Courte réponse à un docteur allemand/Édition Garnier

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COURTE RÉPONSE
AUX LONGS

DISCOURS D’UN DOCTEUR ALLEMAND[1]

(1744)

Je m’étais donné à la philosophie, croyant y trouver le repos que Newton appelle rem prorsus substantiam ; mais je vis que la racine carrée du cube des révolutions des planètes, et les carrés de leurs distances, faisaient encore des ennemis. Je m’aperçois que j’ai encouru l’indignation de quelques docteurs allemands. J’ai osé mesurer toujours la force des corps en mouvement par . J’ai eu l’insolence de douter des monades, de l’harmonie préétablie, et même du grand principe des indiscernables. Malgré le respect sincère que j’ai pour le beau génie de Leibnitz, pouvais-je espérer du repos après avoir voulu ébranler ces fondements de la nature ? On a employé, pour me convaincre, de longs sophismes et de grosses injures, selon la respectable coutume introduite depuis longtemps dans cette science qu’on appelle philosophie, c’est-à-dire amour de la sagesse.

Il est vrai qu’une personne infiniment respectable à tous égards, et qui a beaucoup de sortes d’esprit[2], a daigné en employer une à éclaircir et à orner le système de Leibnitz ; elle s’est amusée à décorer d’un beau portique ce bâtiment vaste et confus. J’ai été étonné de ne pouvoir la croire en l’admirant ; mais j’en ai vu enfin la raison : c’est qu’elle-même n’y croyait guère, et c’est ce qui arrive souvent entre ceux qui s’imaginent vouloir persuader, et ceux qui s’efforcent de se laisser persuader.

Plus je vais en avant, et plus je suis confirmé dans l’idée que les systèmes de métaphysique sont pour les philosophes ce que les romans sont pour les femmes. Ils ont tous la vogue les uns après les autres, et finissent tous par être oubliés. Une vérité mathématique reste pour l’éternité, et les fantômes métaphysiques passent comme des rêves de malades.

Lorsque j’étais en Angleterre, je ne pus avoir la consolation de voir le grand Newton, qui touchait à sa fin[3]. Le fameux curé de Saint-James, Samuel Clarke, l’ami, le disciple et le commentateur de Newton, daigna me donner quelques instructions sur cette partie de la philosophie qui veut s’élever au-dessus du calcul et des sens. Je ne trouvai pas, à la vérité, cette anatomie circonspecte de l’entendement humain, ce bâton d’aveugle avec lequel marchait le modeste Locke, cherchant son chemin et le trouvant ; enfin cette timidité savante qui arrêtait Locke sur le bord des abîmes. Clarke sautait dans l’abîme, et j’osai l’y suivre. Un jour, plein de ces grandes recherches qui charment l’esprit par leur immensité, je dis à un membre très-éclairé de la société : « M.  Clarke est un bien plus grand métaphysicien que M.  Newton. — Cela peut être, me répondit-il froidement ; c’est comme si vous disiez que l’un joue mieux au ballon que l’autre. » Cette réponse me fit rentrer en moi-même. J’ai depuis osé percer quelques-uns de ces ballons de la métaphysique, et j’ai vu qu’il n’en est sorti que du vent. Aussi quand je dis à M.  de S’Gravesande : Vanitas vanitatum, et metaphysica vanitas[4], il me répondit : « Je suis bien fâché que vous ayez raison. »

Le P. Malebranche, dans sa Recherche de la vérité, ne concevant rien de beau, rien d’utile que son système, s’exprime ainsi : « Les hommes ne sont pas faits pour considérer des moucherons ; et on n’approuve pas la peine que quelques personnes se sont donnée de nous apprendre comment sont faits certains insectes, la transformation des vers, etc. Il est permis de s’amuser à cela quand on n’a rien à faire, et pour se divertir. » Cependant cet amusement à cela pour se divertir nous a fait connaître les ressources inépuisables de la nature, qui rendent à des animaux les membres qu’ils ont perdus, qui reproduisent des têtes après qu’on les a coupées, qui donnent à tel insecte le pouvoir de s’accoupler l’instant d’après que sa tête est séparée de son corps, qui permettent à d’autres de multiplier leur espèce sans le secours des deux sexes. Cet amusement à cela a développé un nouvel univers en petit, et des variétés infinies de sagesse et de puissance, tandis qu’en quarante ans d’étude le P. Malebranche a trouvé que « la lumière est une vibration de pression sur de petits tourbillons mous, et que nous voyons tout en Dieu ».

