Court Traité/Seconde partie/Chapitre XIV

La bibliothèque libre.
Traduction par Paul Janet.
Germer Baillière (p. 82-84).


CHAPITRE XIV


DU REGRET.


La dernière des passions dont nous ayons à traiter est le regret[1], qui est une espèce de tristesse d’un bien perdu que nous désespérons de recouvrer. Cette passion nous manifeste tout d’abord l’imperfection qu’elle renferme ; et il nous suffit de la considérer pour la déclarer immédiatement mauvaise ; puisque nous avons suffisamment prouvé qu’il est mauvais en soi de s’attacher et de s’enchaîner aux choses qu’il est si facile de perdre et que nous n’avons pas comme nous voulons ; de plus, comme elle est une espèce de tristesse, il faut l’éviter, ainsi que nous l’avons montré en traitant de la tristesse.

Je crois donc avoir assez montré et démontré que c’est seulement la foi vraie et la raison qui nous conduisent à la connaissance du bien et du mal. Et maintenant, si, comme nous le ferons voir, la première et principale cause de toutes ces passions est la connaissance, on verra clairement qu’en usant bien de notre entendement et de notre raison, nous ne tomberons jamais dans ces passions. Je dis notre entendement, parce que je pense que la raison[2] seule n’a pas assez de force pour nous délivrer en cette circonstance de toutes ces passions, comme nous le ferons voir en son lieu.

Cependant il est important encore de remarquer d’une manière générale que toutes les passions bonnes sont de telle nature que sans elles nous ne pouvons ni exister ni subsister, et par conséquent qu’elles nous appartiennent essentiellement, par exemple l’amour, le désir et tout ce qui appartient à l’amour.

Il en est tout autrement de celles qui sont mauvaises et aptes à détruire : non-seulement nous pouvons être sans elles, mais encore c’est seulement lorsque nous sommes délivrés d’elles que nous sommes ce que nous devons être.

Pour parler encore plus clairement, remarquons que le fondement de tout bien et de tout mal est l’amour, suivant qu’il tombe sur tel ou tel objet : car si nous n’aimons pas l’objet qui, avons nous dit, est le seul digne d’être aimé, à savoir Dieu, si nous aimons au contraire les choses qui par leur nature propre sont périssables, il s’ensuit nécessairement (ces objets étant exposés à tant d’accidents et même à l’anéantissement) que nous éprouvons la haine et la tristesse après le changement de l’objet aimé, la haine lorsque quelqu’un nous l’enlève, la tristesse lorsque nous le perdons. Si au contraire l’homme arrive à aimer Dieu, qui est et demeure éternellement inaltérable, il lui devient alors impossible de tomber dans cette fange des passions : car nous avons établi comme une règle fixe et inébranlable que Dieu est la première et unique cause de tout notre bien et le libérateur de tous nos maux.

Enfin il est encore à remarquer que seul l’amour est infini, c’est-à-dire que plus il s’accroît, plus nous sommes parfaits, puisque, son objet étant infini, il peut toujours grandir, ce qui ne se rencontre dans aucune autre chose ; et c’est ce qui nous servira plus tard (dans notre 23e chapitre) à prouver l’immortalité de l’âme, et nous expliquerons de quelle nature elle peut être.

Maintenant, après avoir parlé de tout ce qui concerne les effets de la troisième espèce de connaissance, à savoir la vraie foi, nous passerons aux effets du quatrième et dernier mode, dont nous n’avons pas encore parlé.




  1. Le mot hollandais est Beklag, que le traducteur latin traduit à tort par commiseratio. (P. J.)
  2. Voir sur cette distinction la note ci-dessus, p. 20. (P. J.)