Coventry Patmore (Larbaud)

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La Nouvelle Revue FrançaiseTome VI (p. 273-297).
COVENTRY PATMORE

...retiré à l’écart de cette brillante compagnie...
Peter George Patmore.
(portrait de son fils Coventry dans " Chatsworth ").

" On dit que les mariages sont écrits dans les cieux, et que, lorsque les êtres qui sont destinés l’un à l’autre se rencontrent, ils se reconnaissent aussitôt. Cela est vrai, du moins, en ce qui concerne la Vérité et l’Ame humaine ; et leur mariage, une fois consommé, ne connaît division ni divorce. Nous pouvons aller du berceau à la tombe sans rencontrer cette fiancée de nos âmes; on bien nous pouvons rencontrer mille " fausses Florizels " et prendre chacune d’elles pour la vraie ; mais si nous rencontrons la vraie, nous ne pouvons ni la méconnaître ni la rejeter. "

Peter George Patmore. ("My Friends and Acquaintance ", tome II, p. 266.)

Coventry Patmore a toujours pris soin de séparer complètement sa vie de ses ouvrages. Dès qu’il a eu des personnages à mettre en scène, comme c’est le cas dans son plus long poème : " The Angel in the House ", il les a différenciés de lui-même et des siens autant qu’il l’a pu faire, comme pour bien montrer qu’il ne s’agissait pas d’un homme, mais de l’homme. Ses poèmes sont tout pleins de sa personnalité, mais sa personne en est absente. Sagement, le poète a caché sa vie, nous donnant la fleur 274 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

et le fruit de son bel esprit, gardant l'ombrage pour les siens, et pour lui seul et son Dieu " la racine austère ".

Le seul document autobiographique que Coventry Patmore nous a laissé est l'histoire de sa conversion au catholicisme. Court opuscule, écrit à la demande de sa troisième femme et d'un Père jésuite, et qui n'a été publié qu'après sa mort. ^ Même dans ces pages intimes Coventry Patmore a refusé d'introduire son moi, songeant plutôt à édifier ceux qui pourraient les lire un jour. Toujours on le trouve, en vrai aristocrate, respectueux de lui-même comme des autres, et distant jusque dans les plus véhémentes effusions de sa sensibilité. Non, son oeuvre n'a pas besoin d'être commentée ni expliquée par sa vie. Comme toutes les grandes œuvres, elle dépasse la vie de son auteur, et elle échappe au temps et aux cir- constances où elle fut produite.

Mais ce n'est pas une curiosité vaine qui nous conduit à lire les biographies de Patmore : celles de Basil Champ- neys et d'Edmund Gosse, ^ et les articles de Aubrey de Vere, du Dr Garnett et de Mme Meynell. Car si l'œuvre et la vie du poète sont deux choses indépendantes, et si l'œuvre a infiniment plus d'importance que les cir- constances de la vie du poëte, toutefois la vie de Patmore est assez belle par elle-même, et porte assez la marque du génie, pour attirer et retenir notre attention.

Coventry Kersey Dighton Patmore est né à Wood-

^ Dans le tome II du copieux Mémoire consacré à C. P. par Basil Champneys (Londres, George Bell and Sons. 1900.)

  • Coventry Patmore, by Edmund Gosse (Literary Lives) Londres :

Hodder and Stoughton, 1905.

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ford (Essex) le 23 juillet 1823. Son père, Peter George Patmore, avait alors vingt-sept ans.

Pour bien comprendre dans quel milieu le poète allait grandir, il faut lire le plus important des ouvrages de P. G. Patmore : " My Friends and Acquaintance. " ^ C'est un de ces livres qu'on ne ré-imprime guère et que le public ignore, mais qui sont, pour les critiques et les historiens, de grands magasins d'anecdotes, de dates, de petits faits, parfois importants, concernant les principaux écrivains d'une certaine époque. D'après cette lecture on se forme une image assez vive de Peter George Patmore et de son milieu.

P. G. Patmore, qui a sa petite demi-page dans le Dictionary of National Biography, fut, de 1825 à 1845, un des écrivains notoires de l'Angleterre. Ayant débuté à vingt-et-un ans dans le " Blackwood's Magazine ", accueilli dans la plupart des grandes revues, lecteur et conseiller d'éditeurs importants, lié avec les Lamb, avec Hazlitt ; traité en ami de la maison chez Lady Blessington, connaissant et fréquentant tout ce qui avait un nom — art, noblesse, théâtre, finance — en Angle- terre, Peter George Patmore avait une grande situation dans le monde littéraire et dans la société de Londres. Et sans doute il bénissait l'ambition qui de bonne heure l'avait arraché à la carrière commerciale à laquelle son père, bijoutier à Ludgate Hill, le destinait. Par ses talents

^ My friends and Acquaintance, being memorials, mind-portraits, and Personal recollections of deceased celebrities of the nineteenth century, with sélections from their unpublished letters. By P. G. Patmore. 3 vol. Londres : Saundcrs and Otley, Conduit Street. 1854.

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il s'était élevé jusqu'à la Société (mot qui avait alors plus de prestige que maintenant,) il faisait partie de la société, était connu dans Fleet street et dans St- James', était compté parmi les dandies, et pouvait sourire avec indul- gence et sans amertume en pensant au confrère de pro- vince, au petit clergyman qui vient conquérir la capitale, " avec un livre de sermons manuscrits dans sa poche. "

" My Friends and Acquaintance " n'est pas seulement un recueil d'anecdotes sur le monde des lettres en Angle- terre, de 1825 à 1845, mais c'est aussi le produit de cette période : l'auteur est malgré lui compris dans le tableau qu'il trace ; quelques-unes de ses rancunes s'y font jour ; son naturel y perce. Cuisine de salles de rédaction ; petites indiscrétions : Thomas Campbell n'est pas l'auteur de la " Vie de Mrs. Siddons "; c'est X qui l'a écrite, et Thos. Campbell, pour de l'argent, l'a signée ; mais en disant bien haut qu'elle était si mal écrite que jamais aucun critique consciencieux ne la lui attribuerait. Or, X, assez clairement désigné pour ceux qui étaient au courant — les " grands Londoniens " d'alors — était Colburn, brouillé avec P. G. Patmore. Et au moment où " My Friends and Acquaintance " parut, Colburn vivait encore... Non ! n'accusons pas le père de Coventry Patmore d'avoir été un homme méchant. Ses défauts étaient ceux de la Société de son temps. Il s'était élevé jusqu'à cette Société, mais il ne l'avait pas dépassée : il ne concevait rien au-dessus d'elle. L'effort était assez grand pour une génération, et pour un homme plein de talents mais sans génie. A la génération suivante, nous verrons un homme de génie s'élever bien plus haut que la Société, dépasser même 'orgueil de la vie, et d'un vol certain gagner Dieu.

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Comme écrivain, P. G. Patmore est classé : il appartient à l'école dite " Cockncy ", dont le seul grand représentant fut Charles Lamb. Littérature facile, agréable, essentiel- lement mondaine : anecdotes, traits, parodies, récits à clé — la littérature infiniment petite qu'en tous temps les grandes capitales ont produite. Spécialement, P. G. Pat- more représente le type, qu'on retrouve constamment dans l'histoire littéraire, du vulgarisateur et de l'écrivain à la mode : " à la mode " dans deux sens : il la suit des premiers et par là mérite que le public le suive. Ainsi : lorsque paraît un ouvrage à succès, l'écrivain à la mode s'empresse de refaire le même ouvrage, soit dans l'enthou- siasme d'avoir bien compris, soit parce que l'inventeur a laissé à glaner après lui, soit enfin tout simplement par habileté. Ainsi : après le succès éclatant et prolongé de " Rcjected Addresses " ^, collection de parodies très amu- santes des plus notoires poètes de l'époque, P. G. Patmore publie, en 1826, un recueil de " Rejected Articles". Le reste de son oeuvre est du journalisme brillant, agréable et fin. Son style est soigné comme l'était sa mise, et plein de dignité comme les cravates des beaux et des dandies ; mais c'est un style de seconde main. Jamais la pensée n'est assez forte pour communiquer sa vigueur à la phrase; et, pour tout dire, on sent un homme chez qui les lettres ne sont pas la passion dominante.

En tant qu'individu, P. G. Patmore est bien plus aimable. Il avait un goût fin et sûr ; il eut le courage d'exprimer son admiration pour Shelley et pour Words- worth à une époque (et dans des revues) où ces noms

' Par James et Horace Smith ( 1 8 1 2 ; dix-huit éditions entre 1812 «ï833-)

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étaient toujours accompagnés de blâme et de railleries. Il a pu fréquenter des hommes de génie, les voir dans l'inti- mité, avec leurs défauts, leurs faiblesses et leurs ridicules, sans oublier pour cela leur côté sublime. A cet égard, ses portraits de Lamb et de Hazlitt sont d'excellents mor- ceaux, que bien des critiques et des biographes modernes devraient prendre pour modèles.

Il y avait dans sa vie une histoire qui le suivit jusqu'au bout. Cela datait de l'année avant son mariage, de 1821 (il avait vingt-cinq ans). Il était témoin dans un duel entre gens de lettres. L'adversaire de son client tira en l'air. Les témoins auraient pu alors arrêter le combat ; mais par ignorance des usages, ils le laissèrent continuer. Le client de P. G. Patmore fut tué, et, par une de ces bizarres injustices si fréquentes dans le monde, P. G. Patmore porta tout le blâme. Du reste, ce petit scan- dale ne gêna en rien sa carrière sociale, et nous sommes heureux de constater que c'est là tout ce qu'on eut jamais à dire contre le père de Coventry Patmore.

