Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/03

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 127-133).


CHAPITRE III

DE LA PATIENCE


« Vous avez besoin de patience, afin que faisant la volonté de Dieu, vous en rapportiez la promesse », dit l’Apôtre. Oui ; car, comme avait prononcé le Sauveur, « en votre patience vous posséderez vos âmes ». C’est le grand bonheur de l’homme, Philothée, que de possède son âme ; et à mesure que la patience est plus parfaite, nous possédons plus parfaitement nos âmes. Ressouvenez-vous souvent que Notre Seigneur nous a sauvés en souffrant et endurant, et que de même, nous devons faire notre salut par les souffrances et afflictions, endurant les injures, contradictions et déplaisirs avec le plus de douceur qu’il nous sera possible.

Ne bornez point votre patience à telle ou telle sorte d’injures et d’afflictions, mais étendez-la universellement à toutes celles que Dieu vous enverra et permettra vous arriver. Il y en a qui ne veulent souffrir sinon les tribulations qui sont honorables, comme par exemple, d’être blessés à la guerre, d’être prisonniers de guerre, d’être maltraités pour la religion, de s’être appauvris par quelque querelle en laquelle ils soient demeurés maîtres ; et ceux-ci n’aiment pas la tribulation, mais l’honneur qu’elle apporte. Le vrai patient et serviteur de Dieu supporte également les tribulations conjointes à l’ignominie et celles qui sont honorables. D’être méprisé, repris et accusé par les méchants, ce n’est que douceur à un homme de courage ; mais d’être repris, accusé et maltraité par les gens de bien, par les amis, par les parents, c’est là où il y du bon. J’estime plus la douceur avec laquelle le grand saint Charles Borromée souffrit longuement les répréhensions publiques qu’un grand prédicateur d’un ordre extrêmement réformé faisait contre lui en chaire, que toutes les attaques qu’il reçut des autres. Car tout ainsi que les piqûres d abeilles sont plus cuisantes que celle des mouches, ainsi le mal que l’on reçoit des gens de bien, et les contradictions qu’ils font sont bien plus insupportables que les autres ; et cela néanmoins arrive fort souvent, que deux hommes de bien ayant tous deux bonne intention, sur la diversité de leurs opinions, se font de grandes persécutions et contradictions l’un à l’autre.

Soyez patiente, non seulement pour le gros et principal des afflictions qui vous surviendront, mais encore pour les accessoires et accidents qui en dépendront. Plusieurs voudraient bien avoir du mal, pourvu qu’ils n’en fussent point incommodés. « Je ne me fâche point, dit l’un, d’être devenu pauvre, si ce n’était que cela m’empêchera de servir mes amis, élever mes enfants et vivre honorablement comme je désirais ». Et l’autre dira : « Je ne m’en soucierais point, si ce n’était que le monde pensera que cela me soit arrivé par ma faute », L’autre serait tout aise que l’on médît de lui, et le souffrirait fort patiemment, pourvu que personne ne crût le médisant. Il y en a d’autres qui veulent bien avoir quelque incommodité du mal, ce leur semble, mais non pas l’avoir toute : ils ne s’impatientent pas, disent ils, d’être malades, mais de ce qu’ils n’ont pas de l’argent pour se faire panser, ou bien de ce que ceux qui sont autour d’eux en sont importunés. Or je dis, Philothée, qu’il faut avoir patience, non seulement d’être malade, mais de l’être de la maladie que Dieu veut, au lieu où il veut, et entre les personnes qu’il veut, et avec les incommodités qu’il veut ; et ainsi des autres tribulations.

Quand il vous arrivera du mal, opposez à icelui les remèdes qui seront possibles et selon Dieu, car de faire autrement, ce serait tenter sa divine Majesté : mais aussi cela étant fait, attendez avec une entière résignation l’effet que Dieu agréera. S’il lui plaît que les remèdes vainquent le mal. vous le remercierez avec humilité ; mais s’il lui plaît que le mal surmonte les remèdes, bénissez-le avec patience.

Je suis l’avis de saint Grégoire : quand vous serez accusée justement pour quelque faute que vous aurez commise, humiliez-vous bien fort, confessez que vous méritez l’accusation qui est faite contre vous. Que si l’accusation est fausse, excusez-vous doucement, niant d’être coupable, car vous devez cette révérence à la vérité et à l’édification du prochain ; mais aussi, si après votre véritable et légitime excuse on continue à vous accuser, ne vous troublez nullement et ne tâchez point à faire recevoir votre excuse ; car après avoir rendu votre devoir à la vérité, vous devez le rendre aussi à l’humilité. Et en cette sorte, vous n’offenserez ni le soin que vous devez avoir de votre renommée, ni l’affection que vous devez à la tranquillité, douceur de cœur et humilité.