J’ai dit que Newton savait douter[5] ; et là-dessus on s’écrie : Oh ! nous autres, nous ne doutons pas. Nous savons, de science certaine, que l’âme est je ne sais quoi, destinée nécessairement à recevoir je ne sais quelles idées, dans le temps que le corps fait nécessairement certains mouvements, sans que l’un ait la moindre influence sur l’autre : comme lorsqu’un homme prêche, et que l’autre fait des gestes ; et cela s’appelle l’harmonie préétablie. Nous savons que la matière est composée d’êtres qui ne sont pas matière, et que dans la patte d’un ciron il y a une infinité de substances sans étendue, dont chacune a des idées confuses qui composent un miroir concentré de tout l’univers ; et cela s’appelle le système des monades. Nous concevons aussi parfaitement l’accord de la liberté et de la nécessité ; nous entendons très-bien comment, tout étant plein, tout a pu se mouvoir[6]. Heureux ceux qui peuvent comprendre des choses si peu compréhensibles, et qui voient un autre univers que celui où nous vivons !

J’aime à voir un docteur qui vous dit d’un ton magistral et ironique : « Vous errez, vous ne savez pas qu’on a découvert, depuis peu, que ce qui est est possible, et que tout ce qui est possible n’est pas actuel ; et que tout ce qui est actuel est possible ; et que les essences des choses ne changent pas. » Ah ! plût à Dieu que l’essence des docteurs changeât ! Eh bien ! vous nous apprenez donc qu’il y a des essences, et moi je vous apprends que ni vous ni moi n’avons l’honneur de les connaître ; je vous apprends que jamais homme sur la terre n’a su et ne saura ce que c’est que la matière, ce que c’est que le principe de la vie et du sentiment, ce que c’est que l’âme humaine ; s’il y a des âmes dont la nature soit seulement de sentir sans raisonner, ou de raisonner en ne sentant point, ou de ne faire ni l’un ni l’autre ; si ce qu’on appelle matière a des sensations comme elle a la gravitation ; si, etc.

Quant à la dispute sur la mesure de la force des corps en mouvement, il me paraît que ce n’est qu’une dispute de mots ; et je suis fâché qu’il y en ait de telles en mathématiques. Que l’on exprime comme l’on voudra la force, par , ou par rien ne changera dans la mécanique : il faudra toujours la même quantité de chevaux pour tirer les fardeaux, la même charge de poudre pour les canons ; et cette querelle est le scandale de la géométrie.

Plût au ciel encore qu’il n’y eût point d’autre querelle entre les hommes ! nous serions des anges sur la terre. Mais ne ressemble-t-on pas quelquefois à ces diables que Milton nous représente dévorés d’ennui, de rage, d’inquiétude, de douleur, et raisonnant encore sur la métaphysique au milieu de leurs tourments ?

Tels, dans l’amas brillant des rêves de Milton,
On voit les habitants du brûlant Phlégéton,
Entourés de torrents, de bitume, et de flamme,
Raisonner sur l’essence, argumenter sur l’âme.
Sonder les profondeurs de la fatalité,
Et de la prévoyance, et de la liberté.
Ils creusent vainement dans cet abîme immense.


..........« And reason’d high

Of providence, forek nowledge, will, and fate,
Fix’d fate, free will, forek nowledge absolute.
And found no end, etc. »

(Parad. lost. II.)
FIN DE LA COURTE RÉPONSE, ETC.
  1. Voltaire ayant publié, en 1740, sa Métaphysique de Newton (devenue la première partie des Éléments de la philosophie de Newton), Louis-Martin Kahle, professeur et doyen de la faculté de philosophie à Gottingue (né en 1712, mort en 1775), donna un gros volume allemand : Vergleichung, etc., 1740, in-8o, traduit en français par Gautier de Saint-Blancard, sous ce titre : Examen d’un livre intitulé la Métaphysique de Newton, 1744, in-8o. C’est l’ouvrage de Kahle qui a ; fait naître la Courte Réponse. Voyez aussi, dans la Correspondance, année 1744, une lettre de Voltaire à Martin Kahle. (B).
  2. La marquise du Châtelet.
  3. Voltaire était allé en Angleterre au mois de mai 1726, et Newton mourut le 20 mars 1727.
  4. Voyez, dans la Correspondance, la lettre du 1er juin 1738.
  5. Voltaire l’avait dit à la fin du chapitre vi de sa Métaphysique de Newton, aujourd’hui chapitre vi de la première partie des Éléments de la philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 427.
  6. Vers de Boileau, épître V, vers 14.