Et c'est précisément dans son rôle de père que P. G. Patmore se montre le plus digne de notre admiration et de notre reconnaissance. L'homme assez intelligent et affiné pour sentir, et respecter, le génie chez des gens qu'il voyait tous les jours, sut aussi découvrir le génie chez son fils aîné. Dès lors il en fit son ami et son confident ; et lui évita, en le gardant près de lui, les inutiles souffrances de la séparation et de la vie de collège. Tandis qu'il aban- donnait ses autres enfants, George Morgan (né en 1825), Gurney Eugène (né en 1826) et Eliza Blanche (née en 1827) à la règle sévère d'une mère écossaise et puritaine, il prit Coventry sous sa direction, lui consacrant tous ses

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soins ; lui parlant comme à un homme ; lui lisant ses passages favoris dans les auteurs qu'il admirait le plus ; satisfaisant tous ses caprices.

Il est facile d'imaginer ce que fut l'enfance, et l'adoles- cense, de Coventry Patmore : la maison de Londres, ^ et la maison des champs, à Highwood Hill, près de Hen- don ; la vie large, qui sans doute eût paru extravagante à des gens de la même classe que le grand'père de Coven- try et plus riches que les Patmore ; les noms les plus illustres de l'époque, prononcés à table, comme des noms d'amis intimes ; les beaux livres mis à la disposition de l'enfant : Dante, Chaucer, Spencer, Shakespeare, Milton ; les fréquentes sorties après le dîner : P. G. Patmore, le beau dandy, emmenant son fils aîné au théâtre où l'attend son fauteuil réservé de critique dramatique : les saluts du contrôle, et, pendant l'entr'acte, la visite au foyer des artistes. Toute sa vie, Coventry parla de Macready, de Kean et de Rachel.

P. G. Patmore suivait le développement de l'intelli- gence de son fils, et se contentait de l'aider et de le ser- vir. Il y eut une période de mathématiques, suivie d'une période de peinture, vers quinze ans : on exposa, et on obtint une récompense de la Societ}' of Arts. A seize ans (1839) Coventry fut envoyé en France pour se pefection- ner dans la langue. Il fut placé au Collège de St. Ger- main-en-Laye ; mais son père tint à ce qu'il vécût dans la famille du principal et ne prît que des leçons particu- lières, en sorte qu'il ne se mêla guère aux autres élèves. .11 passait ses dimanches chez Mme Catherine Gore ^,

^ Southampton street, Fitzroy square.

  • Catherine Grâce Frances Moody, épousa Charles Gorc en 1823.

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presque inconnue aujourd'hui, mais qui était alors la femme écrivain la plus populaire de l'Angleterre. Dans ses salons de la place Vendôme, Coventry Patmore aper- çut, du fond de sa timidité de collégien, tous les Français les plus fameux de l'époque. Ce séjour en France ne dura que six mois, et il serait peu digne d'intéresser les bio- graphes, s'il n'avait coïncidé avec la plus forte des nom- breuses passions amoureuses qui troublèrent l'enfance du poëte. Miss Gore, âgée de dix-huit ans, fut l'objet de cette passion ; elle y répondit, d'ailleurs, par des moque- ries, et dans la suite devint, sans remords, Lady Edwards Thynne. Mais, pour Coventry Patmore, elle fut le premier type de " l'Ange de la Maison " qu'il devait chanter un jour.

Le retour à Londres, en 1840, fut suivi d'une période de composition poétique à laquelle nous devons : " The River " et " The Woodman's daughter ". P.G. Patmore, naturellement, se hâta de faire imprimer ces deux premiers efforts du génie de son enfant, (mais sans les publier). Cependant Coventry était pris d'une belle ardeur pour les sciences naturelles et la chimie, et aussitôt son père fît aménager en laboratoire, dans leur maison de Londres, une cuisine désaffectée. Cette époque (1840- 1 844) fut une des trois périodes les plus actives de la vie intellectuelle de Coventry Patmore. Son intelligence semblait vouloir embrasser toutes les connaissances humaines : tandis qu'il poussait très loin ses expériences

Née à East Rctford en 1799, morte à Lyndhurst (Hampshire) en 1 8 6 1 . Elle faisait le roman mondain ; écrivit aussi pour les théâtres et composa des mélodies. Son œuvre comprend deux cents volumes.

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de chimie, il lisait Platon et Shakespeare, et concevait une théorie toute nouvelle de " Macbeth ". Aucun système d'instruction, aucune école, ne l'avait dégoûté des études, et la société de son père, au contraire, le poussait à toutes les recherches désintéressées.

Dans son " Chatsworth " ce père excellent a tracé un joli portrait de son fils : le corps souple penché sur un livre ouvert, la petite tête un peu hautaine, volontaire et charmante, les bandeaux châtains cachant à demi " la joue lisse et douce comme celle d'une fille ". On l'imagine bien, au seuil de la puberté, délicatesse et fierté timide, avec cette apparence qui fait dire aux bourgeois : "Enfant d'artistes ".

En 1843, ^ê^ '^^ vingt ans, il fit un séjour chez des parents, à Edimbourg. C'étaient des disciples très dévots de cette portion de l'Eglise d'Ecosse qui venait ^, sous la direction de Thos. Chalmers, de se séparer de l'épiscopat, et était devenue la Free K'irk. " C'étaient les premières personnes religieuses avec lesquelles je me trouvais en contact, " écrit-il. Milieu bien différent de celui oii il avait grandi, entre un père incroyant mais vertueux à la façon des mondains, et une mère pieuse sans affectation. La partie religieuse de sa sensibilité fut d'abord attirée. Mais bientôt l'étroitesse du milieu, la sottise ambiante, lui donnèrent des nausées. Et il partit, n'emportant de ce séjour que les préjugés qu'ont tous les dévots protestants a l'égard de l'église catholique romaine. Il eut vite rejeté le puritanisme qu'il avait respiré en Ecosse, mais dès lors " la Religion " en général commença de lui paraître un sujet digne d'attention. Et il voulut d'abord lire les ' Le schisme eut lieu le 18 mai 1843.

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négateurs : la " Vie de Jésus " de Strauss et les " Mé- moires " de Blanco White. Mais déjà il avait fait tant de progrès dans le sentiment religieux que ces auteurs lui semblèrent être tout à fait à côté de la question qu'il voulait résoudre. Il se tourna donc vers les métaphysiciens et les exégètes, et lut les " Aids to reflection " de S. T. Coleridge ; Bunyan ; Leighton ; et Jeremy Taylor.

Cependant Tennyson avait publié son premier recueil de vers ^, et dans l'entourage du jeune Patmore, on était impatient de voir enfin ses poëmes chez les libraires. La matière d'un petit volume fut réunie ; Coventry écrivit, plus tôt qu'il n'aurait voulu, deux poëmes destinés à grossir le livre. Enfin, au début de la Saison de 1844, " Poems, by Coventry Patmore ", fut publié chez Moxon.

De tous les livres de Coventry Patmore, ce fut celui dont la publication fit le plus de bruit : la notoriété de son père lui valut des articles dans toutes les grandes revues : les amis et les indifférents applaudirent, et les ennemis ne laissèrent pas échapper l'occasion d'atteindre le père à travers le fils. Comme toujours, les critiques jouèrent au " jeu des influences ", comme si un premier livre ne pouvait pas n'être pas un reflet. Les uns font descendre Coventry Patmore des Lakistes ; d'autres attribuent le livre à Tennyson; on lui reproche d'imiter : Robert Brow- ning, Leigh Hunt, Barry Cornwall; on l'accuse d'être le dernier représentant de l'odieuse et grotesque lignée des " Keates " ^. Même les biographes de Coventry Patmore

• en 184.2. "Poems" en deux volumes. Deux plaquettes avaient précédé ce recueil.

  • En 1844, les grandes revues affectaient encore de ne pas savoir

écrire le nom de Keats.

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s'en sont mêlés, à ce début du XX™* siècle : Basil Champneys voit dans ces premiers poëmes l'influence de S. T. Coleridge, et Edmund Gosse celle d'Elisabeth Barrett.

Quand on rassemble à tant de gens, on est bien près d'être original. Il n'y avait pas à hésiter, pour- tant : l'homme qui écrivait :

The bées boom past, white moths rise Like spirits from the ground,

(" Le vol des abeilles tonne ; des phalènes blanches se lèvent — Du sol comme des esprits,") était un poëte. Heureusement, des lettrés le sentirent, et spontanément écrivirent au jeune poëte : Bulwer Lytton, John Forster. Lady Blessington demande à P. G. Patmore de lui amener de son fils, Horace Smith envoie ses félicita- tions au " jeune barde." Ces louanges flattaient beaucoup la fierté paternelle de P. G. Patmore, et dix ans plus tard il citera avec gratitude les lettres reçues à cette occasion. Mais d'une manière générale, l'impression resta, que le premier livre de Coventry Patmore avait eu une mauvaise presse. Même Aubrey de Vere répète sottement ce bruit, sans s'être donné la peine de le vérifier. En réalité, il y eut, dans les revues, plus d'éloge que de blâme. Mais aujourd'hui qu'importe ?... Avec cette publication des premiers vers de son fils, P. G. Patmore couronne et achève son œuvre de père et d'éducateur. Pensons à lui avec gratitude : il a rendu heureuse l'enfance de notre poëte. Aimons en lui cette délicatesse, ce toucher juste, cette profonde connaissance d'un cœur d'enfant poëte. Pour moi, je refuse de

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regarder P. G. Patmore comme un bourgeois éman- cipé ou comme un parvenu de l'intelligence : je vois en lui, défauts et qualités, un aristocrate.

A la fin de 1845, la ruine s'abattit sur les Patmore. Peter George spéculait, la fortune changea soudain, et il dût quitter l'Angleterre pour échapper à ses créan- ciers. Il laissait ses fils sans ressources. A vingt-deux ans le poëte était brutalement jeté dans la vie, sur le pavé de Londres.

Mais sa position sociale lui restait : il trouva les amis de son père prêts à l'aider. Et d'autre part, la publi- cation de ses poésies lui avait acquis des sympathies personnelles : ainsi Thackeray, plutôt mal disposé à l'égard du père, donna au fils des lettres de recom- mandation pour le directeur de " Fraser's Magazine. " Pourtant, et malgré des travaux pénibles de traducteur et quelques pièces de vers placées çà et là, Coventry Patmore connut la pauvreté pendant une grande année.

