’un point de vue des modes dans leurs relations les uns avec les autres ; elle ne peut être le fait de la substance elle-même, qui est, dit Spinoza, une cause immanente : expression remarquable, qui se présente ici tout à coup sans préparation. On sait que, dans l’Éthique, Spinoza a consacré à cette doctrine un théorème formel et célèbre : Deus causa immanens, non transiens.

On dit que les corps ont besoin d’un premier moteur qui en provoque le mouvement. Oui, cela serait vrai si les corps étaient des substances (des choses en soi, comme dirait Kant), n’ayant d’autre attribut que les trois dimensions de l’étendue. Il faudrait alors un moteur externe. Mais, puisque la nature de Dieu est un être dont on peut affirmer tous les attributs, il ne lui manque rien pour produire tout ce qui peut être produit.

Spinoza ne reconnaît en Dieu que deux attributs : la pensée et l’étendue ; mais, au lieu d’en faire l’objet d’une étude développée comme dans l’Éthique, il n’en parle ici que d’une manière tout à fait incidente. Il insiste seulement sur la différence importante et neuve qu’il établit entre les attributs, et ce qu’il appelle les propres (propria, eigenen)[14]. Les premiers expriment quelque chose de substantiel et de réel : c’est pourquoi il les confond souvent avec la substance ; les propres, au contraire, ne sont que des dénominations extérieures, comme par exemple : qu’il est constant, unique, éternel, etc. (attributs métaphysiques), ou n’expriment que ses opérations, par exemple, la cause, la direction, la prédestination ; ce sont là les propres de Dieu ; mais ils ne nous apprennent rien de ce qu’il est en lui-même.

Il est donc à propos, après avoir étudié Dieu en lui-même, de l’étudier dans ses opérations : c’est l’objet de la seconde partie du premier livre ; entre ces deux parties, comme nous l’avons dit, se trouvent les dialogues auxquels nous renvoyons le lecteur pour ne pas interrompre la suite de cette exposition.

III

Attributs de Dieu. — I. Les Propres. — Ce que Spinoza appelle les propres de Dieu se ramène à trois points : 1o  la cause, 2o  la providence, 3o  la prédestination. De ces trois points, le troisième est le plus important. Disons quelques mots des deux autres.

Dieu est cause à huit points de vue différents. Il est : 1o  cause émanative, ou opérative, c’est-à-dire cause efficiente et active ; — 2o  cause immanente, non transitive ; — 3o  cause libre, non naturelle ; — 4o  cause par soi, non contingente ; — 5o  cause principale, qui crée immédiatement ; — 6o  cause première ou initiale ; — 7o  cause générale ; — 8o  cause prochaine des attributs infinis, et cause éloignée des choses particulières.

II. Providence. — Spinoza conserve encore ici le terme de Providence, qui disparaitra plus tard dans l’Éthique. La providence, selon lui, consiste dans cet effort que nous voyons dans toute la nature et par lequel toutes les choses tendent à conserver leur être. Si l’on considère cet effort dans l’ensemble de la nature, comme un acte unique qui conserve les êtres en tant que parties du tout, c’est la providence générale ; si au contraire on considère l’acte propre par lequel chaque être tend à se conserver comme étant lui-même un tout, c’est la providence particulière.

III. La prédestination. — On devine quelle est l’importance de cette troisième question, non-seulement au point de vue du système de Spinoza, mais encore au point de vue de son temps et de son pays. Il ne faut pas oublier que la doctrine de la prédestination était alors, en Hollande, la doctrine orthodoxe. Le fameux synode de Dordrecht en avait fait un article de foi. Sans doute, la prédestination calviniste n’est pas la même chose que la prédestination spinoziste ; la première s’allie avec la personnalité divine : c’est la doctrine de la volonté arbitraire, du bon plaisir absolu. La prédestination spinoziste au contraire n’est autre chose que la nécessité logique et géométrique. Néanmoins, il est permis de penser que le fatalisme chrétien n’a pas été sans influence sur le fatalisme spinoziste. Tout au moins a-t-il dû faciliter l’introduction de cette doctrine. En un mot, il y avait alors moins d’intervalle et d’écart entre la doctrine de Spinoza et l’opinion commune qu’il n’y en aurait eu dans un autre temps et dans un autre pays. Voyons donc ce que Spinoza entend par la prédestination divine.

Déjà, dans un chapitre précédent (ch. IV), en considérant Dieu comme cause, Spinoza avait traité de ce qu’il appelle l’action nécessaire de Dieu, qu’il parait distinguer de ce qu’il appelle prédestination ; mais on ne voit pas trop la différence des deux questions. Dans la première, il démontre que « Dieu ne peut pas agir autrement qu’il n’agit ; » dans la seconde, « qu’il n’y a pas de possibles, et que tout ce qui est possible est réel : » théorie que nous avons du reste déjà signalée (voy. p. xv) mais qui trouve ici tout son développement. Ces deux chapitres réunis contiennent toute la théorie du fatalisme spinoziste : elle est ici déjà complète, absolue, comme elle le sera dans l’Éthique : c’est un point sur lequel Spinoza est arrivé tout d’abord à une conclusion définitive, et où il n’aura rien à changer, rien à ajouter. Voyons-en les deux parties :

1o  Dieu ne peut pas faire autre chose que ce qu’il fait.

a. De même que Dieu conçoit tout, de telle sorte que rien ne peut être conçu de plus parfait que ce qu’il a dans son entendement, de même il fait tout de manière qu’il ne peut y avoir rien de plus parfait que ce qu’il fait.

Spinoza sous-entend ici cette mineure, à savoir que, si Dieu pouvait faire autre chose que ce qu’il fait, on pourrait concevoir un monde plus complet et plus parfait que celui qui existe.

b. Ce serait une imperfection en Dieu de ne pas créer tout ce qu’il conçoit, car qui est-ce qui le déterminerait à choisir ? et, s’il était déterminé par quelque cause, ce serait en lui une imperfection, car il obéirait à une cause moindre que lui-même.

c. Dieu doit avoir prédestiné toutes choses de toute éternité[15] ; autrement, il ne serait pas immuable. Mais, dans l’éternité, il n’y a ni avant ni après. Dieu n’a donc pu être avant cette prédestination, ni sans elle. Donc il n’a jamais pu vouloir autre chose que ce qu’il a voulu.

d. Si Dieu ne faisait pas ce qu’il fait, ce serait pour une cause ou sans cause. Pour une cause ? il serait donc nécessaire qu’il s’abstint. Sans cause ? il serait alors nécessaire pour lui de ne pas s’abstenir.

e. Soutenir que Dieu peut faire autre chose que ce qu’il fait, c’est se faire une idée fausse de la liberté divine, laquelle consiste exclusivement à n’être contrainte par aucune cause externe. Quant à la faculté de pouvoir ne pas faire le bien, c’est une imperfection, et elle enveloppe un défaut.

f. On soutient que le bien n’est bien que parce que Dieu l’a voulu, et qu’il pourrait faire que le mal devint bien. C’est comme si l’on disait que Dieu est Dieu parce qu’il a voulu être Dieu[16].

g. Soutenir que Dieu aurait pu vouloir les choses autrement qu’elles ne sont, c’est dire qu’il eut pu avoir un autre entendement et une autre volonté, en d’autres termes qu’il aurait pu être autre qu’il n’est, et, comme il est souverainement parfait, qu’il aurait pu ne pas être partait.

Voilà pour la première proposition : Dieu peut-il faire autre chose que ce qu’il fait ?

2o  Quant à la seconde question, elle n’est qu’un corollaire de la première et se formule ainsi : Y a-t-il des choses contingentes ? tout est-il il nécessaire ? C’est ce que Spinoza appelle la prédestination.

a. Ce qui n’a pas une cause déterminée d’existence est impossible. Or le contingent n’a pas une cause déterminée d’existence. Donc il est impossible.

b. On dira que le contingent a une cause déterminée d’existence, mais qu’elle est elle-même contingente. — Mais, de deux choses l’une : ou bien cette cause est en soi contingente, comme chose et non comme cause, et il lui faut une cause et à celle-ci une autre cause, et cela à l’infini ; et, comme l’on a démontré que tout vient d’une cause unique, il faudrait que celle-là aussi fut contingente ; ce qui est absurde ; ou bien la cause, nécessaire en soi en tant que chose, serait contingente en tant que cause. Mais, si elle n’était pas déterminée à faire une chose plutôt qu’une autre, il serait impossible qu’elle en fit aucune.

Le mal. — L’objection du mal qui s’élève contre la providence s’élève aussi contre la prédestination.

On demandera : 1o  comment Dieu, qui est parfait, a pu permettre un tel désordre dans le monde ? 2o  comment il a créé l’homme pécheur ?

1o  À la première de ces questions, Spinoza répond d’abord que nous ne connaissons pas le tout de l’univers, mais seulement quelques-unes de ses parties : nous ne pouvons donc juger de ce qu’elles sont dans leur rapport avec le tout.

