Hymne (Noailles)

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La Nouvelle Revue FrançaiseTome VI (p. 509-513).
HYMNE

N’y a-t-il pas comme une guerre
ordonnée aux mortels sur la terre ?
Livre de Job.

On était paisible, joyeux, en sécurité, — et aussi irritable, soucieux, actif, indifférent comme lorsque l’on est heureux, et voici la Douleur. Elle n’était pas, elle est. Une minute du temps, une seconde nous séparait d’elle, et voici que nous avons franchi cette seconde formidable, et tout l’univers est changé. Comme une crue de l’océan, la douleur, le désespoir, la détresse ont noyé nos chemins, les ont absorbés, engloutis, et nous sommes là, errants, devant cette eau inflexible, tandis que là-bas, sur la rive opposée, règnent le calme, l’abondance, la possibilité de vivre. Comment atteindrons-nous à ce salut ? Comment dessècherons-nous ou franchirons-nous cette eau épandue, nous, l’exilé, l’isolé, qui courons sans trouver d’issue, de gué, de passage ? O Douleur, nous vous boirons goutte à goutte ; goutte à goutte, avec nos lèvres désolées, nous épuiserons votre eau amère, qui donne soif, qui donne des larmes et des hoquets, votre eau dévorante. Le front couvert d’une sueur d’effroi, le regard roidi, glacé, hagard, nous aurons du courage, parce que, dans ces moments-là, les poumons voudraient aspirer la mort, — on asphyxie, on espère mourir, — mais on aspire du courage. La détresse ressemble à l’agonie d’un vaisseau submergé, on dirait qu’elle s’abandonne, mais elle est robuste et active comme le sapin des cimes quand il fait de l’oxygène avec un zèle de géant, et nourrit ainsi tout l’espace.

— Douleur, si vous êtes une bénédiction, vous m’avez comblée de vos bienfaits terribles. Vous m’avez choisie parmi les êtres avec un soin minutieux, moi qui passais, furtive, sous les épais ombrages, ou qui vivais reculée dans ma solitude étroite. Vous m’avez désignée pour votre festin de poisons. Vous avez tendu vers moi votre coupe amère et somptueuse, plus vaste qu’un cirque de montagnes où dort un lac vénéneux ; mais toujours vous commenciez par la joie ; et j’allais à vous, j’avais confiance, je ne pouvais soupçonner vos déguisements. Vous veniez, complaisante, maternelle, et vous me disiez : " Donne-moi ton fardeau. " Et le fardeau des jours simples, indifférents, le petit fardeau des jours mornes et graves, que chacun de nous peut porter sans faiblir, je vous le donnais, ô Complaisante ! Et vous me donniez votre main d’amour, vos regards d’amour, vous me portiez sur vos bras, je possédais l’horizon, vous me combliez d’exaltation ou de paisible, de profond sommeil, et je vous bénissais, Douleur déguisée !

Le léger fardeau de mes jours ordinaires vous le portiez par surcroît, je n’avais plus à m’en occuper ; nous cheminions ainsi, vous splendide et moi reconnaissante ; et je m’arrêtais pour baiser votre main, Amour, et vous vous y opposiez tendrement, car vous ne vouliez point de mon humilité, vous. Munificence !

Les jours coulaient, et, soudain, à je ne sais quel regard, quelle intonation, quelle réticence, je vis, je vis que vous étiez la Douleur !

— Parce que vous êtes supérieure à toute joie parce que vous êtes absolue, débordante, patiente finale, sûre de gagner, inéluctable, je vous vénère Douleur ! Vous me tuez, mais je vous sais un gré infini de ce que votre premier heurt soit si rude le premier jour on devient fou ; le second jour, le troisième jour on vous accepte ; on succombe sous un atroce labeur, car la douleur est une foudre incessante et ses secousses formidables roulent, éclatent, détonent avec une frénésie silencieuse dans les abîmes ravagés de l’être, mais on n’est plus révolté, et l’on marche vers la mort comme les Rois Mages vers l’étoile radieuse, empressée, qui annonçait Dieu, et dont les rayons semblaient jeter des clameurs.

— O Douleur, détresse de l’âme, déception, désespoir, bien souvent nous avons prononcé votre nom légèrement au cours des journées difficiles ou moroses, mais ce n’était pas la Douleur. Ceux qui vous possèdent réellement, qui communient de vous, se taisent. Muets, ils connaissent votre suffocation, vos angoisses, votre lucide, aride hébétement, vos regards sur d’infinis déserts. Ils ne respirent plus sur tout l’espace que ce nuage de fumée touffue, meurtrière, qui envahit soudain la nature quand l’éclat de la dynamite a fendu en deux la montagne. Ils connaissent, ces infortunés, le terrible colloque de l’âme et du silence, où l’âme, comme un condamné qu’on mène au supplice, s’épuise à démontrer au sort qu’elle ne peut plus, malgré tout le courage, avancer davantage sur le chemin tranchant.

Mais parce que vous faites aimer, tolérer, désirer la mort, qui est l’injure de la nature. Douleur, je vous bénis ; la mort qui fait horreur, qui humilie le cœur et les sens, quand, près d’un cadavre respecté, les yeux baissés, le souffle retenu, épuisés de tristesse et de vénération, nous avons pressenti le moment de l’insidieuse dissolution, réponse effroyable, négative à tous les espoirs, à toutes les pudeurs du rêve.

O Mort qui me faites horreur, que j’ai refusé de reconnaître quand je défendais contre vous, contre votre notion même, mon visage et mon cœur qui louaient le jour, à Mort, je vous appelle, et moi-même j’accours ! Venez, panthère joueuse, bondissante, mangeuse séculaire, tête de mort vivace, velue, rougeoyante, venez, élancez-vous vers un cœur éclatant ! Détruisez ce cœur qui fut parfait pour la douleur, — lieu d’élection, composé pour elle, prêt à la recevoir, à s’en imprégner, à la conduire, la diriger, la répandre, la faire fructifier. Dérobez-lui ce cœur ouvert, prospère, qu’elle ensemençait. Mort délicieuse, poignarde en moi le souvenir, dessèche les larmes, romps ce jardin altier où tout était plaintive ordonnance, détruis ce cœur, et tu verras se défaire sous ta dent, bête féroce, un univers plus beau que le clair univers : la coupole des soirs purs, avec l’harmonie des astres, — lune, étoiles, et leur éternelle méditation ; — les matins dans la forêt, quand tout l’azur, le silence, la solitude semblent s’unir pour porter le poids d’un papillon agreste qui flotte sur l’odeur des ronces ; les blancs hivers des cimes — plus éclatants qu’un été d’Orient — lorsque la neige heureuse étincelle près d’un ruisseau dormant, languide et noir comme une molle encre de Chine ; les rivages des mers du Sud, où les épais parfums règnent comme un cinquième élément, toutes ces saveurs, toutes ces délices que je portais en moi, tu les verras se défaire sous ta dent pointue, tandis que de mon cœur coulera un fleuve allongé, couleur de sang, qui passe, silencieux : secret insondable de l’être, tendresse ! tendresse ! mélancolie !