Ce fut alors qu'il rencontra Tennyson et se lia avec lui d'une amitié qui, pendant six ans, fut tout à fait intime. Tous deux étaient grands noctambules, et passèrent bien des nuits de cette année 1846 à errer dans Londres. Tennyson avait quatorze ans de plus que Patmore, et l'on imagine facilement le respect et l'ad- miration sans mesure que le plus jeune des deux amis avait pour son aîné. " Je le suivais comme un chien ", a dit Patmore, dans un moment de rancœur, longtemps après la brouille.

Au printemps de 1846, Patmore, qui n'avait pas cessé d'aller dans le monde, fut présenté à Monckton

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Milnes, le Mécène anglais du XIXe siècle. Monckton Milnes promit de lui trouver une situation stable.^ Et grâce à lui, en eflfet, en novembre 1846, Coventry Patmorc entrait au British Muséum comme bibliothécaire auxi- liaire. Il y resta vingt ans.

Une vie réglée et calme de petit fonctionnaire com- mença pour lui. Il avait tous les livres du monde à sa disposition, un chef aimable (Panizzi), et des collè- gues qui respectaient en lui le poëte et, aussi l'homme du monde qui, par ses amitiés, pouvait être utile. Quelques honnêtes articles commandés par des revues sérieuses augmentèrent ses ressources lorsque son mariage lui eût imposé des charges nouvelles. (Il paya sa dette de reconnaissance envers Monckton Milnes en l'aidant à mettre sur pied son édition des " Lettres de Keats, " en 1848.)

Au commencement de 1847 ^^ rencontra, chez des amis de son père, la fille d'un ministre congrégationa- liste de Walworth, Emily Augusta Andrews, et l'épousa le 1 1 Septembre de la même année. Il s'installèrent, après un court séjour à Hastings, dans une maison appelée " The Grove " à Highgate Rise. Désormais Patmore était solidement établi dans une vie de travail, de devoirs et d'amour. C'était l'existence qu'il avait voulue.

Il convient ici de remarquer combien Coventry Pat-

  • Monckton Milnes, à partir de 1863 Lord Houghton. Né à Lon-

dres en 1809, mort à Vichy en 1885. Un des grands bourgeois cosmopolites et libéraux du XIX° siècle. Homme du monde, homme politique, écrivain. Fit pensionner Tennyson, aida Hood et sa famille. Palmerston l'éleva à la pairie. Ami de Guizot, de La- martine, etc.

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more s'éloigne, volontairement, de la conception que son père avait de la vie. Coventry avait devant lui la plus brillante carrière " littéraire " du monde. Il ne tenait qu'à lui de tirer partie de son génie dans le sens de la popularité et de la mode. Ses relations et le nom de son père lui ouvraient toutes les portes. (P. G. Patmore, ruiné, n'était pas moins " reçu ", et du reste, il revint en Angleterre passer ses dernières années). Il eût pu faire jouer des drames et des comédies dans les meilleurs théâtres aussi aisément qu'il faisait passer des articles dans la " North British Review " ou dans le " British Quarterly ". Il eût pu tenir auprès d'un grand éditeur, le rôle important qu'avait eu son père auprès du directeur du " Blackwood's Maga- zine "... Quand on compare la vie littéraire de Coven- try Patmore à celle de son père, on s'aperçoit que, des deux, c'est le moins écrivain qui a eu la carrière la plus brillante : Peter George. Il était au centre même <iu mouvement artistique, il était, dans un sens, la littérature. Coventry, lui, semble vivre en marge de la littérature : il est presque un amateur, puisque, après vingt ans de vie littéraire (en 1868) il fait imprimer à ses frais, et hors commerce, sa plus belle œuvre ; presque un provincial, puisqu'il est inconnu dans Fleet Street et dans les clubs. Mais aussi, le seul côté de son oeuvre par lequel il eût pu passer pour un profes- sionnel était le seul qui lui déplût. Ces articles qui lui étaient payés, il ne les signait qu'à regret, et ne les réimprima jamais.

Mais quel était donc l'intérêt si puissant qui lui faisait tourner délibérément le dos à la vie large et

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à la notoriété qu'il lui eût été si facile d'acquérir ? Uniquement : l'intérêt sexuel ; l'amour.

Il ne s'était pas, en effet, marié, comme beaucoup d'hommes, pour " faire une fin ". Son mariage était au contraire l'aventure culminante de sa jeunesse. Presque tous les poètes de génie sont des hommes qui ont gardé intacte leur sensibilité d'enfant. En Emily Andrews, il avait enfin rencontré la femme qu'il avait cherchée, en d'autres, toute sa vie. Lui aussi pouvait bien dire : " j'ai la fureur d'aimer ". Il désirait et possédait la femme avec tant de véhémence et de passion, un si furieux abandon de lui-même, une telle ardeur à servir et à protéger, qu'une seule femme lui suffisait, et que les seuls vœux indissolubles du mariage le pouvaient satisfaire. Pour lui, la femme était la seule raison de vivre : jamais il n'était rassasié de sa présence ; il l'aimait dans tous ses moments et dans toutes ses saisons. La femme est le centre de tout : c'est autour d'elle que se bâtit la maison. Et dans la maison grandissent ses enfants, la vie que l'homme, dans un instant de joie ineffable, lui a confiée. Le jour où l'église catholique vint confirmer Patmore dans sa croy- ance que l'amour humain est une préfiguration de l'amour divin, et qu'elle lui apprit que la Femme est l'image du Paradis, sa conversion fut consommée.

Je vois que la plupart des critiques qui se sont occupés de la vie de Patmore ont cherché à éclairer le plus possible le caractère des trois femmes auxquelles notre poëte lia successivement son existence. Cela me semble une recher- che inutile. Même Emily Patmore, la première, " l'Ange dans la Maison ", ne présente aucun de ces traits saillants qui grandissent une femme dans l'opinion du monde.

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Nous avons son portrait, de face, par Millais, et, de profil, dans un médaillon de T. Woolner. Cela suffirait presque. Il ne faut pas chercher à faire d'elle une femme d^ esprit. Elle est bien plus grande dans son rôle obscur d'épouse et de mère ^. Trop sage pour paraître savante ; trop intelligente pour vouloir briller. Seuls les poëmes de son mari, quelques vers de Baudelaire, ce sonnet où Olivier de Magny, après avoir énuméré les beautés de sa dame, ajoute :

Mais en mon cœur je vous porte plus belle,

rendent justice à la douceur inépuisable, à la grande intelligence modeste, à la féminité parfaite d'Emily Patmore. " Ses fils se lèvent et la bénissent. " Et en nous aussi un sentiment très doux rend hommage à la Laure moderne. C'est elle qui parle :

" So, till to-morrow eve, my Ow^n, adieu ! Parting's w^ell paid with soon again to meet, Soon in your arms to feel so small and sweet, Svv^eet to myself that am so svv^eet to you ! "

(Dans CCS vers on touche le fond de la féminité ; ils semblent donner la raison pour laquelle nous désirons la femme. Que penser, donc, de celle qui les inspira?)

Il ne faudrait pas croire que Patmore vécut isolé pendant les quinze ans de son premier mariage. Au contraire : sa maison de Hampstead était fréquentée par un grand nombre d'amis : Aubrey de Vere, rencontré chez Monckton Milnes, Tennyson (ils étaient voisins), Ruskin, rencontré sans doute chez son beau-père, le D"" Andrew^s; enfin, et surtout, à partir de 1849, les

1 « My gracious silence, hail ! " (Shakespeare " Coriolan ".)

�� � Pré-Raphaëlites : W. Rossetti, D. G. Rossetti, Holman Hunt, Millais et Woolner. Ceux-ci avaient cru reconnaître, dans le petit volume de " Poems " publié en 1844, une application et une illustration de leurs principes esthétiques. " Ils me réclamèrent comme le représentant, en poésie, de leurs principes ", écrit Patmore ; et ils lui firent donner, pour les premiers numéros de leur revue, " The Germ ", deux courts poèmes, et un " Essay on Macbeth ", œuvre de l’extrême jeunesse de Patmore.

La " Prae-Raphaelite Brotherhood " venait de naître ; Patmore, âgé alors (1850) de vingt-sept ans, était, de deux années, le doyen du groupe. Ces jeunes gens, avec la raison ingénue de la vingtième année, allèrent tout droit à cette poésie, et traitèrent, avec une humilité parfaite, le poëte inconnu, en maître. D. G. Rossetti et Woolner lui soumettent leurs poésies manuscrites, Millais prend un poëme de Patmore comme sujet d’un de ses tableaux. Lui, leur fait connaître les contes de Poe, les abouche avec Ruskin qui bientôt devient leur porte-parole et leur champion dans la presse; il introduit un nouveau membre dans la Confrérie : William Allingham ; il leur parle, enfin, d’un grand poëme qu’il va entreprendre, et dont le sujet sera: le Mariage. De 1849 ^ I^SS» ^^s Prae- Raphaëlites et Patmore furent intimement liés, comme " The Prae-Raphaelite Letters and Diaries " en font foi.^ Mais Patmore se défendit toujours d’avoir appartenu à la P. R. B. — Il ne tenait qu’à lui de devenir " le poëte Pré-Raphaëlite ", et de lier sa fortune à celle de la nouvelle école, qui finit par acquérir une gloire vraiment officielle...

• C’est en 1852 que Millais fait le portrait d’Emily Patmore. 290 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Et c'est en cela justement que consiste l'isolement volontaire de Patmore. " Retiré à l'écart de cette brillante compagnie. " Il avait supprimé toutes relations avec la Société, et ses amis étaient de choix, et non liés à lui par des intérêts communs. Il n'eut jamais de relations. Il accueillait les gens parce qu'ils venaient à lui ; puis, peu à peu, à mesure qu'ils prenaient leur place devant le public, Patmore laissait la vie le séparer d'eux. Les Pré- Raphaëlites arrivent à la gloire sans Patmore ; Tennyson illustre ne fréquente plus Patmore. Patmore est l'ami des temps d'obscurité et de début.