D’ailleurs cette objection vient du préjugé des platoniciens sur les idées. On croit qu’il y a des idées-types avec lesquelles les choses doivent s’accorder. Les aristotéliciens eux-mêmes, qui nient de telles idées, les admettent implicitement lorsqu’ils disent, par exemple, que la Providence n’a pas eu égard aux individus, mais aux genres, que la science a pour objet les choses générales et non les choses individuelles. Ce sont là des préjugés. Il n’y a pas de choses générales, mais seulement des choses particulières, lesquelles sont ce qu’elles sont, c’est-à-dire conformes à leur propre essence. Si elles s’accordaient avec une autre essence, elles ne seraient plus elles-mêmes, Si tous les hommes étaient semblables à Adam avant le péché, ils seraient Adam. Mais Dieu donne à chaque chose son essence propre, et tout est parfait par rapport à Dieu.

2o  Quant à ce qu’on appelle le péché, il n’existe qu’au point de vue de la raison humaine. Une chose est dite bonne quand elle convient au but pour lequel elle est faite, par exemple une horloge pour sonner l’heure. Chaque homme fait donc ce pour quoi il est fait ; et ce n’est que relativement à la société humaine qu’il peut être appelé bon ou mauvais. Le bien et le mal ne sont donc que des modes de la pensée et non des choses réelles.

Spinoza revient encore sur cette question du mal dans le dernier chapitre de la seconde partie, et il se demande si le bien et le mal sont des êtres de raison ou des êtres réels.

Pour Spinoza, ce sont des êtres de raison, c’est-à-dire de pures conceptions de l’esprit. En effet :

1o  Le bien n’est qu’une relation. Un homme est dit bon ou mauvais par rapport à un autre homme. Un fruit est dit mauvais, par comparaison avec un autre qui est meilleur. Nous appelons bonne une substance qui convient avec l’idée de cette substance, laquelle n’existe que dans notre esprit.

2o  Tout ce qui est dans la nature se compose de choses ou d’actions. Or le bien et le mal ne sont ni des choses ni des actions, il suit que ce ne sont pas des êtres réels, mais des êtres de raison.

Pour prouver que ce ne sont ni des choses ni des actions, Spinoza invoque cet argument un peu subtil : si le bien et le mal, dit-il, étaient des choses et des actions, ils seraient susceptibles de définition. Mais la bonté de Pierre et la perversité de Judas n’ont aucune réalité en dehors de l’essence de Pierre et de l’essence de Judas. Elles ne peuvent donc être définies. Donc elles ne sont rien de réel.

Nous avons retrouvé jusqu’ici toutes les théories fondamentales de l’Éthique, mais moins développées : unité de substance, nécessité universelle, le bien et le mal considérés comme êtres de raison.

Voici maintenant une autre théorie de l’Éthique, mais qui cette fois se présente avec quelques développements de plus dans notre ouvrage ; elle offre donc par là un certain intérêt. C’est la distinction entre la nature naturante et la nature naturée.

De la nature naturante et de la nature naturée. — Par nature naturante, Spinoza entend l’être par soi, qui est Dieu. La théorie de la nature naturante est donc contenue dans tout ce qui précède. Spinoza nous apprend ici qu’il emprunte cette expression aux thomistes : ce qui prouve en passant qu’il a eu une connaissance plus ample de la scolastique qu’on serait tenté de le croire.

Quant à la nature naturée, ce qu’il dit ici, quoique très-bref, est très-important et vient heureusement justifier une interprétation proposée par Émile Saisset et qui n’avait jusqu’ici qu’une valeur hypothétique[17]. Il s’agit de la doctrine des modes divins ou modes éternels, intermédiaires entre les attributs de Dieu, d’une part, et de l’autre les modes finis, qui constituent les choses particulières. Ém. Saisset avait insisté sur cette théorie, dont il n’y a que des traces fugitives et obscures dans l’Éthique, mais qui est ici formellement énoncée en termes exprès.

Spinoza distingue deux sortes de nature naturée : l’une générale, l’autre particulière. La nature naturée générale consiste dans les modes qui dépendent immédiatement de Dieu. — La nature naturée particulière consiste dans les choses particulières causées par les modes généraux.

Quels sont ces modes généraux, qui dépendent immédiatement de Dieu ? Il y en a deux : 1o  le mouvement dans la matière ; 2o  l’intellect dans la pensée.

1o  Le mouvement est un mode de ce genre, parce qu’il est éternel et infini et qu’il dépend immédiatement de l’étendue divine. C’est, dit Spinoza, dans un langage un peu théosophique, le Fils de Dieu.

2o  L’intellect est aussi un mode éternel et infini, qui dépend de la pensée de Dieu, comme le mouvement dépend de l’étendue de Dieu. C’est la faculté de tout connaître en tout temps clairement et distinctement : d’où résulte une félicité parfaite et immuable. Il y a ici une contradiction avec l’Éthique, au moins dans les mots : car, dans l’Éthique, si Spinoza reconnaît en Dieu l’attribut de la pensée, il lui refuse cependant un intellect, comme trop humain. Cependant la trace de ce mode infini, intermédiaire entre l’attribut de la pensée et les modes de la pensée ou les pensées particulières, subsiste encore, sous le nom d’idée de Dieu, qui, dans l’Éthique, est le seul mode de ce genre dont Spinoza fasse mention.

Toujours est-il que Spinoza, en attribuant à Dieu, dans ce premier ouvrage, non pas seulement la faculté impersonnelle de pensée, mais encore l’intelligence ou faculté de connaître accompagnée de bonheur, ce qui implique manifestement la conscience, laisse encore à Dieu une sorte de personnalité, qui s’effacera sans doute, mais ne disparaîtra jamais complètement, même dans l’Éthique[18].

IV

Des passions. — Après avoir traité de Dieu et de sa nature, Spinoza passe à l’étude de ses modes, non pas de tous, dit-il, car ils sont innombrables, mais de ceux qui concernent et qui constituent l’homme.

Ici surtout, il y a lieu de faire remarquer la différence du de Deo et de l’Éthique tout nous montre que le premier ouvrage n’est encore qu’une ébauche. Ainsi, par exemple, le second livre de l’Éthique manque presque entièrement ; presque rien sur les corps[19], sur la nature de l’âme, sur la théorie si grave des idèes adéquates et des idées inadéquates. Spinoza passe presque immédiatement à la théorie des passions : même sur ce point, quoique la théorie soit au fond la même, nous sommes encore loin de la savante, large et profonde exposition que l’on trouve dans l’Éthique. Seulement les conclusions finales, sur l’amour de Dieu, la liberté, l’immortalité de l’âme, sont à peu prés semblables à ce qu’elles seront dans l’ouvrage définitif. On voit qu’à ce moment Spinoza était déjà en possession de ses principes et de ses conclusions, mais que le développement intermédiaire laissait encore beaucoup à désirer : nous apprenons par là comment un système peut s’enrichir et se perfectionner, même après que les fondements essentiels en ont été posés.

Spinoza commence par rappeler que l’homme n’est pas une substance : car, d’après les principes de la première partie, on sait : 1o  que nulle substance ne peut commencer d’exister ; 2o  que nulle substance ne peut en produire une autre ; 3o  que deux substances égales ne sont pas possibles.

Si l’homme n’est pas une substance, il est encore plus évident qu’il n’est pas un attribut : il est donc un composé de modes et de modes divins ; de plus, comme il pense et qu’il est uni à un corps, il est composé de modes de la pensée de Dieu unis à des modes de l’étendue de Dieu.

Comme dans l’Éthique, mais d’une manière beaucoup plus sommaire, et seulement dans une note, comme nous l’avons dit, Spinoza explique que la nature du corps consiste dans une certaine proportion de repos et de mouvement ; mais il ne dit rien de plus des modes du corps et se borne à traiter des modes de l’esprit. Il examinera, dit-il : 1o  quels ils sont ; 2o  quels en sont les effets ; 3o  quelles en sont les causes. Ces distinctions s’effacent un peu dans les discussions suivantes ; et les trois questions paraissent se confondre l’une avec l’autre[20].

Les idées. – Les modes de l’esprit sont des idées. Sans définir ce terme, Spinoza se contente de nous dire qu’il y en a de quatre sortes, suivant qu’elles naissent : 1o  du ouï-dire ; – 2o  de l’expérience ; – 3o  de la foi vraie ; — 4o  de la connaissance claire et distincte. Les deux premières réunies constituent l’opinion, et les quatre classes précédentes peuvent se ramener à trois l’opinion, la foi vraie et l’intuition pure. Cette théorie est une de celles auxquelles Spinoza est resté le plus fermement attaché, car on la retrouve presque dans les mêmes termes, soit dans la Réforme de l’entendement (de Emendatione Intellectus) soit dans l’Éthique (part. II, prop. XL, scholie) : dans ces différents endroits, il emploie le même exemple pour expliquer cette différence, à savoir la règle des proportions ; car on peut connaître cette règle, soit : 1o  parce qu’on l’a apprise d’un autre ; 2o  soit parce qu’on en a fait soi-même l’expérience et que l’on s’est assuré qu’elle était juste ; 3o  soit parce qu’on se l’est démontrée par le raisonnement ; 4o  soit enfin parce qu’on voit cette vérité immédiatement par l’intuition.

