Relation touchant un Maure blanc/Édition Garnier

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 23 (p. 189-191).

RELATION
TOUCHANT
UN MAURE BLANC AMENÉ D’AFRIQUE À PARIS
EN 1744[1].

J’ai vu, il n’y a pas longtemps, à Paris un petit animal blanc comme du lait, avec un muffle taillé comme celui des Lapons, ayant, comme les nègres, de la laine frisée sur la tête, mais une laine beaucoup plus fine, et qui est de la blancheur la plus éclatante ; ses cils et ses sourcils sont de cette même laine, mais non frisée ; ses paupières, d’une longueur qui ne leur permet pas en s’élevant de découvrir toute l’orbite de l’œil, lequel est un rond parfait. Les yeux de cet animal sont ce qu’il a de plus singulier : l’iris est d’un rouge tirant sur la couleur de rose ; la prunelle, qui est noire chez nous et chez tout le reste du monde, est chez eux d’une couleur aurore très-brillante ; ainsi au lieu d’avoir un trou percé dans l’iris, à la façon des blancs et des nègres, ils ont une membrane jaune transparente, à travers laquelle ils reçoivent la lumière. Il suit de là évidemment qu’ils voient tous les objets tout autrement colorés que nous ne les voyons ; et, s’il y a parmi eux quelque Newton, il établira des principes d’optique différents des nôtres ; ils regardent, ainsi que marchent les crabes, toujours de côté, et sont tous louches de naissance : par là ils ont l’avantage de voir à la fois à droite et à gauche, et ont deux axes de vision, tandis que les plus beaux yeux de ce pays-ci n’en ont qu’un. Mais ils ne peuvent soutenir la lumière du soleil ; ils ne voient bien que dans le crépuscule. La nature les destinait probablement à habiter les cavernes ; ils ont d’ailleurs les oreilles plus longues et plus étroites que nous. Cet animal s’appelle un homme, parce qu’il a le don de la parole, de la mémoire, un peu de ce qu’on appelle raison, et une espèce de visage.

La race de ces hommes habite au milieu de l’Afrique : les Espagnols les appellent Albinos ; leur principale habitation est près du royaume de Loango. Je ne sais pourquoi Vossius prétend que ce sont des lépreux ; celui que j’ai vu à l’hôtel de Bretagne avait une peau très-unie, très-belle, sans boutons, sans taches. Cette espèce est méprisée des nègres, plus que les nègres ne le sont de nous : on ne leur pardonne pas dans ce pays d’avoir des yeux rouges, et une peau qui n’est point huileuse, dont la membrane graisseuse n’est point noire. Ils paraissent aux nègres une espèce inférieure faite pour les servir ; quand il arrive à un nègre d’avilir la dignité de sa nature jusqu’à faire l’amour à une personne de cette espèce blafarde, il est tourné en ridicule par tous les nègres. Une négresse, convaincue de cette mésalliance, est l’opprobre de la cour et de la ville. J’ai appris depuis des voyageurs les plus dignes de foi, et qui ont été chargés dans les Grandes-Indes des plus importants emplois, qu’on a transporté de ces animaux à Madagascar, à l’île de Bourbon, à Pondichéry ; il n’y a point d’exemple, m’ont-ils dit, qu’aucun d’eux ait vécu plus de vingt-cinq ans : je ne sais s’il faut les en féliciter ou les en plaindre[2].

Il y a quelques années que nous avons connu l’existence de cette espèce : on avait transporté en Amérique un de ces petits Maures blancs. On trouve dans les Mémoires de l’Académie des sciences qu’on en avait donné avis à M.  Helvétius ; mais personne ne voulait le croire, car, si on donne une créance aveugle à tout ce qui est absurde, on se défie toujours en récompense de tout ce qui est naturel. La première fois qu’on dit aux Européans qu’il y avait une espèce d’hommes noirs comme des taupes, il y a grande apparence qu’on se mit à rire autant qu’on se moqua depuis de ceux qui imaginèrent les antipodes. Comment se peut-il faire, disait-on, qu’il y ait des femmes qui n’aient pas la peau blanche ? On s’est familiarisé depuis avec la variété de la nature. On a su qu’il a plu à la Providence de faire des hommes à membrane noire, et des têtes à laine dans des climats tempérés, d’en mettre de blancs sous la ligne, de bronzer les hommes aux Grandes-Indes et au Brésil, de donner aux Chinois d’autres figures qu’à nous, de mettre des corps de Lapons tout auprès des Suédois.

Voici enfin une nouvelle richesse de la nature, une espèce qui ne ressemble pas tant à la nôtre que les barbets aux lévriers. Il y a encore probablement quelque autre espèce vers les terres australes. Voilà le genre humain plus favorisé qu’on n’a cru d’abord : il eût été bien triste qu’il y eût tant d’espèces de singes, et une seule d’hommes. C’est seulement grand dommage qu’un aimal aussi parfait soit si peu diversifié, et que nous ne comptions encore que cinq ou six espèces absolument différentes, tandis qu’il y a parmi les chiens une diversité si belle. Il est très-vraisemblable qu’il s’est détruit quelques-unes de ces espèces d’animaux à deux pieds sans plumes, comme il s’est perdu évidemment beaucoup d’autres espèces d’animaux ; celle-ci, que nous appelons Maures blancs, est très-peu nombreuse ; il ne faudrait presque rien pour l’anéantir ; et, pour peu que nous continuions en Europe à peupler les couvents, et à dépeupler la terre pour savoir qui la gouvernera, je ne donne pas encore beaucoup de siècles à notre pauvre espèce.

On m’assure que la race de ces petits Maures blancs est fort fière, et qu’elle se croit privilégiée du ciel ; qu’elle a une sainte horreur pour les hommes qui sont assez malheureux pour avoir des cheveux ou de la laine noire, pour ne point loucher, pour avoir les oreilles courtes. Ils disent que tout l’univers a été créé pour les Maures blancs ; que depuis il leur est arrivé quelques petits malheurs, mais que tout doit être réparé, et qu’ils seront les maîtres des nègres et des autres blancs, gens réprouvés du ciel à jamais. Peut-être qu’ils se trompent ; mais si nous pensons valoir beaucoup mieux qu’eux, nous nous trompons assez lourdement[3].


FIN DE LA RELATION.
  1. Cette Relation est, depuis 1745, dans les Œuvres de Voltaire.
  2. On a prétendu depuis que ces êtres ne sont point une espèce distincte, qu’ils sont la production d’un père et d’une mère nègres ; que c’est une variété de couleur, ou une espèce d’étiolement comme celui qu’on observe dans les plantes ; mais cette question restera indécise tant qu’on n’aura pour la décider que des relations de voyageurs, des témoignages de colons, ou des attestations en forme juridique. (K.)
  3. Tout le monde connaît aujourd’hui les Albinos, et il ne viendra à l’idée de personne de leur contester l’égalité, sous tous les rapports, avec nous. On sait que la couleur de leurs cheveux, celle de l’iris de leur œil, tiennent à l’absence d’une matière colorante qu’on possède habituellement. L’iris étant alors transparent, on voit le fond de l’œil : d’où la couleur rose. (D.)