Cependant un premier fils lui était né dont Monckton Milnes fut le parrain (Milnes Patmore) et en 1850 naît Tennyson Patmore; puis en 1853 la fil^^ aînée, Emily Honoria. Cette même année il publia, chez Pickering, son second recueil de vers, " Tamerton Church Tower ", dont la dédicace, à Monckton Milnes, est datée du British Muséum. La publication passa inaperçue. Carlyle seul donna, par lettre, quelques louanges. Ruskin et les Brovi^ning demandèrent quelque chose de mieux.

Pourtant le poëme qui donne son titre au recueil ne manque pas de strophes qui sont du meilleur Patmore. Mais ce livre contenait bien autre chose : séparés du reste par une page de titre, il y avait deux courts poëmes, " Ladies' Praise " et " Love's Apology ", qui étaient à " Tamerton Church Tower " ce que la joie est à la gaîté. Or c'étaient là deux fragments du poème que Pat- more avait toujours rêvé d'écrire à la louange de la Femme et, par conséquent, du Mariage ^; poëme qui avait pris forme vers le temps de ses fiançailles avec Emily Andrews,

' Il disait en avoir reçu la mission à dix-sept ans.

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et qu'il avait commencé d'écrire en avril 1850 ^. C'étaient deux fragments de ce qui allait être " The Angel in the House."

Dans tout ce livre de 1853, le poëte semble avoir sur- tout essayé des rythmes, et cherché celui qui conviendrait le mieux au grand poëme qu'il projetait. Il avait enfin choisi le quatrain octosyllabique rimé :

Un hymne aux notes claires comme d'un oiseau. Pour réveiller ce temps à la voix engourdie Avec des rapsodies de paroles parfaites Réglées par le baiser alterné des rimes ;

rythme monotone, facile à parodier, et peu fait, semble-t- il, pour les grands élans lyriques. Mais c'est comme le bruit d'un ruisseau : bientôt l'oreille exercée distingue des modulations exquises dans cette apparente monotonie, la même corde rend mille sons différents, et les rimes sonnent clair comme des cloches.

Les années qui suivirent furent consacrées à la compo- sition de ce poëme. Dans l'enthousiasme de la création. Patpiore parlait d'une sorte d'épopée moderne, du poëme erotique par excellence, etc., et projetait six chants. On s'est servi contre lui de ces paroles dites à la légère, et plusieurs critiques de Patmore semblent avoir l'impres- que " L'Ange dans la Maison " (de même que " L'Eros Inconnu ") est un poëme inachevé. Un peintre peut fort bien parler de faire un tableau sur une toile de grandes dimensions, et ensuite, décider qu'une toile de grandeur moyenne suffit aussi bien. Dira-t-on que le tableau est

  • Cf. " Prae-Raphaelitc Lettcrs and Diaries."

�� � inachevé ? Le cas est exactement le même pour " l’Ange dans la Maison. "

De 1853 ^ 1^63» livr^ P^r livre, " The Angel in the House " se fait et paraît. Dix grandes années d’amour, de devoir accompli, d’oeuvre faite dans la plénitude d’une virilité florissante et bien équilibrée. Des enfants naissent (Bertha, Gertrude, et (1860) Henry John, qui sera poëte aussi), et l’oeuvre grandit. Mme Meynell m’a permis de feuilleter le grand registre qui contient, surcharges et variantes, le manuscrit complet de " The Angel in the House, " de la belle écriture nerveuse et penchée de Patmore. Une note prie la personne qui trouverait ce manuscrit de le rapporter au British Muséum ; " récompense : dix shillings. " Ah ! oui : des années de médiocrité, aussi ; mais la muse et l’amour étaient là... ’

Le premier livre, sous le titre " The Betrothal " (Les Fiançailles), parut pendant l’été de 1854, dans des circonstances fâcheuses : Peter George Patmore venait ^ de publier les trois tomes de " My Friends and Acquaintance, " lançant en pleine ère victorienne cette collection d’anecdotes faites pour déplaire aux lettrés par les médisances qu’elles contenaient et au public par l’esprit qui les animait. Le nom de Patmore fut aussitôt de toutes parts couvert d’injures, le " Times " surtout l’exposant au mépris public. Le livre de Coventry pourtant, était achevé d’imprimer. Au dernier moment l’auteur se décida pour l’anonymat.

Parmi les lettrés, ce fut le grand succès que Tennyson et Aubrey de Vere, auxquels Patmore avait envoyé le

’ Le tampon d’entrée, sur l’exemplaire qui est au British Muséum, porte la date : 21 Juillet 54. COVENTRY PATMORE 293

manuscrit, avaient prévu. Carlyle, Ruskin, Walter Savage Landor (alors âgé de quatre-vingts ans) écrivirent à l'au- teur des lettres enthousiastes. Browning dit que ce devait être un jour " le poëme le plus populaire du monde, " etc. Mais dans la presse, il en alla tout autrement. Patmore ne connaissait personne dans la presse. Et puis l'originalité même de son ouvrage parlait contre lui. Le poëte tel que le Moyen-Homme le conçoit est celui qui dit : O Toi ! O Vous ! — or, la plupart du temps, le vrai poëte ne fait qu'un usage modéré du point d'exclamation. Aussi reprocha-t-on au " Betrothal " d'être prosaïque, terne, et plat. Grand émoi dans la cage aux singes ! Un nommé H. F. Chorley (fameux critique musical de l'époque, — encore un illustre inconnu) fit, dans 1' "Athenaeum," du rythme et du style de Patmore un éreintement qui vou- lait être spirituel. Ailleurs, l'Imbécile en personne vint dire : " Si ce livre ne sortait pas de chez un éditeur sérieux ^ on pourrait croire à une plaisanterie. " Des journaux sans pu blic furent plus favorables. Mais en somme ce fut un insuccès. L'école dite "Spasmodique, " avec Alexander Smith et Sydney Dobell, était alors dans toute sa vo2:ue. Son extravagance avait fait son succès. Mais, vraiment,

la poésie de Patmore n'était même pas extravagante à

peine ridicule....

Chacune des deux premières parties de " The An gel in the House " se compose d'un Prologue et de douze Chants. Chaque chant comprend un certain nombre de Préludes et le récit qui donne son titre au Chant. Les Préludes sont des poèmes (quelquefois un quatrain.

J. W. Parker, qui prit aussi sous son nom l'édition de " Tamerton Church Tower. "

�� � 294 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

une épigramme, quelquefois un centaine de vers). Echan- tillons :

Ils marchent sans danger dans les plus sombres voies

Ceux dont la jeunesse reçoit la lumière d'en haut, Où, à travers les brumes d'argent des sens,

La lune voilée de l'amour nuptial se lève. Qui est l'heureux mari ? Celui

Qui, examinant sa vie de garçon. Remercie Dieu, d'une conscience libre.

Qu'elle ait été fidèle à sa future femme.

et encore :

Un poëte désœuvré, çà et là,

Regarde autour de lui; mais pour tous les autres hommes Le monde, insondablement beau.

Est plus fade qu'une sotte plaisanterie. L'amour éveille les hommes, chacun une fois dans sa vie ;

Ils lèvent leurs lourdes paupières, et regardent ; Et ce qu'une seule douce page leur peut apprendre,

Ils le lisent avec joie, et referment le livre. Et quelques-uns rendent grâces, et d'autres blasphèment.

Et la plupart oublient; mais de toutes façons, Cela, et le rêve, passé inaperçu, de l'Enfant,

Est la seule clarté de tout leur jour.

Presque tous les lecteurs de " The Angel in the House " préfèrent les Préludes au récit, cette histoire si simple, d'un jeune homme de bonne famille qui devient amoureux d'une des filles du vicaire, la cour- tise et enfin l'épouse — sans incidents. La forme de ce récit est en effet, très différente de tout ce que le

�� � COVENTRY PATMORE 295

dix-neuvième siècle a produit comme récits en vers. Comparons un récit de Tennyson, " Lady Godiva " par exemple, aux récits de " L'Ange dans la Maison." Le poëme de Tennyson est essentiellement dramatique: mots mis à l'eiFet, rythme rompu à dessein, — une voix qui parle. Le récit de Coventry Patmore est chanté. Rien n'est plus loin de Tennyson et de Victor Hugo, et rien n'est plus près de Chauccr et de nos vieux romans en vers.' Quand on est resté quelque temps sans lire " L'Ange " on n'y peut pas songer sans entendre aussitôt un bourdonnement de musique.

Le second livre, " The Espousals ", parut en 1856. (Dans l'intervalle, le jour de No€l 1855, Peter George Patmore était mort.) Le silence de la presse fut un- anime. Mais l'impression produite sur les lettrés fut excellente ; et peu à peu le nombre des lecteurs de Patmore augmentait.

" Je suis charmé de ce que vous me dites, écrit-il en 1856 à Monckton Milnes, de l'influence grandissante de " l'Ange ". Le silence complet fait par la presse autour des " Epousailles ", comparé à ce que les hommes de lettres les plus fameux de l'Angleterre en disent et en écrivent entre euxy est tout à fait singulier et inattendu. Résolu à ne pas mourir de dignité, j'ai écrit à M. Reeve pour lui demander de me " lancer " un peu. A moins que r " Edimbourg ", la " Quarterly " ou le " Times " ne neutralisent le silence du reste de la presse en parlant de mon livre une vingtaine d'années avant le temps auquel d'ordinaire on commence à s'apercevoir de l'exis- tence de la bonne poésie, il y a des chances pour que les

  • Et surtout de Christine de Pisan.