Cette échelle de connaissance correspond presque terme pour terme à la hiérarchie platonicienne, exposée dans le VIIe livre de la République on croirait même que Spinoza l’a empruntée à Platon, si l’on pouvait croire qu’il l’a lu ; mais on n’aperçoit guère de trace de cette lecture dans ses écrits. Platon divise également la connaissance en quatre degrés, dont le premier est la foi aveugle (πίστις), le second l’apparence (είκασία) ces deux premiers degrés réunis forment l’opinion (δόξα) ; le troisième est le raisonnement, ou la raison discursive (διάνοια) ; le quatrième, la raison pure ou intuitive (νόησις). On voit que, jusqu’aux dénominations, il y a similitude frappante, sinon identité absolue entre les deux théories.

De ces trois opérations fondamentales[21], la première seule, l’opinion, ou connaissance de premier degré, est sujette à errer : elle n’a lieu que dans les choses que nous connaissons par conjecture. La seconde s’appelle foi (fides), parce que nous ne voyons pas la chose en elle-même, mais d’une manière médiate, par le raisonnement ; la dernière, ou connaissance de troisième degré, est fondée sur le sens et la jouissance même de la chose (sensus et fruitio).

Tels sont les faits, suivant Spinoza, c’est-à-dire les modes ou les idées. Voici maintenant les effets, qui ne sont eux-mêmes que d’autres modes, à savoir les passions.

Les passions. – Des deux premiers modes de connaissance (ouï-dire et expérience) naissent toutes les passions, en tant qu’elles sont contraires à la raison ; du troisième mode (la foi vraie) naissent les bons mouvements de l’âme, ou les passions en tant qu’elles sont raisonnables ; du quatrième mode (l’intuition) naît le vrai amour et tout ce qui s’y rattache.

Considérons d’abord les passions, et montrons par quelques exemples comment elles naissent de l’opinion.

Spinoza, comme Descartes, part de l’admiration[22], et il montre qu’elle vient d’une fausse opinion, et de ce que l’on s’est toujours habitué à croire que les choses ne peuvent pas être autres que nous sommes habitués à les voir : par exemple, habitués à voir des brebis à courte queue, nous nous étonnons de voir les brebis du Maroc, qui ont la queue longue. Spinoza cite encore l’exemple du paysan qui a perdu sa vache et qui, l’ayant cherchée au delà de ses pâturages habituels, était étonné que le monde fût si grand. Il en est de même du philosophe qui ne conçoit pas d’autre univers que la petite terre où il vit.

La seconde passion est l’amour, qui peut naître soit du ouï-dire, soit de l’opinion, soit des idées vraies : 1o  par exemple : amour d’un enfant qui aime une chose sur la parole de son père ; amour de la patrie, pour lequel on va jusqu’à mourir ; 2o  amour pour une chose où nous croyons voir quelque chose de bon et que nous abandonnons pour une autre qui nous paraît meilleure : c’est ici la passion proprement dite ; 3o  quant à la troisième espèce d’amour, qui est l’amour vrai, ce n’est pas encore le lieu d’en parler.

La haine, ou passion contraire à celle de l’amour, naît de l’erreur, qui réside dans l’opinion ; par exemple, lorsque nous croyons que telle chose est un bien, nous haïrons celui qui nous l’a ravie, ce qui est une erreur, puisque, en dehors du vrai bien, rien n’est que vanité et misère, et que le vrai bien ne peut nous être ravi. De même, il y a une sorte de haine qui naît du ouï-dire, par exemple les haines religieuses : allusion transparente aux persécutions odieuses dont Spinoza avait été la victime.

Le désir (cupiditas) est la tendance à obtenir ou à conserver les choses qui nous paraissent des biens ; on voit donc qu’il nait de l’opinion : exemple, le malade qui attend son médecin avec impatience, croyant qu’il va le guérir.

Après ces premières observations bien sommaires, on le voit, Spinoza passe immédiatement à la théorie des passions bonnes et des passions mauvaises.

Si nous comparons ce qui vient d’être dit avec la partie correspondante de l’Éthique, il est facile de voir combien cette théorie est sèche et écourtée et combien elle a pris de développement et d’enrichissement dans l’ouvrage définitif : elle y comprend en effet un livre tout entier, le de Affectibus. Ici, Spinoza passe immédiatement à la distinction des passions bonnes et des passions mauvaises. Dans l’Éthique, avant d’aborder cette question, qui est l’objet du IVe livre, le de Servitute, il s’étend longuement dans le IIIe sur la nature des passions ; avant de les étudier au point de vue moral, il les étudie au point de vue psychologique ; il en recherche le mécanisme ; il en développe l’enchaînement ; il ne se borne pas à quelques passions fondamentales ; il les poursuit dans toutes leurs combinaisons, dans toutes leurs ramifications, dans tous leurs replis.

Si maintenant nous considérons la théorie en elle-même, nous y verrons encore d’autres différences. Dans notre traité, Spinoza ne fait que reproduire la théorie de Descartes ; dans l’Éthique, il en a une qui lui est propre. Ici, c’est l’admiration qui est la première des passions ; dans l’Éthique, c’est le désir. Ici, la théorie des passions est rattachée à celle des quatre degrés de connaissance ; dans l’Éthique elle se rattache à la théorie tout autrement nette et profonde des idées adéquates et des idées inadéquates. Enfin, dans notre écrit, il n’y a rien, ou rien que de vague, sur l’essence de la passion. Dans l’Éthique, au contraire, la passion est rattachée avec profondeur à « l’effort que fait chaque être pour persévérer dans l’être ».

Le bien et le mal. — Passons maintenant à la théorie ou bien et du mal dans la passion, et, pour cela, revenons sur la distinction du bien et du mal, dont il a été déjà question plus haut.

Tout étant prédestiné dans la nature il n’y a en réalité ni bien ni mal : tout est ce qu’il doit être, parce qu’il est tout ce qu’il peut être. Cependant la distinction du bien et du mal, quoiqu’elle soit tout intellectuelle, doit avoir une signification : c’est cette signification qu’il faut rechercher, pour expliquer la différence des passions bonnes et des passions mauvaises.

Ici, Spinoza introduit une théorie nouvelle, qui se retrouvera dans l’Éthique (IVe partie, préambule), mais dont on ne voit pas trop le fondement dans sa philosophie : c’est la théorie de l’homme parfait, sorte de type emprunté à la théorie des idées de Platon et aussi à la théorie du sage stoïcien.

Il faut partir, dit Spinoza, de l’idée de l’homme parfait. Cette idée est un type d’après lequel nous mesurons toutes les actions de l’homme : ce qui conduit à la réalisation de ce type est bon ; ce qui en éloigne est mauvais. Le bien et la mal n’ont donc de sens que par rapport à l’espèce et non par rapport a l’individu. Dans l’individu, par exemple dans Adam, il n’y a pas un être idéal, un être de raison avec lequel nous puissions comparer l’être réel, pour voir s’il s’en approche ou s’il s’en éloigne, car, dans l’être individuel, la fin ou l’essence ne nous est connue que par le résultat, par l’événement. C’est donc seulement par rapport à l’espèce que l’individu peut être dit bon ou mauvais.

Le bien et le mal (tels que nous venons de les définir, à savoir ce qui approche ou éloigne de la réalisation de l’homme parfait) nous sont révélés dans les objets par nos divers modes de connaissance. Or l’opinion nous induit souvent en erreur ; la foi vraie est bonne en ce qu’elle conduit à la connaissance, parce qu’elle nous excite à aimer les choses vraiment aimables. La connaissance vraie, l’intuition, est la seule absolument bonne, et d’autant meilleure que son objet est meilleur ; par conséquent, la plus parfaite de toutes les connaissances est celle de Dieu.

Tels sont les principes d’après lesquels on peut juger des bonnes et des mauvaises passions.

1o  L’admiration implique une imperfection, parce qu’elle vient du préjugé et de l’ignorance : mais ce n’est qu’une imperfection et non un mal ; l’admiration ou l’étonnement ne contient aucun mal en soi.

2o  L’amour est l’union de l’esprit avec son objet. Il se qualifie d’après la qualité de l’objet.

Or il y a trois sortes d’objets : les corruptibles en soi, les incorruptibles par leur cause, et l’incorruptible absolu.

Les premiers sont les choses particulières ; les seconds sont les modes généraux ou modes divins ; le troisième est Dieu, c’est-à-dire la substance et ses attributs.

L’amour est d’autant meilleur que son objet est plus pur et plus élevé. Mais il est cependant impossible de s’en libérer absolument, même pour les choses inférieures ; et celui-là même nous est utile et nécessaire à cause de notre faiblesse. Ainsi l’amour des choses corruptibles, quoique étant le moins bon en soi, est cependant nécessaire, parce que ces choses sont nécessaires à notre existence ; mais, comme elles sont caduques, elles ne nous apportent aucune force, et même elles nous nuisent : étant des biens misérables, elles nous rendent misérables, et elles nous privent des vrais biens. En outre, ces biens (comme l’ont dit Épictète et Descartes) ne dépendent pas de notre volonté, et par là encore ce sont des biens inférieurs, qui n’en sont pas réellement pour nous. Ce n’est pas que Spinoza admette que nous soyons une cause libre ; mais nous entendons, dit-il, par choses qui sont en notre pouvoir les actions que nous accomplissons conjointement avec la nature dont nous sommes une partie ; et, par choses hors de notre pouvoir, celles qui s’accomplissent hors de nous et sans nous et sur lesquelles nous ne pouvons rien ; ainsi nous pouvons augmenter la somme de nos connaissances, mais nous ne pouvons pas produire ou empêcher les intempéries de l’air.

