Cousine Phillis/14

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XIV


Il était fort tard, le samedi, quand je pus me rendre à la ferme. La gelée, bien établie, durcissait le sol, qui craquait sous mes pieds ; les gens de la maison durent m’entendre arriver de loin. Ils étaient assis à leur place ordinaire. Les regards de Phillis allèrent, par delà mon épaule, chercher quelqu’un et retombèrent ensuite, avec un désappointement calme, sur l’ouvrage qu’elle tenait à la main.

« Et M. Holdsworth, on ne le voit pas ? demanda la tante après une ou deux minutes d’entretien. Son rhume, j’espère, ne s’est pas aggravé ?… »

Un rire gauche et contraint inaugura ma réponse. Je me sentais porteur de fâcheuses nouvelles.

« Espérons que son rhume va mieux, car il est parti… Il est sur la route du Canada. »

Tout en me dépêchant de porter ce coup, je me gardai bien de regarder du côté de Phillis.

« Au Canada ? se récria le ministre.

— Parti ? » répéta sa femme.

Mais de ma cousine, pas un mot.

Je repris en sous-œuvre tout ce qui était relatif au départ, aux motifs qui avaient déterminé Holdsworth, aux regrets qu’il éprouvait, aux adieux dont j’étais chargé par lui… Phillis se leva soudain et sortit de la salle à pas muets.

Le ministre m’interrogea bientôt en détail sur les plans d’avenir que le jeune ingénieur avait pu concevoir. Il alla prendre dans son « capharnaüm » un atlas de grand format et d’âge respectable, où il chercha le site exact du chemin de fer projeté ; puis le souper fut apporté, comme de coutume, au coup de huit heures, et la cousine reparut, le front pâle, les traits rigides, les yeux parfaitement secs : dans ces yeux, je crus lire une sorte de défi à mon adresse, car j’avais sans doute blessé sa fierté virginale par le regard de sympathique intérêt que je venais de porter sur elle au moment où elle rentrait dans la salle basse.

Bien qu’elle se contraignît à parler de temps en temps, elle ne prononça pas une parole, elle ne fit pas une question relative à l’ami dont j’avais annoncé le départ.

De même le jour suivant. On devinait à son extrême pâleur la violence du coup subi par elle ; mais elle évitait de m’adresser la parole, et s’efforçait de ne rien changer à ses allures accoutumées. Je répétai à deux ou trois reprises, devant toute la famille, les messages affectueux dont j’avais été chargé pour ses divers membres. Ma pauvre cousine affectait de ne pas m’entendre, et ce fut ainsi que je la quittai le dimanche soir.