�� � apparitions de " L’Ange " deviennent très rares et espacées. Le premier volume s’est un peu vendu. Je pense que c’est parce que les petits critiques — qui sont les plus plats valets du monde — ont cru que l’auteur était un riche propriétaire de province. Mais maintenant qu’on commence à savoir qu’il n’est " ni chartiste ni grand seigneur ", il ne faut plus compter sur leurs compliments ni sur l’espèce de succès qui m’aurait permis de payer la note de mon imprimeur. "

" L’influence de ’ L’Ange ’ " grandissait en effet. Lentement il faisait son chemin dans le public. Patmore écrivit-il réellement au directeur de la Revue d’Edimbourg ? En tout cas l’article qui devait le " lancer " n’y parut que quinze mois plus tard, en janvier 1858. Ce fut un ami, Aubrey de Vere, qui le fît et le fît passer. Patmore n’eut pas même le bonheur d’être présenté au grand public par une démarche spontanée d’un critique infîuent....

En 1860 parut la troisième partie du poème, sous le titre : " Faithful for ever." Dès lors le mètre est changé. C’est toujours le vers iambique octosyllabique, mais des rimes plates remplacent les rimes croisées. Plus de préludes; et le récit revêt la forme épistolaire.

Vers ce temps, Emily Patmore, à la suite d’un rhume négligé, tomba malade, et à la fîn de 1860 elle était condamnée. Elle vécut encore, hauts et bas, deux années. Années de répit, pendant lesquelles les deux époux goûtèrent profondément la joie précaire d’être encore l’un à l’autre. Emily Patmore accoutuma son mari à l’idée de sa perte et prépara leurs six enfants à recevoir une autre mère. Elle choisit l’emplacement de sa tombe et fît son COVENTRY PATMORE 297

testament. " Mon alliance à votre seconde femme, avec mon affection et mes vœux." Cependant elle trouvait encore la force de travailler à un recueil de morceaux choisis pour les enfants \ que MacMillan avait com- mandé à son mari. Elle mourut^ le 5 juillet 1862, à trente-huit ans. Sa tombe est au cimetière de Hendon.

  • "The Children's garland ", parut à la fin de 1862 et fut mal

accueillie de la presse.

- A " Elm Cottage ", North End, Hampstead (aujourd'hui " Elmwood ", mais la maison a été reconstruite.)

Valéry Larbaud (à suivre).

�� �

La Nouvelle Revue FrançaiseTome VI (p. 398-419).

398

��COVENTRY PATMORE

(Fin)

Avec la mort de sa première femme, toute une période -de la vie de Coventry Patmore se terminait. Une mala- dresse bien intentionnée de Tennyson mit fin à leur amitié : sans consulter Patmore, Tennyson demanda pour lui un secours d'argent au Literary Fund ; un malentendu, le deuil, une lettre égarée firent le reste. Ils ne se revirent plus. A partir de 1862 aussi une amitié nouvelle formée par D. G. Rossetti empêcha Patmore de le fréquenter.

Cependant la quatrième et dernière partie de V Ange ■dans la Mahon^ The Victories of Love^ écrite avant la mort d'Emily, avait paru dans le MacMillan Magazine (C. P. reçut cent livres sterling), et fut publiée en 1863.^ Ainsi Patmore, à quarante ans, achevait son premier grand poème. ,

Mais sa santé avait été atteinte par la maladie et la mort de sa femme (Patmore eut toujours la poitrine faible). A la fin de 1863, il obtint de ses chefs du British Muséum un congé (à prolonger) de trois mois ; et, laissant ses enfants dans des collèges et des écoles, partit en février pour Rome, où il arriva, dans les premiers jours de mars, descendant à l'hôtel de la Minerve.'

1 La même année Woolner publia un poème sur le même sujet : My beautiful Lady.

  • Lettres à Mrs Jackson, publiées par Basil Champneys.

�� � COVENTRY PATMORE 399

L'événement capital de sa vie allait avoir Rome pour théâtre : je veux dire, la conversion de Coventry Patmore au catholicisme.

C'est ici qu'il faut consulter cette Autobiographie, écrite, vers 1888, à la prière de sa troisième femme et du Père Gérard Hopkins, S. J. — Patmore cherche à y démontrer que, sans le savoir lui-même, sa pensée se dirigeait de plus en plus dans le sens de la doctrine chrétienne telle que l'église catholique romaine l'enseigne. Il se félicite d'avoir eu, à vingt-quatre ans, les devoirs d'une fonction publique à remplir, et les charges d'une famille à supporter : " J'avais six heures de travail par jour au Musée, et, pour porter mon revenu au chiffre nécessaire, j'étais obligé d'écrire encore pendant deux ou trois heures chaque soir pour les revues. Cela garda mon esprit, comme ma femme garda mon cœur, de ces excès successifs que j'ai décrits, et dès lors je fis, avec moins de hâte, plus de progrès."

Il lut beaucoup d'ouvrages de théologie. Plus tard, il s'aperçut que ses préférences allaient toujours aux ouvrages les plus catholiques. Il en vint même à penser, lorsqu'il se fut convaincu de la parfaite orthodoxie de Tke tAngel in the House — quelque temps après sa conversion, il crut devoir détruire cette oeuvre de son passé protestant, et brûla tous les exemplaires qu'il put trouver, rachetant à l'éditeur les invendus — il en vint à penser qu'il avait été, dès le premier éveil de la foi, catholique de doctrine et de cœur, sinon de fait.

La seule puissance qui l'avait retenu jusque là dans le Protestantisme, c'était son amour pour sa femme : " Je crois que, à partir de ma trente-cinquième année, ce qui

�� � 400 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

surtout me retint, ce fut la répugnance invincible qu'avait ma femme pour la foi dont je m'approchais par degrés. Son jugement naturel était si droit et sa bonté si parfaite, que son opposition était par elle-même un très puissant argument. Elle avait été, dès le berceau, terrifiée par le hideux fantôme que le Puritanisme évoque dès qu'il est question de la religion catholique. Je voyais bien claire- ment qu'une créature aussi simplement et humblement bonne et qui aimait Dieu avec tant de sincérité, ne courait nul danger de perdre son âme par son incapacité à discerner ce que je croyais déjà, avec presque de la certitude, être la vérité... Pendant la longue maladie qui l'emporta, on ne pouvait pas aborder ce sujet sans augmenter visiblement ses souffrances, et jusqu'à la fin ce sentiment fut chez elle si fort que, peu de jours ava«t sa mort, elle me dit avec larmes : " Quand je ne serai " plus là, ils (les Catholiques) vous prendront, et alors je " ne vous reverrai jamais plus."

Deux amis de la maison, deux convertis, Aubrey de Vere et Manning, avaient souvent plaidé pour Rome contre Emily Patmore, et en présence de Coventry. Mais il ne faudrait pas croire que cela eût contribué à entraîner le poëte vers une conversion. Au contraire.

On ne démontre pas la vérité ou la fausseté du catholicisme comme on fait la preuve d'une opération, en mathématiques. Il est bien rare qu'une conversion soit le résultat d'un raisonnement. Elle est plutôt l'éclo- sion d'un sentiment profond, d'un état d'esprit revenant fréquemment et enfin envahissant l'âme par degrés.

" Pendant plusieurs mois après sa mort, je me sentis élevé, pour ainsi dire, dans une plus haute sphère spiri-

�� � COVENTRY PATMORE 4OI

tuelle, et en possession de facultés morales que j'avais toujours recherchées, mais que je n'avais jamais obtenues pour longtemps. Autant que je pouvais m'en rendre compte, Dieu m'avait soudain conféré, avec la paix, cette crainte et cet amour pour Lui, et cette entière soumis- sion à Sa volonté pour lesquels j'avais si longtemps prié en vain. Et l'argument touchant mon changement de religion, que jusqu'alors j'avais tiré de l'état d'esprit de ma femme, je le tirai maintenant de mon propre état d'esprit : arrivant à cette conclusion, qu'une telle croyance ne pouvait être fausse, qui portait de si bons fruits."

Mais ce que Patmore ne nous explique pas, dans cette autobiographie, c'est le pourquoi de cette tendance catholique qui le mena au seuil de la conversion. Or, dès qu'on touche à cela, on touche à tout l'oeuvre de Patmore. Patmore a été conduit au christianisme par Vins- tinct sexuel. Le mystère de l'amour humain, ce qui entraîne les époux l'un vers l'autre, a été pour lui la révélation et l'explication du mystère de l'amour divin, ce qu'il appelle : " the more esoteric doctrine of the Catholic Faith ": l'âme de chaque homme est à Jésus ce qu'est la fiancée au fiancé. Ce que l'homme aime dans la femme, c'est son âme à lui, son âme dont le désir ne s'assouvira que sur le sein du Fiancé, la mort ayant effacé l'apparence du monde. Mais déjà dans cette vie le Fiancé envoie à la fiancée des signes de son amour : la Grâce. Il la courtise dans l'ombre, en secret, et ne veut pas être vu d'elle. Et ainsi s'explique le mythe d'Eros et de Psyché. Patmore disait volontiers que la beauté des mythes païens leur vient de ce qu'ils peuvent presque tous recevoir une explication chrétienne.

2

�� � 402 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Mais cette doctrine de l'Eglise catholique n'est pas aussi " ésotérique " que Patmore semble le croire. N'avons-nous pas assez entendu les libre-penseurs, en France, reprocher aux prêtres de corrompre les enfants, parce que les livres de piété catholique expriment l'amour divin avec les mots de l'amour humain ? Le propre de l'incroyance, justement, c'est de voir une contradiction entre ces deux choses ; entre le corps et l'esprit, comme si l'un et l'autre n'étaient pas l'œuvre du même créateur. Le mot de Mariage paraît indécent aux Femmes Savantes. Les matérialistes croient nous avoir désillusionnés quand ils nous ont montré l'origine matérielle d'un sentiment. Jules Laforgue dit : " l'amour maternel, amour tout d'albumine," et croit avoir dit quelque chose de très fort contre l'amour maternel. Il oublie que l'albumine et l'amour maternel ont la même origine. Pourquoi trouver le corps et ce qui est lié au corps des objets de scandale, alors que la vie, avec toutes ses possibilités, est contenue dans une goutte d'eau tiède ? alors que Dieu, quand il s'est donné pour le salut du monde, est venu parmi nous, comme nous, dans les ordures de l'accouchement ? Ce mépris — en réalité, cette peur — du corps et de la matière, sentiment exclusivement " classe-moyenne ", l'aristocrate, Patmore, ne l'a jamais éprouvé. Et c'est là le secret, en même temps, de sa poésie et de sa conversion.