Quant à la seconde classe d’objets, les incorruptibles par leur cause, nous ne pouvons les concevoir sans Dieu ; nous ne pouvons donc les aimer sans aimer Dieu, puisque notre amour change d’objet aussitôt qu’il rencontre quelque chose de meilleur.

Reste enfin l’amour de Dieu, le seul amour qui soit absolument bon, parce que son objet est absolument incorruptible.

Quant à la haine, pour savoir si elle est bonne ou mauvaise, Spinoza se demande si nous pouvons agir avec ou sans passion : avec passion, comme le maître qui s’emporte contre son serviteur ; sans passion comme Socrate se refusant à châtier un esclave pris en faute. Lequel vaut le mieux, de vouloir échapper aux choses par la haine ou l’aversion, ou de s’y résigner par la raison ? On reconnaîtra sans doute qu’il n’y a pas de mal à agir sine ira, sine odio ; mais, si cela n’est pas mal, cela est bien, car il n’y a pas de milieu entre le bien et le mal. En outre, la haine vient de l’opinion, car une chose qui nous paraît mauvaise en un temps peut nous paraître bonne en un autre temps.

En résumé, l’amour est toujours bon, parce qu’il tend à notre accroissement et à notre perfectionnement ; la haine et ses dérivées (l’aversion, l’envie, la colère) sont toujours mauvaises, parce qu’elles tendent à notre destruction.

On remarquera que cette dernière idée, qui deviendra fondamentale dans l’Éthique et sera la base de toute la théorie des passions, ne se présente ici qu’en sous-ordre et d’une manière secondaire sans que Spinoza ait encore pensé à en faire le principe de sa doctrine.

Le désir et la joie venant de l’amour, tout ce que nous avons dit de l’amour s’applique à ces passions.

Quant à la tristesse, elle est mauvaise, parce que, quand nous sommes tristes, nous sommes impuissants à agir : celui qui connaît Dieu ne peut être triste. Il faut donc éviter la tristesse.

Voici maintenant la série des autres passions. Spinoza en donne la définition, en y ajoutant, pour quelques-unes, la qualification de bonnes ou de mauvaises.

L’estime et le mépris sont un amour ou une haine pour quelque objet considéré comme plus grand ou plus petit que nous. La générosité consiste à connaître sa propre perfection selon sa vraie valeur ; L’humilité, à connaître son imperfection sans se mépriser soi-même ; l’orgueil, à s’attribuer une perfection qu’on n’a pas ; L’abjection, à s’attribuer une imperfection qu’on n’a pas.

On voit par la que la générosité et l’humilité sont des passions bonnes puisqu’elles apprennent à chacun à se connaître lui-même, ce qui est nécessaire à la perfection. L’orgueil et l’abjection, au contraire, venant d’une fausse opinion de soi-même, sont mauvaises.

Passons à l’espérance et à la crainte.

Pour comprendre la nature de ces passions, il faut distinguer les idées : 1o  par rapport aux choses qu’elles représentent ; 2o  par rapport à celui qui possède ces idées. – Quant aux choses, elles peuvent nous paraître ou possibles ou nécessaires. Quant à celui qui possède ces idées, elles peuvent le déterminer à agir de deux manières, soit pour que la chose arrive, soit pour qu’elle n’arrive pas.

Cela posé, l’espérance a lieu quand nous croyons qu’une chose bonne est possible ; c’est une joie mêlée de quelque tristesse.

La crainte est une tristesse qui a lieu quand nous considérons comme possible une chose mauvaise.

Si une chose future est considérée comme bonne et nécessaire, c’est la sécurité : si elle est mauvaise, c’est le désespoir.

Voilà pour les idées en elles-mêmes : voyons maintenant celles qui ont rapport à celui qui a les idées.

1o  Quand nous pensons qu’il y a quelque chose à faire et que nous hésitons, c’est la fluctuation ; 2o  quand l’âme est fortement résolue, c’est l’intrépidité ; 3o  quand elle a décidé quelque chose de difficile, c’est l’audace ; 4o  s’il s’agit de quelque chose qu’un autre a fait, c’est l’émulation ; 5o  si nous reculons devant une chose à faire, c’est pusillanimité ; 6o  si elle est très-grande, c’est consternation ; 7o  si nous voulons jouir d’un bien à nous tout seuls, c’est la jalousie.

De toutes ces passions, qui dérivent toutes, comme on voit, de l’espoir et de la crainte, quelles sont les bonnes, quelles sont les mauvaises ?

Espérance, crainte, sécurité, désespoir et envie sont des passions mauvaises, car nous avons vu que tout est nécessaire ; or toutes ces passions naissent de la fausse opinion que les choses peuvent arriver ou ne pas arriver ; et quoique cette raison ne paraisse pas valoir contre la sécurité et le désespoir, cependant ces deux passions sont mauvaises, parce qu’elles n’auraient pas lieu si l’espérance et la crainte n’avaient pas précédé. Ni l’une ni l’autre ne se rencontrent dans l’homme parfait, qui ne s’attache pas aux choses passagères, et immuables.

La fluctuation, la pusillanimité, la consternation sont évidemment mauvaises par elles-mêmes, car rien d’utile ne peut être obtenu par des actions négatives. Quant à l’audace, à l’intrépidité et à l’émulation nous n’avons qu’à reproduire ce que nous avons dit de l’amour ou de la haine.

Du remords et du repentir. — Ces affections n’ont lieu que par précipitation de jugement ; le premier vient de ce que nous doutons si ce que nous faisons est bon ou mauvais ; le second vient de ce que nous avons fait quelque chose de mauvais. On croit généralement que ce sont de bonnes affections, parce qu’elles ramènent au bien : c’est une erreur. C’est l’amour et non le remords qui ramène au bien ; et, comme ce sont des modes de la tristesse, ils sont plutôt nuisibles qu’utiles.

La raillerie et la plaisanterie. — Ces deux passions sont mauvaises, parce qu’elles reposent sur une fausse opinion et montrent une imperfection, soit dans le raillé soit dans le railleur : 1o  dans le raillé, car c’est supposer qu’il est une cause libre de ses actions ; 2o  dans le railleur ; car ou la chose est risible, ou elle ne l’est pas : si elle ne l’est pas, il est d’une nature perverse d’en rire ; si elle l’est, il doit essayer de la corriger, non de s’en moquer. Pour ce qui concerne le rire, il faut s’en référer à ce qui a été dit plus haut de la joie : je parle du rire naissant d’une idée et sans mélange de méchanceté. Quant au rire purement matériel, il n’est ni bon ni mauvais. Il n’y a pas à en parler.

L’honneur est une joie de se voir loué et estimé par autrui. La honte est une tristesse de se voir méprisé par autrui. L’impudence est l’absence de toute pudeur. Celle-ci est évidemment mauvaise ; mais les deux autres sont non-seulement inutiles, mais nuisibles parce qu’elles naissent de la fausse opinion que l’homme est la cause libre de ses actions. Cependant Spinoza ne recommande pas le cynisme ; il veut même qu’on fasse quelque concession à l’opinion extérieure par exemple, si avec tel habit on rend la sagesse ridicule, on fera bien d’en prendre un qui n’offense personne et de se rendre le plus possible semblable à son prochain, afin de le gagner à soi, et par cela même d’être plus en état de lui être utile.

Faveur (bienveillance), reconnaissance. — Quoique ces passions paraissent bonnes, Spinoza les trouve cependant inutiles dans l’homme parfait, car celui-là n’a pas besoin de motif pour être encouragé à faire le bien ; et même il y est plus engagé encore envers le méchant, parce qu’il découvre en lui une plus grande misère. Quant à l’ ingratitude, elle est, comme l’impudence, essentiellement mauvaise.

Enfin, la dernière passion est le regret, c’est-à-dire la tristesse d’un bien perdu que nous désirons recouvrer ; c’est une imperfection, car nous avons vu que c’est un mal de s’attacher aux choses extérieures.

En résumé, les passions bonnes sont celles sans lesquelles nous ne pourrions être ni durer : par exemple, l’amour, le désir et tout ce qui touche à l’amour. Les mauvaises sont celles sans lesquelles nous pouvons exister. En d’autres termes, le fondement de toutes les passions est l’amour, et le seul objet digne d’amour est Dieu. Par là doivent être rejetées toutes les passions qui ont pour objet les choses finies aimées pour elles-mêmes et non pas pour Dieu.