Plaignez-vous le moins que vous pourrez des torts qui vous seront faits ; car c’est chose certaine que pour l’ordinaire, qui se plaint pèche, d’autant que l’amour-propre nous fait toujours ressentir les injures plus grandes qu’elles ne sont ; mais surtout ne faites point vos plaintes à des personnes aisées à s’indigner et mal penser. Que s’il est expédient de vous plaindre à quelqu’un, ou pour remédier à l’offense, ou pour accoiser votre esprit, il faut que ce soit à des âmes tranquilles et qui aiment bien Dieu ; car autrement au lieu d’alléger votre cœur, elles le provoqueraient à de plus grandes inquiétudes ; au lieu d’ôter l’épine qui vous pique, elles la ficheront plus avant en votre pied.

Plusieurs étant malades, affligés, et offensés de quelqu’un, s’empêchent bien de se plaindre et montrer de la délicatesse, car cela, à leur avis (et il est vrai), témoignerait évidemment une grande défaillance de force et de générosité ; mais ils désirent extrêmement, et par plusieurs artifices recherchent que chacun les plaigne, qu’on ait grande compassion d’eux, et qu’on les estime non seulement affligés, mais patients et courageux. Or, cela est vraiment une patience, mais une patience fausse, qui en effet n’est autre chose qu’une très délicate et très fine ambition et vanité : « Ils ont de la gloire, dit l’Apôtre, mais non pas envers[1] Dieu ». Le vrai patient ne se plaint point de son mal ni ne désire qu’on le plaigne ; il en parle naïvement, véritablement et simplement, sans se lamenter, sans se plaindre, sans l’agrandir : que si on le plaint, il souffre patiemment qu’on le plaigne, sinon qu’on le plaigne de quelque mal qu’il n’a pas ; car lors il déclare modestement qu’il n’a point ce mal-là, et demeure en cette sorte paisible entre la vérité et la patience, confessant son mal et ne s’en plaignant point.

Ès contradictions qui vous arriveront en l’exercice de la dévotion (car cela ne manquera pas), ressouvenez-vous de la parole de Notre Seigneur : « La femme tandis qu’elle enfante a de grandes angoisses, mais voyant son enfant né elle les oublie, d’autant qu’un homme lui est né au monde » ; car vous avez conçu en votre âme le plus digne enfant du monde, qui est Jésus-Christ : avant qu’il soit produit et enfanté du tout, il ne se peut que vous ne vous ressentiez du travail ; mais ayez bon courage, car, ces douleurs passées, la joie éternelle vous demeurera d’avoir enfanté un tel homme au monde. Or il sera entièrement formé en votre cœur et en vos œuvres par imitation de sa vie.

Quand vous serez malade, offrez toutes vos douleurs, peines et langueurs au service de Notre Seigneur, et le suppliez de les joindre aux tourments qu’il a reçus pour vous. Obéissez au médecin, prenez les médecines, viandes et autres remèdes pour l’amour de Dieu, vous ressouvenant du fiel qu’il prit pour l’amour de nous. Désirez de guérir pour lui rendre service ; ne refusez point de languir pour lui obéir, et disposez-vous à mourir, si ainsi il lui plaît, pour le louer et jouir de lui. Ressouvenez-vous que les abeilles au temps qu’elles font le miel, vivent et mangent d’une munition fort amère, et qu’ainsi nous ne pouvons jamais faire des actes de plus grande douceur et patience, ni mieux composer le miel des excellentes vertus, que tandis que nous mangeons le pain d’amertume et vivons parmi les angoisses. Et comme le miel qui est fait des fleurs de thym, herbe petite et amère, est le meilleur de tous, ainsi la vertu qui s’exerce en l’amertume des plus viles, basses et abjectes tribulations est la plus excellente de toutes.

Voyez souvent de vos yeux intérieurs Jésus-Christ crucifié, nu, blasphème, calomnié, abandonné, et enfin accablé de toutes sortes d’ennuis, de tristesse et de travaux, et considérez que toutes vos souffrances, ni en qualité ni en quantité, ne sont aucunement comparables aux siennes, et que jamais vous ne souffrirez rien pour lui, au prix de ce qu’il a souffert pour vous. Considérez les peines que les martyrs souffrirent jadis et celles que tant de personnes endurent, plus grièves, sans aucune proportion, que celles esquelles vous êtes, et dites : « Hélas ! mes travaux sont des consolations et mes peines des roses, en comparaison de ceux qui sans secours, sans assistance, sans allégement, vivent en une mort continuelle, accablés d’afflictions infiniment plus grandes ».

  1. Envers = auprès de.