Mais jusqu'au dernier moment, il hésita. D'abord, il eut à surmonter la désillusion que lui donna le spectacle de Rome ; puis, malgré les encouragements de la société catholique anglaise qu'il fréquentait, malgré les soins du P. Cardella, jésuite, qu'il avait pris pour conseiller, quelque chose en lui résistait. Une nuit enfin il comprit que le

�� � seul moyen de vaincre cette résistance, c’était de se convertir au plus tôt. En pleine nuit, il courut trouver le P. Cardella, lui demandant de recevoir, sur-le-champ, son abjuration... Enfin, au printemps de 1864, Patmore rentre à Londres, converti et... fiancé. Il venait préparer ses enfants à recevoir une seconde mère.

Sa fiancée était M"^ Marianne Caroline Byles, fille unique et héritière d’un riche propriétaire de Gloucestershire, et qui avait alors quarante-deux ans (un an de plus que Patmore). Elle s’était convertie en 1853 sous l’influence de Manning qu’elle avait longtemps connu et fréquenté quand il était encore vicaire dans l’église d’Angleterre.^ En 1864, elle se trouvait à Rome avec une cousine qui lui servait de dame de compagnie. Patmore la rencontra et vit en elle " le pur rayonnement de la sainteté catholique." Il la croyait sans fortune, et, en apprenant qu’elle était au contraire fort riche, il renonça à l’épouser. Des amis s’entremirent, et ils furent mariés, par Manning, le 18 Juillet 1864, à Sainte-Marie-des-Anges, Westmoreland Road, Bayswater. Ils devaient rester seize ans unis.

" Mary " Patmore fut une femme plus effacée encore et plus difficile à connaître qu’Emily Patmore. Elle était si réservée que sa présence jetait toujours une gêne sur les amis et les visiteurs de son mari. Seul, le vieux Bryan Waller Procter (Barry Cornwall) en raison de sa vieillesse et de sa drôlerie, paraît avoir fait quelque progrès dans l’affection de cette femme pieuse et modeste, tout entière dévouée à son mari et aux enfants de son mari (elle ne lui en donna pas).

’ Manning se convertit en 1851. La vie de Coventry Patmore était entièrement changée, et par sa conversion et par son mariage. Sa conversion l’éloignait naturellement d’un grand nombre de fréquentations littéraires, et augmentait l’isolement autour de lui. Son mariage le faisait riche. Il put renoncer à son emploi du British Muséum. (Il fut mis à la retraite, avec une pension de cent vingt-six livres sterling, le 6 janvier 1866.) Et bientôt il achetait, à Uckfield, Sussex, deux propriétés contiguës, de quatre cents acres, et sur lesquelles étaient bâties deux fermes.

C’est alors qu’il entre dans sa troisième période d’activité créatrice.

Il a publié, en 1886, un petit livre intitulé: "Comment j’ai administré et amélioré ma propriété." On y voit quelle énergie il déploya, et comment, chose rare dans l’histoire littéraire, un poëte se révéla soudain homme d’affaires accompli. Il avait toujours aimé et étudié l’architecture, et son premier soin fut de transformer en résidence seigneuriale une de ses deux fermes. Il passa deux ans sur les lieux, par tous les temps, surveillant et conseillant les entrepreneurs, aidant les maçons à bâtir. Le château fut achevé en 1868, et " Buxted Old Lands " devint " Heron’s Ghyll."

En véritable aristocrate, Patmore s’adapta sans difficulté à sa nouvelle vie. Il satisfit son goût pour les animaux (chiens et oiseaux), pour la solitude (construction d’un " Ermitage " dans le parc), et pour les longues promenades en voiture. Mais à aucun moment il ne fut entraîné ou submergé par sa nouvelle richesse : au contraire, il y met l’ordre et la règle, et la tient bien en main. COVENTRY PATMORE 4O5

Et c'est durant cette même période (1866-68) que furent composées, très rapidement, les neuf premières odes du livre qui fut appelé dans la suite : The Unhunvn Eros.

Or, pendant qu'une nouvelle vie commençait pour Coventry Patmore, et qu'ime nouvelle œuvre, la plus étrange et la plus belle, s'élaborait dans son esprit, l'œuvre de sa vie passée, UAnge dans le Maison connaissait ime nouvelle fortune. Elle n'avait plus d'admirateurs parmi les lettrés. Et Swinburne et son école, alors dans toute leur nouveauté et en pleine réaction contre Tenny- son, avaient pris l'œuvre et le nom de Patmore pour objets de leurs railleries. Au point de vue littéraire, Coventry Patmore "n'existait plus". Mais L'y/n_^^ était devenu populaire ! et se vendait, en dépit de Swinburne et du silence des critiques. ^ Mais ce n'était pas la gloire ; ce n'était pas le public qui convenait à un si haut poète. C'était un public qui voyait en lui le chantre des joies domestiques, le poète du thé de cinq heures, des tartines de confiture aux fraises, et des jeunes filles comme il faut. Et oui ! il était cela ; mais il y avait tant d'autres choses encore dans The Angel in the House. Triste popularité, basée sur une méprise et partagée avec les mille fournis- seurs des goûts littéraires de la classe moyenne ! Et puis, il vivait loin de Londres, n'avait presque plus d'amis... Cette éclipse dura quinze ans.

Il est assez rare de voir un écrivain, dont tous les

lettrés jugent la carrière finie, produire, dans le silence et

le secret, une œuvre toute nouvelle. Coventry Patmore

recommençait sa vie de poëte. Les Odes furent écrites

Il s*en Tendit 250,000 exemplaires du vivant de C. P.

�� � 406 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

pour ainsi dire en cachette comme les premiers sonnets d'un collégien, et elles parurent anonymes et hors com- merce, comme le livre de début d'un auteur sans préten- tions, en avril 1868. Les cent et quelques exemplaires que Patmore envoya à des amis furent reçus très froide- ment et ne lui valurent aucune réponse encourageante. Et, un soir d'hiver, il brûla les cent exemplaires qui lui restaient.

Il faut surtout voir, dans cet holocauste, plutôt que du dépit une intention très touchante : de toutes ses forces, il aspirait désormais à substituer à sa volonté propre celle de son Dieu ; et nous le voyons constam- ment étouffer en lui des aspirations et vaincre des répugnances. Les retraites qu'il fit dans des couvents : à Pantasaph, à Pontypool, où il devait changer ses plus chères habitudes, et soumettre ses lectures et ses médita- tions à un emploi du temps réglé d'avance; ses voyages à Lourdes ; le sacrifice de The Angel in the House quand il crut y trouver des traces de protestantisme, le sacrifice plus grand encore de sa Sponsa Deij — il nous faut voir là des exercices d^obéissance et de renoncement : renon- cement à la gloire mondaine, obéissance jusque dans les plus petites choses.

Mais plus il se détachait et plus il s'élevait, spirituelle- ment, et plus haute montait la flamme de son génie.

A la fin de 1871 il fit un court séjour dans Paris encore ravagé par la guerre civile. En 1874 il loua Heron's Ghyll au duc de Norfolk : le château, constam- ment agrandi, était devenue d'un entretien trop coûteux. Peu après il vendit toute la propriété au duc de Norfolk, pour vingt-cinq mille livres sterling, réalisant un béné-

�� � COVENTRY PATMORE 4O7

fice net de neuf mille livres sterling (250.000 francs).

Entre la vente de Heron's Ghyll et son installation à Hastings en 1875, il passa quelque temps à Londres (Campden Hill) et revit beaucoup de ses anciens amis : Mme Procter, Lord Houghton (Monckton Milnes), Car- lyle, Ruskin etc. Ses biographes insistent suf ce point, car la vie retirée menée par Coventry Patmore de 1862 à 1874, et ses opinions politiques qui bientôt vont s'ex- primer avec une violence extrême, avaient valu au poëte une réputation de misanthrope et d'homme incapable de conserver un seul ami.

A partir de 1875, il est installé à Hastings, dans " the Milward Mansion, " une grande maison située en pleine ville, mais entourée d'un jardin dont la disposition l'isole et en fait presque une maison de campagne. Et c'est alors que, grâce à Frederick Greenwood, une des rares personnes qui, avec Henry Sidgwick (et bientôt M™* Mey- nell et M. Edmund Gosse) avaient conservé au po€te leur admiration, à une époque où le nom même de Pat- more était ridicule, ^ c'est alors que la nouvelle série des Odes de UEros inconnu parut devant le public. F. Green- wood, qui était alors directeur de la Pall Mail Gazette^ invita Coventry Patmore à collaborer à son journal. Du 8 mars 1875 au 25 août 1877, dix Odes furent insérées dans la Pall Mail Gazette^ et parmi celles-ci : Peace ; Let be \ If I were dead ; The Toys {Les joujoux\ etc. Elles étaient signées, simplement, C. P. On les remarqua, puisqu'elles paraissaient dans un des grands journaux du soir, et parce que souvent, elles traitaient des sujets d'actualité. Mais on ne chercha pas à savoir qui était

' Edmund Gosse. "Coventry Patmore " page 157.

�� � 408 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

C. P., et il paraît même qu'un petit poëte, dont c'étaient les initiales, se défendit partout d'être l'auteur de ces odes !

Mais qu'importait désormais à Patmore la gloire ou l'obscurité ? A cinquante-trois ans, une nouvelle jeunesse de son génie lui rendait les nuits d'enthousiasme de sa vingtième année. Il n'avait jamais perdu l'habitude de faire de longues promenades nocturnes, et, à Hastings, il passait des heures à marcher le long du rivage, mêlant le son de ses vers au grondement des vagues, exultant, comme un enfant, dans la tempête.