Cette théorie n’est pas au fond très-différente de la théorie stoïcienne, et elle conclut, comme celle-ci, à une sorte d’ataraxie ; on la retrouvera dans l’Éthique, plus savante et plus précise ; mais ce sera toujours une doctrine de quiétisme, comme il est inévitable à tout système qui nie la personnalité humaine et la réalité de l’être fini.

V

Le vrai et le faux, le libre arbitre. — Avant d’aller plus loin, Spinoza croit devoir définir le vrai et le faux comme il a défini le bien et le mal. Le vrai est l’affirmation ou la négation d’un objet, laquelle convient ou ne convient pas avec cet objet. Le faux est le contraire. Ce sont l’un et l’autre des modes de la connaissance, qui ne diffèrent qu’au point de vue logique non réel. S’il en est ainsi, d’où peut venir l’erreur ?

Pour Spinoza, comme pour Descartes, la clarté de l’idée est la seule preuve possible de l’idée : ce qui est le plus clair possible n’a pas besoin d’être éclairci par quelque chose de plus clair. L’idée porte donc sa certitude avec elle. Il est vrai que l’erreur peut être accompagnée aussi d’une espèce de certitude ; mais c’est une illusion. Celui qui rêve peut croire qu’il veille ; mais celui qui veille ne peut pas croire qu’il dort.

Maintenant, pourquoi l’un possède-t-il la vérité, et l’autre non ? C’est que l’affirmation de l’un a plus de réalité que l’affirmation de l’autre. Comprendre, selon Spinoza, est un fait purement passif : c’est une modification de l’âme. Or, lorsqu’on est affecté par la totalité de l’objet, on en a une idée complète ; et c’est là l’idée vraie ; au contraire, l’erreur n’est qu’une idée incomplète : c’est l’action produite en nous par un moins grand nombre de causes et moins profondes. On voit par là la différence de la vérité et de l’erreur. Celui qui est affecté par tout l’objet en a une idée complète qui ne peut pas changer, car l’essence des choses est immuable ; celui qui, au contraire, n’a vu qu’une face des choses, en a une idée qui peut changer, car les choses ont plusieurs faces. De la l’instabilité de l’erreur. Il n’y a donc pas entre la vérité et l’erreur une différence de nature, mais de degrés ; l’une a plus de réalité que l’autre, voilà tout. — Tel est le germe de la théorie des idées adéquates et des idées inadéquates, qui jouera un si grand rôle dans l’Éthique.

Le vrai et le faux une fois définis, reste à savoir si nous pouvons y parvenir librement ou si nous sommes nécessités à choisir l’un ou l’autre. C’est la question du libre arbitre, que Spinoza introduit ici, parce que dans l’école cartésienne le choix entre le vrai et le faux était considéré comme aussi libre qu’entre le bien et le mal.

Suivant Spinoza, tout ce qui ne possède pas l’existence par soi-même doit avoir une cause externe : or la volition n’a pas d’existence par son essence propre ; elle doit donc avoir une autre cause qu’elle-même ; elle n’est donc pas libre. On soutient que cette cause, c’est la volonté même, laquelle est distincte de l’entendement, quoique liée avec lui ; mais ce sont là des êtres de raison : car si c’étaient des êtres réels, ce seraient des substances ; et comme l’âme, dit-on, dirige l’une et l’autre, il y aurait là encore une troisième substance.

Cette objection, que Spinoza du reste développe assez peu, ne paraît pas trop s’accorder avec son propre système, car lui-même, entre la substance et les modes, admet un intermédiaire, qu’il appelle l’attribut. On ne dira cependant pas qu’il admet trois substances en Dieu, parce qu’outre la substance, il reconnaît encore deux attributs, l’étendue et la pensée. Toute la question est de savoir s’il y a des substances finies ; mais, s’il y avait de telles substances, on ne voit pas pourquoi ces substances n’auraient pas des attributs, tout comme la substance infinie elle-même. On voit donc que l’on pourrait admettre, même selon Spinoza, la volonté et l’entendement comme réels, sans en faire des substances. L’âme en tant que produisant des actes sera considérée comme capable de les produire et s’appellera volonté ; et, en tant que produisant des idées et capable de produire ces idées, elle s’appellera intelligence. Il n’y aurait rien là que de conforme aux principes de Spinoza.

Une seconde objection, plus profonde que la précédente, est celle-ci : la volonté ne peut pas être essentiellement distincte de l’intelligence ; car, si l’idée n’est pas dans la volonté, l’amour ne pourra pas y naître ; on ne peut vouloir quelque chose dont l’idée ne soit pas dans la puissance voulante elle-même. Admettra-t-on que la volonté, par son union avec l’intelligence, pourra percevoir ce qui est dans l’entendement, et par conséquent l’aimer ? mais percevoir est un mode de l’intelligence. Lors même qu’on supposerait entre la volonté et l’entendement une union semblable à celle qui existe entre l’âme et le corps, cela ne servirait à rien, car le corps par son union avec l’âme ne devient pas par là sentant, et l’âme ne devient pas étendue par son union avec le corps ; tandis qu’ici, pour vouloir quelque chose, il faut que la volonté devienne connaissante, et l’entendement actif : il faut donc que les deux facultés s’empruntent réciproquement leurs attributs respectifs.

Cette objection repose précisément sur l’hypothèse que Spinoza vient de combattre tout à l’heure et qui ferait de la volonté et de l’entendement deux substances distinctes : mais, si c’est l’âme qui veut et qui pense en même temps, qu’y a-t-il d’étrange à ce que, étant capable de connaître, elle soit en même temps capable de vouloir ?

Troisième objection : le libre arbitre est en contradiction avec la doctrine cartésienne de la création continuée. Une chose qui n’est pas capable de se conserver elle-même, même un seul instant, peut encore moins être en état de produire quelque action. Par quelle puissance le pourrait-elle faire ? Ce ne peut être par une puissance passée, qui ne serait plus. Est-ce par une puissance présente ? Mais elle n’en a pas la moindre qui lui permette de durer un seul instant. Dieu est donc la cause unique, et par conséquent tous les actes de notre volonté sont déterminés par lui.

D’où vient donc l’erreur si répandue du libre arbitre ? De l’habitude de réaliser des abstractions. L’homme, voyant des volitions particulières, se fait une idée générale de la volonté, comme il se fait une idée générale de l’homme. Puis il réalise cette volonté et en fait un être. Il se demande pourquoi l’homme veut ceci ou cela, et il répond : Parce que c’est sa volonté. Mais la volonté, n’étant que nos volitions généralisées, n’a aucune puissance pour les produire. Il n’y a donc pas lieu de se demander si la volonté de l’homme est libre ou non, puisqu’elle n’existe pas.

Comment expliquer maintenant l’affirmation et la négation ? Ce n’est pas, comme le veut Descartes, par un acte de volonté, puisqu’il n’y a pas de volonté : c’est la chose elle-même qui s’affirme ou se nie dans notre esprit.

On se persuade cependant qu’on peut affirmer ou nier à volonté : mais cette illusion vient de ce qu’on ne distingue pas les pensées et les mots que nous employons pour les exprimer. En changeant les mots ou les signes, nous pouvons faire sentir aux autres hommes autre chose que ce que nous sentons ; mais nous ne pouvons pas nous-même sentir autrement que nous le faisons réellement.

On objecte que si c’est la chose elle-même qui s’affirme ou se nie en nous, Il n’y a plus de faux, il n’y a plus d’erreur. Sans doute, il n’y a pas d’erreur absolue ; ce qui serait incompréhensible ; mais l’erreur vient de ce que nous ne voyons qu’une partie de tout, et que nous prenons cette partie pour le tout lui-même.

Enfin on invoque que nous pouvons, en fait, vouloir ou ne pas vouloir, affirmer ou nier : c’est là une erreur qui vient de ce qu’on ne distingue pas le désir de la volonté ; voyons donc la différence de l’un et de l’autre.

Suivant Spinoza, la volonté, c’est la puissance d’affirmer ou de nier ; le désir, c’est l’inclination de l’âme portée vers un objet qu’elle considère comme bon. Or nous avons vu que la volonté n’était pas libre : voyons si le désir l’est davantage.

D’abord, le désir dépend de nos idées, qui elles-mêmes nous l’avons vu dépendent d’une cause externe. De plus, les hommes passent d’un désir à un autre sans savoir ce qui les détermine à ce changement, et ce ne peut être encore qu’une cause externe. Par exemple, si je fais entendre à un petit enfant le bruit d’une sonnette, est-il possible qu’il n’ait pas immédiatement le désir de l’entendre encore et de la posséder ? En effet, si je suppose qu’il ne connaisse actuellement rien autre de meilleur, pourquoi préfèrerait-il à ce bien présent un autre dont il n’aurait pas l’idée ? Mais, dira-t-on, il peut renoncer à son désir. Comment le pourrait-il ? Qui est-ce qui pourrait détruire en lui ce désir ? Serait-ce ce désir lui-même ? mais il n’est aucune chose qui tende à sa propre destruction ; la seule chose qui puisse l’affranchir de ce désir, c’est que par la nature et l’ordre des choses il reconnaisse quelque autre objet meilleur et plus séduisant. En outre, il n’y a pas plus de désir en soi que de volonté en général ; il n’y a que des désirs particuliers, comme des volitions particulières. Dire que le désir est libre, ce serait dire qu’il est cause de soi ; en d’autres termes, qu’il s’est produit lui-même avant d’exister.