De 1877 à 1878 il prépare et publie une édition de ses œuvres en quatre volumes, et les Odes, sous le titre désormais fixé de : UEros inconnu {The Unknown Eros) paraissent en 1877, et, Augmentées, en 1878. Cette même année, il composa, dans le mètre des Odes, Amelia, ^ le plus long de ses petits poëmes, et que la plupart des critiques s'accordent à considérer comme son chef-d'œuvre, parce qu'on y retrouve toutes les qualités de V Ange mêlées à la perfection formelle de h^Eros.

The Unknown Eros paraissait en même temps qu'une nouvelle édition de \J Ange. On ne peut rien imaginer de plus dissemblable que ces deux œuvres ; et la première impression qu'on a, quand on aborde Patmore pour la première fois, c'est l'étonnement qu'un même auteur ait pu écrire deux ouvrages si différents. A la réflexion, on saisit le lien qui les rattache, et l'on cesse de s'étonner.

UEros inconnu traite, en vers iambiques libres — libres en ce sens que la longueur du vers et la place des rimes ne sont réglées par aucun système fixe, — des mystères

• Amelia parut, avec une ré-édition de Tamerton Church Totuer, en 1878.

�� � et des symboles les plus élevés de la religion. Mais cependant chacune de ces odes est essentiellement — dans l’expression et dans le sentiment — humaine; et quelques- unes, comme U Axalie^ sont uniquement humaines. L’intention de louer Dieu et la Sainte Vierge, dont il avait reçu tant de grâces, est visible dans VEros ; mais ce n’est pas de la théologie pure et simple. Plutôt, c’est de la doctrine apprise avec amour, et qui guide l’enthousiasme, comme une grande clarté. Rien d’artificiel ; rien de préparé. Tout esprit religieux, même s’il s’ignore, se trouve chez lui dans ces poëmes, et dans un air qu’il peut respirer. Sans doute, il lut le De Partu Virginis de Sanazzaro et les œuvres de S* Thomas d’Aquin ; mais ce fut surtout en vue d’éclairer ses propres sentiments, de " connaître " Dieu, comme le catéchisme nous le commande, et non pas pour introduire toute cette science, plus ou moins bien assimilée, dans des poëmes prémédités. The Unknown Eros est le fruit de la vie religieuse de Patmore, et non pas la somme de ses lectures.

Et c’est pour cela que la nature s’exprime si bien dans cette oeuvre. Elle n’a jamais mieux été critiquée que par Emily-Honoria, la fille aînée de notre poëte, qui, en 1873, à vingt ans, était entrée, sous le nom de Sœur Marie Christine, au couvent du Saint Enfant Jésus, à S* Leonards. ’ Dans une lettre à son père, écrite du couvent, elle dit : " Je pense que les Odes ressemblent beaucoup à l’Ecriture Sainte par levu" simplicité, si grande que n’importe qui peut s’imaginer qu’il les comprend, et si profonde que bien peu en réalité les comprennent.

’ Aujourd’hui Hastings et S’ Leonards ne forment qu’une seule ville (65000 hab.) 4IO LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

Elles ressemblent aussi à l'Ecriture comme Shakespeare y ressemble : par leur qualité intensément humaine, et en ne disant pas les mots convenus pour exprimer la chose, mais bien la chose elle-même. "

La forme des Odes de UEros inconnu a été l'objet de discussions qui n'ont d'intérêt que pour les techniciens de la prosodie anglaise. Il est certain que Drummond de Hawthornden et Cowley ont fait, bien avant Patmore, usage de vers d'inégale longueur et de rimes mêlées, dans un même poëme. Edmund Gosse voit une certaine ana- logie entre les Odes et la lyrique italienne du début de la Renaissance. Basil Champneys voit dans VEpithala- mium de Spencer le poëme dont la forme est le plus voisine de la forme des Odes. ^ Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que le poëte ne choisit le mètre des Odes qu'après mûre réflexion, et qu'il est bien approprié aux pensées exprimées.

Ainsi passèrent les cinq premières années du séjour à Hastings, avec des retraites aux couvents du Pays de Galles, des excursions à Rye, Winchelsea, Lew^es et Tunbridge Wells ; et deux pèlerinages à Lourdes, en compagnie de Mgr Rouse, en 1877 et 1878.

Le 12 avril 1880, Marianne Caroline Patmore mourut subitement.

Après seize ans de vie conjugale heureuse, Coventry songea à employer une partie de la fortune qu'il héritait à bâtir, comme monument commémoratif de sa seconde femme, une grande église à Hastings. (La seule église catholique était à S* Leonards). Il entra aussitôt en pour-

' Basil Champneys, introduction aux Poems, by Coventry Patmore, Bell, 1906, p. 42.

�� � COVENTRY PATMORE 4I I

parlers avec la Pieuse Société des Missions. La Société devait acheter le terrain et bâtir à ses frais la crypte et le presbytère, et Coventry Patmore devait fournir l'argent nécessaire pour construire l'église " depuis le sol jusqu'au clocher ". Basil Champneys fut l'architecte choisi par le poëte, et Patmore put espérer qu'il y aurait enfin en " Saint Mary Star of the Sea " une église catholique anglaise " sans trace de mauvais goût ".

A la fin de 1880, Patmore fit don au British Muséum des vingt et un tomes de son exemplaire des œuvres complètes de St. Thomas d'Aquin. C'est un des deux seuls exemplaires connus de l'édition princeps (Rome 1570-1571). L'autre exemplaire est à la BibHothèque Nationale de Paris.

Les dix années que Patmore passe encore à Hastings sont remplies par la composition des toutes dernières Odes, par des événements de famille, un renouveau de gloire, de nouvelles amitiés. Son œuvre de prosateur date de ce temps ; et c'est là aussi que se place la grande déception que lui causa la construction de son église. Après 1880, il est devenu, en peu de temps, un vieillard.

Le poëte du mariage ne pouvait supporter longtemps le veuvage ; l'artiste ne pouvait pas vivre sans une femme près de lui. Et le 13 septembre 1881, à l'Oratory, il fut uni par Mgr. Rouse à Miss Harriet Robson, qui vit encore au moment où cette étude est écrite.

A la fin de cette même année, les deux nouveaux époux allaient à Lourdes. L'année suivante Emily Honoria (Sœur Marie-Christine) mourait d'une pneu- monie, à vingt-neuf ans, dans son couvent. En février

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1883, Coventry Patmore, âgé de soixante ans, fut père d'un dernier fils. Le mois suivant il perdait le fils préféré de son premier mariage, Henry, né en 1860, qui laissait quelques poëmes, publiés par son père à la suite de l'édition de 1886 (en deux volumes) de ses œuvres poétiques. En 1885, Patmore fit, avec sa fille Bertha, son dernier pèlerinage à Lourdes.

L'ami le plus intime, dans ces années, fut Edmund Gosse, et il avait été attiré vers Patmore par son œuvre poétique. Il alla passer bien des dimanches à Hastings. Voici le portrait qu'il trace du poëte (aet. 58) :

" Mon premier dimanche à Hastings se passa surtout au coin du feu, dans son cabinet de travail. Je le revois, allongé sur son fauteuil, dans sa pose habituelle, les mains jointes, tout le corps atténué et immobile, la merveilleuse tête, seule, remuant vite et brusquement, comme si elle eût tourné sur un pivot, les yeux tour à tour s'assombrissant ou scintillant, les lèvres mobiles reflétant dans toutes leurs courbes chaque nuance de sentiment qui traversait l'esprit du poëte. Il ne changeait cette attitude que pour s'élancer, avec une soudaineté extraordinaire, sur une des cigarettes répandues tout à l'entour comme les feuilles de Vallombrosa ^ ; il l'allumait, puis reprenait sa pose, le corps caché, les ailes fermées. Assis de la sorte, incliné vers le feu, il parlait pendant des heures des choses les plus élevées, de pensées et de passions étrangères aux mortels, redescendant parfois sur la terre avec une plaisanterie excentrique et violente, toujours marquée par un rire fort et craquant qui s'achevait en toux sèche." (Edmund Gosse, Coventry Patmore^ p. 156)

^ Allusion aux vers de Milton.

�� � Cependant St. Mary Star of the Sea grandissait. La crypte fut achevée en mars 1882, et le 2 juillet 83 l’église était bâtie. Un peu avant cette dernière date, Patmore avait appris que, pour payer le terrain, la pieuse Société des Missions, au lieu d’hypothéquer ses propres biens de Londres, avaient hypothéqué l’église elle-même, c’est à dire la propriété de Patmore. Si, par exemple, la S** des Missions n’avait pas pu rembourser l’argent emprunté pour acquérir le terrain et bâtir la crypte, les créanciers auraient pu saisir l’église elle-même et la transformer en salle de concerts ou de danse. Patmore fut justement irrité ; il n’avait voulu signer aucun contrat, s’en rapportant à la parole donnée par le représentant de la S^^ des Missions. Dans une lettre insérée dans The Tablety il fit connaître au public catholique anglais les détails de l’afl&ire. Au reste, il y avait peu de chances pour que les Missions fussent insolvables ; et au fond de toute cette querelle, il n’y eut probablement qu’un malentendu.

Ce qui ne fait pas de doute, c’est la mauvaise foi de certains critiques protestants qui, dans des manuels et des encyclopédies très répandus, transforment cette querelle de personnes en une dispute de principes, présentant Patmore comme un fils peu soumis de l’église où il était entré. Ainsi, un " libre Anglais ", même tombé assez bas pour se convertir au papisme, montrait malgré tout son caractère indépendant et sa fierté ! Inutile de s’appesantir sur de telles naïvetés, qui font voir une intelligence et une moralité rudimentaires.