On voit que le désir n’est pas plus libre que la volonté.

La seule apparence de liberté vient de l’opposition de ces deux choses : le désir s’étend plus loin que la volonté ; nous pouvons désirer ce que nous ne voulons pas et vouloir ce que nous ne désirons pas : mais Spinoza n’a pas suffisamment éclairci ce point.

Quelles sont les conséquences de la doctrine précédente, à savoir de la négation du libre arbitre ? Les voici :

1o  Nous dépendons de l’être parfait, comme la partie du tout ; nous devons être les serviteurs de Dieu, et c’est là notre principale perfection.

2o  Nous n’avons pas à nous enorgueillir de nos actes.

3o  Nous aimerons notre prochain et n’aurons contre lui ni haine ni colère.

4o  Dans le service de la république ou de l’état, nous ne ferons acception de personne.

5o  Cette doctrine nous délivre de la tristesse.

6o  Elle nous conduit à ne pas craindre Dieu comme s’il était le diable ;

Et 7o  à tout attribuer à Dieu, à l’aimer seul, comme ce qu’il y a de plus auguste et de plus saint, et à y placer tout notre salut.

Nous arrivons ainsi à la dernière théorie de l’ouvrage la théorie du salut ou de la béatitude (Welstand). Cette théorie n’est pas exposée d’une manière très-suivie, et elle contient plusieurs discussions épisodiques : c’est elle cependant qui domine jusqu’à la fin du livre.


L’union de l’âme et du corps. — Mais, pour entrer plus avant dans cette théorie du salut, il faut rechercher les causes de nos passions, et pour cela distinguer la part du corps et celle de l’âme. Spinoza introduit donc ici une discussion sur l’union de l’âme et du corps, qui eût été beaucoup mieux à sa place un peu plus haut.

Le corps humain est un mode de l’étendue ; et comme l’étendue est un attribut, et que Dieu possède tous les attributs, il doit posséder celui-là. Mais de quelle étendue s’agit-il ? Serait-ce d’une étendue qui n’existerait qu’éminemment[23], comme on dit dans l’école ? Spinoza répond que non, car il n’y a pas deux étendues : c’est donc de l’étendue réelle, de celle qui est dans la nature, que notre corps fait partie.

Maintenant on remarquera que nous ne pouvons attribuer qu’à l’étendue les modes qui dérivent de l’étendue, et à la pensée les modes qui dérivent de la pensée ; chacun de ces modes ne peut avoir pour cause que l’attribut dont il est le mode.

Il s’ensuit que la pensée ne peut produire un mouvement, ni le mouvement une pensée. Le mouvement a pour cause le mouvement ; la pensée a pour cause la pensée.

Il semble donc résulter de là qu’il n’y a aucune espèce d’union possible entre les deux parties de l’homme. Cependant Spinoza, suivant ici les traces de Descartes, ne pousse pas encore jusqu’à l’extrémité, comme le fera Leibniz, l’idée de la séparation. Il accorde que si l’âme ne peut pas produire du mouvement, elle peut du moins changer la direction du mouvement. L’âme n’est autre chose que l’idée du corps ; et, unie avec celui-ci, elle constitue l’unité de l’homme ; c’est en tant qu’idée du corps qu’elle peut agir sur la détermination du mouvement : doctrine que Leibniz a combattue plus tard, soutenant que l’âme ne peut pas plus créer la direction du mouvement que le mouvement lui-même. Réciproquement, les modes de l’âme, tels que les passions, ne peuvent avoir pour cause que la pensée et non l’étendue.

Seulement, de la communication et action réciproque des attributs, il résulte que, tandis que les esprits, en vertu des lois du corps et du mouvement, se portent d’un côté, de l’autre, en vertu des idées de l’âme, ils tendent à prendre une autre direction ; de là les combats, les agitations, les anxiétés qui caractérisent les passions. Mais cette action de l’âme sur le corps est empêchée dans deux circonstances : soit lorsqu’il n’y a plus assez d’esprits (jeûne, fatigue), soit lorsqu’il y en a trop (ivresse) ; dans ces deux cas, l’âme n’a plus le pouvoir de diriger le corps.

Voilà en quoi consiste l’action de l’âme sur le corps : considérons la réciproque, c’est-à-dire celle du corps sur l’âme. La doctrine de Spinoza sur ce point est confuse et assez peu satisfaisante. La seule action que le corps puisse exercer sur l’âme, selon lui, c’est de se faire connaître à elle : ce qui ne peut avoir lieu que par les seuls modes du corps, le mouvement et le repos ; or, comme c’est le corps et les corps que nous connaissons d’abord, il est naturel que nous aimions d’abord les corps par-dessus tout. Mais, aussitôt que nous connaissons Dieu, nous nous unissons à lui, comme à un bien infiniment supérieur à celui du corps.

Comment se fait ce passage ? Ici encore, les explications sont des plus confuses. Spinoza semble préoccupé de cette idée que si le corps était la cause principale de nos passions, on ne pourrait se délivrer des passions par un acte intellectuel. Mais le corps n’est pas la principale cause de nos passions : car il n’agit sur l’âme qu’en tant qu’objet, et conséquemment par son idée. Reste donc que ce soit l’idée qui soit la cause principale de nos passions : dès lors, une autre idée qui nous présentera un objet meilleur que le premier pourra faire naître un nouvel amour meilleur que le précédent, et le meilleur des objets provoquera en nous le meilleur et le plus pur des amours.

Cette doctrine sur l’union de l’âme et du corps soulève les objections suivantes : 1o  Si le mouvement corporel n’est pas la cause des passions, comment une passion, par exemple la tristesse, peut-elle être écartée par une cause corporelle, telle que le vin ?

Réponse. — La tristesse est produite par l’opinion qu’il y a du mal dans un objet : cette idée détermine le cours des esprits vers le cœur et exerce une pression qui cause de la douleur. Or, le vin ou telle autre cause, en détournant le cours des esprits, supprime cette douleur : l’âme, délivrée, se porte vers un autre objet qui peut lui procurer du plaisir. Telle est l’explication que Spinoza donne dans une note ; dans le texte, il dit, plus simplement encore, que la tristesse a lieu quand l’âme sent que la puissance de diriger les esprits lui est enlevée ; mais, si une cause quelconque rétablit les esprits dans leur situation antérieure, l’âme éprouve de la joie ; seulement, si c’est par une cause purement matérielle, cette joie est éphémère et fragile ; si c’est par une bonne passion, c’est une joie persistante et absolue.

2o  Si l’âme peut diriger le mouvement, pourquoi ne le produirait-elle pas ?

Réponse. La nature, quoique ayant plusieurs attributs, n’est cependant qu’un seul être, de telle sorte qu’il n’y a qu’une seule chose pensante dans toutes les natures. Le corps prenant d’un côté le mode du corps de Pierre, de l’autre le mode du corps de Paul, il s’ensuit qu’il y a une idée de Pierre et une idée de Paul : or la chose pensante peut mouvoir le corps de Pierre par l’idée de Pierre, mais non le corps de Paul, lequel ne peut être mû que par sa propre idée ; il en est de même de tout autre corps[24].

2o  Il semble enfin que nous puissions produire du repos dans notre corps, par exemple la lassitude, par le moyen de l’exercice de nos membres.

Réponse. — L’âme peut produire le repos, mais non pas directement : c’est seulement par le moyen d’autres corps qui communiquent aux esprits autant de repos qu’ils ont reçu de mouvement.

La conclusion de toute cette théorie, très-incomplète, sur l’union de l’âme et du corps, c’est que l’âme ne triomphe pas des passions par une action directe sur le corps, mais en substituant la connaissance vraie aux degrés inférieurs de l’entendement.[25]

L’amour de Dieu et l’immortalité de l’âme — Ce n’est donc pas la raison, c’est-à-dire le raisonnement, qui peut nous donner le salut ou la régénération ; c’est la connaissance intuitive, celle qui va droit à l’objet et qui, nous en montrant l’excellence, nous y unit par l’amour.

C’est cette union qu’il faut expliquer. Tout objet de la nature a son idée ; plus cet objet est parfait, plus l’union de cette idée avec son objet est intime et parfaite. Le corps humain a donc son idée et cette idée est son âme : or, comme c’est là le premier objet de cette idée, c’est avec ce corps qu’il est d’abord intimement uni ; mais, comme l’esprit ne peut se reposer dans l’idée du corps, elle passe nécessairement à la connaissance de celui sans lequel le corps ne saurait ni exister ni être conçu ; et puisque le corps engendre déjà un amour des plus vifs, combien plus grand encore ne devra pas être l’amour engendré par le plus grand des objets, c’est-à-dire par Dieu ! Comment se fait ce passage suivant Spinoza, à savoir le passage de l’amour du corps à l’amour de Dieu ? C’est que la nature n’est qu’une seule substance, et que toutes les choses s’unissent en Dieu. En s’unissant au corps, l’âme s’unit donc à Dieu : et c’est l’impossibilité de comprendre le corps sans Dieu qui nous fait passer de l’un à l’autre.

L’amour de Dieu nous donne le salut éternel, et par conséquent l’âme est immortelle. Comment faut-il entendre cette doctrine dans Spinoza ?

La durée d’un esprit, c’est-à-dire d’une idée, est relative à la durée de l’objet dont elle est l’idée. Or, tant que l’âme n’est autre chose que l’idée du corps et qu’elle s’unit au corps seul par l’amour, sa durée est relative à la durée du corps ; elle est donc mortelle comme lui. Mais l’âme n’est pas seulement l’idée du corps ; elle est aussi une idée de Dieu, et elle peut s’unir à lui. Or, en tant qu’elle s’unit à un objet éternel et immuable, elle devient elle-même éternelle et immuable comme lui ; et, par là, elle est non-seulement immortelle, mais éternelle.

Cette théorie est celle de l’Éthique, mais elle n’a pas encore la netteté et la précision qu’elle prendra dans l’Éthique ; on sait que, dans cet ouvrage, la doctrine de l’immortalité de l’âme repose sur la théorie des idées adéquates et des idées inadéquates ; théorie qui n’est qu’ébauchée ici. On ne voit pas bien, par exemple, comment l’âme qui, par définition, n’est encore que l’idée du corps, peut s’unir à Dieu ; si elle peut sortir du corps pour s’élever à Dieu, c’est qu’elle est autre chose qu’une idée du corps : qu’est-elle donc ? On ne le dit pas clairement. Dans l’Éthique, au contraire, Spinoza insiste beaucoup plus sur le côté éternel de l’âme, et sur son union avec Dieu.

Après avoir traité de l’amour de l’homme pour Dieu, il est à propos de traiter de l’amour de Dieu pour l’homme. Spinoza nie l’existence d’un tel amour, par les raisons suivantes : 1o  On ne peut supposer en Dieu aucun mode de penser autre que celui qui est dans les hommes. Donc Dieu ne peut avoir d’amour, encore moins de haine pour les hommes. En outre, ce serait supposer le libre arbitre chez les hommes. 2o  Il ne peut pas commencer à aimer (encore moins à haïr), déterminé à cela par des causes particulières.

Ce n’est pas à dire pour cela que Dieu soit indifférent aux hommes et qu’il les abandonne à eux-mêmes, car il est en eux, et c’est lui-même qui constitue leur essence, de sorte qu’il n’y a pas lieu à un amour distinct de celui qu’ils ont pour eux-mêmes.

Les lois de Dieu. — Cela posé, y a-t-il des lois imposées par Dieu aux hommes et suivies de récompenses et de punitions ?

Non : les lois de Dieu sont celles que nous ne pouvons pas transgresser. Ce sont les lois de la nature, comme celle-ci que le faible doit céder au fort, ou qu’une cause ne peut pas donner plus qu’elle n’a. Ces sortes de lois sont nécessaires et inviolables.

Les seules lois qu’on puisse transgresser, ce sont les lois humaines, lesquelles tendent non au bien du tout en général, mais au bien de la partie.

Il semble alors, d’après ces principes, que les lois morales proprement dites, c’est-à-dire celles qu’on peut violer, ne sont que des lois partielles, subordonnées aux lois de la nature, qui sont les lois du tout. En un mot, le bien et le mal moral n’ont de valeur que par rapport à l’homme, et n’en ont pas absolument et en soi ; même, elles seraient plutôt contraires à l’intérêt du tout, en supposant, ce qui est impossible, qu’elles pussent prévaloir contre les lois de la nature.

Mais Spinoza donne un autre tour à sa doctrine, qui va la concilier avec les principes reçus.

La fin propre d’un être, dit-il, peut servir en même temps, à l’insu de cet être, à une fin plus relevée. C’est ainsi que l’abeille, en faisant du miel, travaille à l’intérêt de l’homme. De même l’homme, tout en croyant travailler seulement à son intérêt, sert en même temps aux fins de la nature en général, qui l’emploie comme un instrument. Ainsi, les lois morales portées par l’homme, tout en n’étant directement provoquées que par l’idée du bien de l’humanité sont en même temps des moyens subordonnés à la fin de l’univers.

On remarquera dans cette nouvelle théorie :

1o  L’idée de fin employée par Spinoza : il n'a pas encore pris parti comme dans l’Éthique, contre l’idée de finalité ; et, chose remarquable, l’exemple qu’il invoque ici est précisément emprunté à ce que l’on appelle la finalité extérieure, celle qui parait la plus contestée, car il nous montre précisément comment les choses peuvent servir les unes aux autres et comment de cette hiérarchie de fins résulte l’ordre universel.

2o  Grâce à cette vue nouvelle, les lois morales, qui paraissaient n’être d’abord que des lois partielles et relatives, reprennent une sorte de valeur absolue. Elles sont une des conditions de l’ordre universel.

Or il y a dans l’homme deux lois fondamentales : l’une résultant de son union avec Dieu, l’autre de son union avec les modes de la nature.

De ces deux lois, la première est nécessaire ; l’autre ne l’est pas. L’homme ne peut s’affranchir de son union avec Dieu, il ne peut donc pas s’affranchir des lois qui réglent cette union. La seconde n’est pas nécessaire, car l’homme peut se séparer des autres hommes ; ce dernier trait est caractéristique, et indique dans la doctrine de Spinoza une tendance ascétique et monastique qu’on ne trouve plus dans l’Éthique ; au contraire, dans ce dernier ouvrage, il soutient que ce qu’il y a de plus utile à l’homme, c’est l’homme.

La révélation. — Spinoza se demande ensuite si Dieu peut se faire connaître aux hommes.

Si l’on entend par là la révélation extérieure au moyen de paroles ou d’autres signes sensibles, Spinoza la nie entièrement. En effet, pour comprendre celui qui dirait : Je suis Dieu, il faudrait d’abord avoir l’idée de Dieu. Quant à conclure Dieu d’un fait extérieur, on ne le peut : car comment conclure du fini à l’infini ? Et qui est-ce qui prouverait qu’il n’y a qu’une seule cause et non plusieurs ?

D’un autre côté. Dieu ne peut être conclu de quelque chose de plus clair que lui-même. Il reste donc que Dieu nous soit connu immédiatement (l’argument à priori n’étant que la forme extérieure de cette connaissance).

Le diable. — La question de la connaissance de Dieu nous conduit d’une manière assez inattendue à une autre question curieuse, qui n’est pas d’habitude discutée par les philosophes et qui parait réservée à la théologie : c’est la question du diable. C’est une discussion qui a disparu de l’Éthique.

Spinoza se demande si le diable existe ou non et il soutient qu’il n’existe pas, par les raisons suivantes : 1o  le diable n’existe pas : car, étant absolument contraire à Dieu et n’ayant rien de commun avec lui (qui est l’être), il ne peut être que le néant ; 2o  le diable étant un être si misérable, au lieu de le haïr, comme on nous le recommande, il faudrait prier pour lui ; 3o  la durée d’une chose est en raison de sa perfection ; et, dans une chose pensante en particulier, la perfection, et par conséquent la durée, dépend de son union avec Dieu : or le diable est une chose pensante ; mais, comme il n’a pas la moindre perfection, ni aucune union avec Dieu, il ne peut pas durer un seul instant ; 4o  nous n’avons pas besoin du diable pour expliquer nos passions, puisque nous en avons donné la cause distincte.

Le bonheur et liberté. — En disant que le bonheur consiste dans la destruction des passions, nous n’avons pas voulu dire, comme les théologiens vulgaires, qu’il faille d’abord détruire les passions avant de s’élever à la connaissance et à l’amour de Dieu, car c’est comme si l’on disait qu’il faut détruire l’ignorance avant de s’élever à la science. C’est là peut-être, pour le dire en passant, une observation plus spécieuse que solide, car, s’il est vrai que l’on ne puisse détruire l’ignorance que par la science elle-même, il n’en est pas de même de l’erreur, que l’on peut écarter par le doute et la critique avant de s’élever à la science or les passions ont plus d’analogie avec l’erreur qu’avec l’ignorance : l’ignorance ressemblerait plutôt à l’apathie, qui ne peut être guérie que par une passion quelconque ; mais la passion étant un trouble, on peut commencer par écarter ce trouble, ne fût-ce que pour être tranquille et éviter la douleur ce qui rendrait alors le chemin libre à la connaissance de l’âme et de Dieu.

Pour Spinoza, la seule manière de vaincre la passion, c’est la connaissance de Dieu et l’amour divin : privés de ces deux principes, nous sommes hors de notre élément. C’est une absurdité des théologiens de dire que, s’il n’y avait pas de vie future, nous aurions intérêt à ne rechercher que notre bien personnel, comme s’il pouvait y avoir pour nous quelque chose de meilleur que Dieu. N’est-ce pas comme si l’on disait que le poisson, s’il n’y avait pas pour lui de vie future, aurait intérêt à quitter l’eau pour vivre sur la terre. Pour chercher Dieu et l’aimer, nous n’avons besoin d’autre motif que notre utilité, puisque, n’étant rien que par lui, ce n’est qu’en lui que nous pouvons trouver notre repos.