Mais ce qui pouvait bien dérouter les critiques protestants, c’est l'anticléricalisme de Coventry Patmore catholi414 LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE

que. Sans doute il avait approché assez de prêtres pour rencontrer, dans le nombre, quelques vilains personnages, et il avait eu, à Heron's Ghyll et à S' Leonards, comme chapelains et comme confesseur, toute une série de grotesques et d'indignes ; enfin, son expérience per- sonnelle l'avait rendu aussi contempteur du clergé séculier qu'il était admirateur du clergé régulier. Mais je crois sentir dans son anticléricalisme, ou du moins dans la façon dont il l'étalait, un peu d'affectation. En disant du mal de son clergé, il voulait édifier les Protestants, en leur prouvant ainsi que le Dogme est au-dessus de tout accident, et qu'une foi véritable ne saurait être ébranlée par le spectacle de l'immoralité des prêtres ; et il voulait aussi taquiner la grande moyenne du public catholique, dont la timidité et l'étroitesse d'esprit lui étaient odieuses. Il savait quelle domination les révérends et les saints des petites chapelles exercent sur les esprits de la classe moyenne protestante, en Angleterre: il opposait le catho- lique, libre de distinguer l'homme du prêtre, au protestant pour qui les vertus de son vicaire ou de son ministre sont une preuve de la vérité de sa croyance.

Et voici une conversation de Patmore avec un catho- lique du genre timide :

— Vous avez appris, M. Patmore, que l'église de .... est brûlée ? On ne sait pas comment le feu a pris.

— Je le sais bien.

— Oh ! et comment ?

— Ce sont les prêtres qui l'ont mis pour toucher l'argent de l'assurance.

Et, après un silence gêné, l'hôte revenant à la charge :

— Vous savez que le Père .... vient de mourir ?

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— Oui, et j'en suis bien aise.

Il y a aussi un peu de cette aflfectation dans ceci : un jour il dit à Edmund Gosse en parlant de nos Petits Conteurs du XVIIP siècle : " Ils ne sont pas aussi polissons qu'on veut bien le dire : leurs idées sur l'amour sont en grande partie catholiques. " C'est pour réagir contre le catholicisme pudibond, peureux des idées et de l'art, presque puritain et presque protestant, qu'il insistait sur ces choses, et sa haine de Manning, comme représen- tant de l'esprit de " bondieuserie " n'a pas d'autre cause. Et l'on devine quel regard il eut, quand Aubrey de Vere lui demanda de ne pas publier les Odes sur l'Amour et Psyché, comme " pouvant être mal interprétées. "

Toutes ces idées se retrouvent au fond de toute son oeuvre en prose, comme un levain. Cette œuvre, c'est de 1884 à 1895 surtout qu'il l'édifia. F. Greenwood, lié à Patmore par certaines opinions communes (sur Gladstone par exemple) mit à sa disposition les journaux qu'il dirigea successivement : la Pall Mail Gazette et, à partir de 1884, la St James Gaxette. C'est dans ce dernier quo- tidien que, de 1885 à 1891 Patmore exposa copieuse- ment ses idées politiques, son pessimisme absolu en ce qui concernait les événements contemporains ; sa haine de la bourgeoisie et de la pseudo-démocratie ; son mépris parfait du peuple ; sa confiance dans l'aristocratie de naissance, trompée ; sa métaphysique et sa foi. Les articles faisaient de l'eflFet. Mais le public comprenait-il bien ce que voulait cet énergumène sublime qui, en réalité, écrivait contre la poât'tque en général ? ^ (On a des billets

' C'est bien le sens des Odes politiques, il me semble : Fesprit du mpi est attaqué.

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OÙ Greenwood le suppliait de se mettre un peu plus à la portée de son public).

Quand Greenwood cessa de diriger la St James Gazette^ il songea à fonder une revue pour lui et ses amis. Patmore aurait voulu faire une polémique à tout casser, et proposa de fonder le Twopenny Damn (quelque chose comme :

  • ' L'Engueuleur à quatre sous ") mais le projet n'aboutit

pas. A partir du 1891 il cessa d'écrire dans les journaux et ne publia plus que deux études : sur M™^ Alice Meynell et sur Francis Thompson. De toute sa prose, études et polémiques, il forma trois volumes: Prtnciple in Art (1889); Religto Pœta (1893) et The Rody The Root and the Flower (1895).

La prose de Coventry Patmore demanderait à elle seule une étude. Ce n'est pas du tout de la prose de poëte, comme celle de Verlaine ou comme celle des Mémoires d'Aubrey de Vere. C'est solide et musclé, c'est violent et ça a de la race. Surtout, ne pas croire que Patmore aboutit à la prose à travers le vers libre de UEros inconnu. Sa prose est quelque chose de tout différent ; aussi loin de VAnge et de VEros qu'on peut l'imaginer : un autre art, avec d'autres lois. Le meilleur de ces ouvrages en prose ne nous est malheureusement pas parvenu. Patmore, sur une réflexion maladroite du Père Hopkins, brûla, en 1887, sa Sponsa Dei, petite exposition parfaite, dit Edmund Gosse, de cette doctrine ésotérique de l'Eglise que le poète avait découverte de lui-même, à travers l'amour humain. Mais c'est surtout un morceau de belle prose que nous avons ainsi perdu : le fonds, l'idée, de la Sponsa Deiy anime toute l'œuvre de Patmore.

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En 1891, la maison de Hastings changea de proprié- taire, et bientôt, Patmore dut céder la place au nouveau maître. Il alla s'installer à Lymington, ville de résidence qui relève de la grande banlieue de Southampton, triste métropole. Les Patmore louèrent là une villa sombre, un peu à l'écart, et trop grande, " The Lodge. " Tennyson était alors presque leur voisin. Des amis essayèrent de les rapprocher. Ils s'écrivirent, mais tous deux étaient trop âgés pour renouveler la trop ancienne amitié. Les deux amis de Patmore les plus intimes furent alors Alice Thompson Meynell et Francis Thompson. Alice Thomp- son avait publié son premier recueil. Préludes^ en 1875 et Patmore l'avait encouragée. Mais il ne la connut bien qu'en 1892, alors qu'elle avait épousé Wilfrid Meynell. Presque toute la vie quotidienne de Patmore, états d'es- prit, rêveries etc, est dans les lettres qu'il écrivit de Lymington à M™* Meynell.

Tennyson mourut en 1892. Patmore ne put assister aux funérailles, sa carte d'invitation lui étant parvenue trop tard.

Il fut bientôt question de remplacer le Lauréat mort. Et pendant que Patmore demandait qu'on nommât une Lauréate en la personne d'Alice Meynell, quelqu'un prononça le nom de Patmore à l'oreille de M. Gladstone.

  • ' Coventry Patmore ? il y a longtemps qu'il est mort, "

répondit le Grand Vieillard. Il n'avait aucune chance : comme catholique d'abord — et puis il n'était même pas populaire chez les catholiques ! Puis, sa gloire, absolument anormale : d'un côté, U Ange dans la Maison^ délices an- ciennes de la petite bourgeoisie ; de l'autre UEros inconnu^ le livre obscur, mystérieusement adoré par une coterie de

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�� � jeunes gens sans autorité. Même l’argument qu’il était vieux (70 ans) et n’occuperait pas longtemps la place, ne prévalut pas.

D’ailleurs, physiquement, il baissait vite. L’énergie et la volonté diminuaient ; une série de bronchites l’affaiblit beaucoup. Il allait encore, chaque matin, lire les journaux aux salon de l’ " Angel Hôtel." Bientôt il ira en robe de chambre, trop las pour s’habiller. En 1894 M. J. S. Sargent fit son portrait.

Il n’avait pas renoncé à la poésie. On a trouvé dans ses papiers des cahiers bourrés de notes, de fragments de strophes, de vers isolés. Certainement si une nouvelle période de santé et d’énergie était venue, il nous aurait donné ce grand poëme " sur la vie conjugale de la Sainte Vierge et de Saint Joseph " qu’il méditait, toutes ces années ; et, avec lui, on ne peut pas imaginer ce que c’aurait été.

Une de ses promenades nocturnes lui fut fatale. En novembre 1896, une pneumonie l’emporta en quatre jours. Il mourut le 26 novembre, à quatre heures dix du soir, après avoir reçu, du P. O’Connell, le Saint Viatique. Le i" décembre, revêtu de sa robe de tertiaire de St. François, il fut enterré dans la partie catholique du cimetière de Lymington. La cloche de l’église anglicane sonnait, et le recteur protestant, debout au seuil de son église, salua la dépouille mortelle du poëte catholique.

Alors que cette étude était presque achevée, j’eus la bonne fortune de rencontrer M. Edmund Gosse, et naturellement nous parlâmes de Coventry Patmore. Comme je me risquais à lui dire mon opinion : que Patmore est un plus grand poëte que Termyson, l’éminent critique me reprit vivement :

— Poets are not schoolboys !

Peut-être aurais-je dû dire : " un meilUur poëte " ; car en effet il est oiseux de se demander lequel des deux est le plus artiste. Mais je puis aflirmer ceci : que, poiu" ma part, je dois plus à Patmore qu’à Tennyson, en joie, en enseignement moral et en émotions lyriques. Chez Tennyson je sens trop le poëte d’une époque, et pour tout dire d’une classe, d’une classe dont les méthodes d’enseignement, les idées, les aspirations, ont opprimé mon enfance et ont longtemps tenu ma pensée dans un douloureux esclavage. Je sens trop chez Tennyson le poëte de la bourgeoisie ! Je hais son déisme vague, son darwinisne, son chauvinisme, sa croyance insensée au progrès. Je sens en lui le secret mépris du corps et de la matière vaincue. Au contraire, je vois chez Patmore des idées éternelles qui dominent les siècles, qui sont comme le sel qui consers’e toutes choses ; l’instinct et la raison humaine harmonieusement équilibrés ; le respect du corps et le sentiment exact de la matière ; ime sorte de mathématique morale. Chez Tennyson, je vois une belle Déesse Raison ivre de sa beauté. Chez Patmore, c’est une vertu sereine et militante, quelque chose de cette Paix " qui dlpasie — c’est-à-dire^ qui est plus intelligente que,[1] — tout entendement.^*

Valéry Larbaud.
  1. La parenthèse est dans Patmore.