La raison n’est donc pas ce qu’il y a de meilleur en nous ; ce n’est qu’un degré qui, semblable à l’esprit précurseur, nous annonce le souverain bien, et nous excite à le chercher.

Une note curieuse, soit de Spinoza, soit de l’un de ses disciples, rapproche la doctrine précédente de celle de la théologie réformée. Qui ne voit, dit l’auteur de cette note, l’analogie de cette doctrine avec celle de l’Église ? Les passions fausses, c’est le péché ; la foi vraie, c’est la loi : la vraie connaissance, c’est la grâce, qui nous affranchit définitivement du péché.

Telle est la nature de la véritable liberté : c’est la dernière théorie de l’ouvrage, aussi bien que dans l’Éthique. Spinoza la résume dans les conclusions suivantes :

1o  Dieu étant l’essence infinie, et par conséquent l’action infinie, les choses ont d’autant plus d’action et d’autant moins de passion qu’elles sont plus unies à Dieu.

2o  Aucune cause ne pouvant être à elle-même la cause de sa destruction et ne pouvant périr si elle n’est pas causée par une cause externe, il s’ensuit que la vraie intelligence ne peut pas périr.

3o  Les actions du vrai entendement, de la vraie connaissance sont les meilleures de toutes, puisque ce sont des actions internes, et elles sont éternelles, comme l’entendement lui-même.

4o  Toutes les choses que nous produisons au dehors sont d’autant plus parfaites qu’elles peuvent s’unir à nous-même en une seule et même nature : ainsi, lorsque je communique mes idées aux autres hommes et que je les fais par là participer au salut, j’arrive à confondre leur volonté avec la mienne, de manière à ne faire qu’une seule et même nature avec eux.

En résumé, voici la définition de la vraie liberté, à savoir : la ferme réalité que notre esprit acquiert par son union immédiate avec Dieu, de manière à produire en soi des idées et en dehors de soi des actions qui s’accordent avec la nature, et qui, n’étant ni les unes ni les autres produites par des causes externes, ne peuvent être ni détruites ni changées.

Les dernières paroles de l’ouvrage achèvent, comme nous l’avons dit, de nous en attester la parfaite authenticité. Elles nous prouvent le secret avec lequel la doctrine de l’auteur était enseignée et propagée, soit par lui-même, soit par ses disciples : « Puisque vous connaissez le siècle où vous vivez, dit Spinoza à ses élèves, je vous prie et je vous conjure de prendre des précautions pour la manifestation de ces idées. Je ne veux pas dire qu’il faille les conserver pour vous seuls, mais seulement que si vous entreprenez de les dévoiler à quelqu’un, votre seul but soit le salut de vos proches, étant d’ailleurs assurés de la manière la plus évidente que vous ne perdrez pas le fruit de votre travail. »

On voit par là que l’enseignement de Spinoza était véritablement un enseignement secret et ésotérique, comme on l’a souvent supposé à tort des grands philosophes de l’antiquité. À la vérité, il en avait laissé percer les tendances et les principes dans son ouvrage du Theologico politicus ; mais il n’y disait pas encore tout son secret ; c’est pourquoi, tant qu’il vécut, il ne voulut point publier son Éthique, et peut-être est-ce encore là une des raisons qui lui firent adopter la forme géométrique dont le laborieux échafaudage cachait et protégeait à la fois la doctrine suspecte qui y était exposée.

Pour conclure, le de Deo et Homine est bien loin encore de l’Éthique pour la grandeur de la composition, la richesse du développement, la sévérité sobre de la forme. S’il ne nous offre pas le fatiguant enchevêtrement de la forme géométrique, il retient en revanche encore en partie les habitudes de l'argumentation scolastique : néanmoins, malgré cette infériorité, ou plutôt à cause d’elle, l’ouvrage est intéressant, puisqu’il nous montre le premier degré d'où Spinoza est parti pour s’élever jusqu'à l’Éthique. Le fond de la pensée est le même ; mais le développement n’est encore qu’ébauché. On y trouve à la fois richesse et diffusion : ce sont les premières lignes d’un grand tableau. Ce travail ne nous apprendra rien de nouveau sur la philosophie de Spinoza ; mais il nous instruira utilement sur l’histoire de son génie.

P. J.      

Juin 1878.


  1. Amstelodami, apud Fredericum MULLER, 1862. La traduction latine de M. Van Vloten est malheureusement très-incorrecte.
  2. Amstelodami, 1869
  3. Les notes de M. Van der Linde sur le texte des deux manuscrits en question ont paru dans le recueil allemand Zeitschift für philosophie, tome XLV, page 301.
  4. Pour la France, nous demandons la permission de nous citer nous-même : Revue des Deux-Mondes (15 juillet 1867).
  5. B. de Spinozas Kurzrr Traktan von Gott, etc., ins deutsche ubersetzt, mit einer Einteitung, Kritischen und sachlichen Erluiïterungen bcgleilet, von Dr Sigwart. Tubingen, 1870.
  6. Monnikoff étant né en 1707 et Deuroff étant mort en 1717, il n’y a pas eu de communication directe entre l’un et l’autre mais il y a eu sans doute communication médiate.
  7. Ethica quæ ab autore primum batavorum sermone conscripta, postea ab eodem in linguam latinam traducta et methodo malhematica est disposita, omisso tamen quod in exemplari hollandico manuscripto extare dicitur capite de Diabolo (Biblioth. anonymorum, p. 941, 6).
  8. Les Principia R. Descartes more geometrico demonstrata furent publiée en 1663 ; mais la composition en est sans doute beaucoup plus ancienne.
  9. On plaçait généralement la date de l’excommunication de Spinoza en 1660 ; mais M. Van Vloten en retrouvant et en publiant la pièce elle-même qui porte la date, a établi qu’elle était de 1656.
  10. I Phase : Naturalistische All-Einheit. – II Phase : Theistische All-Einheit. – III Phase Substanzialistische All-Einheit.
  11. Ces premières lettres à Oldenburg sont de 1661. Elles nous font assister à la rédaction de l’Éthique.
  12. Voir sur cette question les travaux de MM. Sigurt et Avenarius cités dans notre avant-propos, et plus récemment, en Angleterre, de M. Pollok, Notes sur la Philosophie de Spinoza.
  13. Elle prouve, en effet, que l’être qui existe par lui-même ne peut pas être fini et imparfait (comme la matière des athées) mais qu’il est infiniment parfait ; ce qui n’implique pas qu’il ne puisse y avoir, en dehors de lui et par lui, quelque être fini et imparfait.
  14. Nous ne disons pas propriétés, parce que Spinoza emploie souvent le mot de propriétés dans le sens d’attributs, et il oppose alors les propriétés aux propres.
  15. La prédestination est donc la même chose que l’action nécessaire, quoique Spinoza distingue ces deux choses.
  16. On voit que Spinoza considère ici la distinction du bien et du mal comme absolue, tandis qu’ailleurs, et même dans l’Éthique, il ne la considère que comme relative.
  17. Ém. Saisset. Introduction aux œuvres de Spinoza (ch. XI).
  18. Sur la question de la personnalité divine dans Spinoza, on peut consulter Voigtländer, Spinosa nicht pantheist, sondern theist (Theol. Studien und Kritiken, 1841, Keft 3) ; Löwe, Uber den Gottesbegriff Spinosa's. (Stuttgart. 1862) et Böhmer, Spinosana (Zeitschrift für die exacte philosophie, 1863, t. XLI, p. 92).
  19. Tout ce qui est relatif aux corps se réduit à une note de la préface de la 2o  partie.
  20. Les modes semblent être les idées ; les effets de ces modes, les passions ; les causes sont ce qui distingue les passions bonnes des passions mauvaises.
  21. Spinoza compte tantôt 4 degrés, tantôt 3, en réunissant les deux premiers.
  22. L’admiration est prise ici surtout dans le sens d’étonnement.
  23. Par le mot eminenter, on entendait dans l’école, une manière d’exister supérieure et plus parfaite : par exemple, la science de l’écolier existe éminemment dans le maître. Spinoza paraît faire allusion ici à une doctrine semblable à celle de l’étendue intelligible de Malebranche ; mais celui-ci n’avait rien publié avant 1674, et le travail actuel doit être bien antérieur.
  24. Cette réponse ne paraît pas satisfaisante, ou du moins pas assez précise. Elle prouve bien qu’on ne peut mouvoir les autres corps que par le moyen du sien propre : mais elle ne prouve pas que l’homme, dans son propre corps, ne puisse pas produire de mouvement, et qu’il ne soit capable que de le diriger.
  25. Spinoza introduit encore ici une question épisodique qui eût été mieux à sa place dans la discussion du libre arbitre, à savoir : comment, sachant qu’une chose est bonne, nous choisissons celle que nous connaissons pour mauvaise ? La réponse est que le raisonnement qui est une opération médiate, est impuissant contre les passions qui naissent du fond même de l’âme (chap. XXI).