Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/06

La bibliothèque libre.
Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 143-147).


CHAPITRE VI

DE L’HUMILITÉ QUI NOUS FAIT AIMER NOTRE PROPRE ABJECTION


Je passe plus avant et vous dis, Philothée, qu’en tout et partout vous aimiez votre propre abjection. Mais, ce me direz-vous, que veut dire cela : aimez votre propre abjection ? En latin abjection veut dire humilité, et humilité veut dire abjection ; si que, quand Notre Dame en son sacré cantique dit que, « parce que Notre Seigneur a vu l’humilité de sa servante toutes les générations la diront bienheureuse », elle veut dire que Notre Seigneur a regardé de bon cœur son abjection, vileté et bassesse, pour la combler de grâces et faveurs. Il y a néanmoins différence entre la vertu d’humilité et l’abjection ; car l’abjection, c’est la petitesse, bassesse et vileté qui est en nous, sans que nous y pensions ; mais quant à la vertu d’humilité, c’est la véritable connaissance et volontaire reconnaissance de notre abjection. Or, le haut point de cette humilité gît à non seulement reconnaître volontairement notre abjection, mais l’aimer et s’y complaire, et non point par manquement de courage et générosité, mais pour exalter tant plus la divine Majesté, et estimer beaucoup plus le prochain en comparaison de nous-mêmes, et c’est cela à quoi je vous exhorte, et que pour mieux entendre, sachez qu’entre les maux que nous souffrons, les uns sont abjects et les autres honorables ; plusieurs l’accommodent aux honorables, mais presque nul ne veut s’accommoder aux abjects. Voyez un dévotieux ermite tout déchiré et plein de froid : chacun honore son habit gâté, avec compassion de sa souffrance ; mais si un pauvre artisan, un pauvre gentilhomme, une pauvre damoiselle en est de même, on l’en méprise, on s’en moque, et voilà comme sa pauvreté est abjecte. Un religieux reçoit dévotement une âpre censure de son supérieur, ou un enfant de son père : chacun appellera cela mortification, obédience et sagesse ; un chevalier et une dame en souffrira de même de quelqu’un, et quoique ce soit pour l’amour de Dieu, chacun rappellera couardise et lâcheté : voilà donc encore un autre mal abject. Une personne a un chancre au bras, et l’autre l’a au visage : celui-là n’a que le mal, mais cestui-ci, avec le mal, a le mépris, le dédain et l’abjection. Or, je dis maintenant, qu’il ne faut pas seulement aimer le mal, ce qui se fait par la vertu de la patience ; mais il faut aussi chérir l’abjection, ce qui se fait par la vertu de l’humilité.

De plus, il y a des vertus abjectes et des vertus honorables : la patience, la douceur, la simplicité et l’humilité même sont des vertus que les mondains tiennent pour viles et abjectes ; au contraire, ils estiment beaucoup la prudence, la vaillance et la libéralité. Il y a encore des actions d’une même vertu, dont les unes sont méprisées et les autres honorées ; donner l’aumône et pardonner les offenses sont deux actions de charité : la première est honorée d’un chacun, et l’autre méprisée aux yeux du monde. Un jeune gentilhomme ou une jeune dame qui ne s’abandonnera pas au dérèglement d’une troupe débauchée, à parler, jouer, danser, boire, vêtir, sera brocardé et censuré par les autres, et sa modestie sera nommée ou bigoterie ou afféterie : aimer cela, c’est aimer son abjection. En voici d’une autre sorte : nous allons visiter les malades ; si on m’envoie au plus misérable, ce me sera une abjection selon le monde, c’est pourquoi je l’aimerai ; si on m’envoie à ceux de qualité, c’est une abjection selon l’esprit, car il n’y a pas tant de vertu ni de mérite, et j’aimerai donc cette abjection. Tombant emmi la rue, outre le mal l’on en reçoit de la honte ; il faut aimer cette abjection. Il y a même des fautes esquelles il n’y a aucun mal que la seule abjection ; et l’humilité ne requiert pas qu’on les fasse expressément, mais elle requiert bien qu’on ne s’inquiète point quand on les aura commises : telles sont certaines sottises, incivilités et inadvertances, lesquelles comme il faut éviter avant qu’elles soient faites, pour obéir à la civilité et prudence, aussi faut-il quand elles sont faites, acquiescer à l’abjection qui nous en revient, et l’accepter de bon cœur pour suivre la sainte humilité. Je dis bien davantage : si je me suis déréglé par colère ou par dissolution à dire des paroles indécentes et desquelles Dieu et le prochain est offensé, je me repentirai vivement et serai extrêmement marri de l’offense, laquelle je m’essaierai de réparer le mieux qu’il me sera possible ; mais je ne laisserai pas d’agréer l’abjection et le mépris qui m’en arrive ; et si l’un se pouvait séparer d’avec l’autre, je rejetterais ardemment le péché et garderais humblement l’abjection.

Mais quoique nous aimions l’abjection qui s’ensuit du mal, si ne faut-il pas laisser de remédier au mal qui l’a causée, par des moyens propres et légitimes, et surtout quand le mal est de conséquence. Si j’ai quelque mal abject au visage, j’en procurerai la guérison, mais non pas que l’on oublie l’abjection laquelle j’en ai reçue. Si j’ai fait une chose qui n’offense personne, je ne m’en excuserai pas, parce qu’encore que ce soit un défaut, si est-ce qu’il n’est pas permanent ; je ne pourrais donc m’en excuser que pour l’abjection qui m’en revient ; or c’est cela que l’humilité ne peut permettre : mais si par mégarde ou par sottise j’ai offensé ou scandalisé quelqu’un, je réparerai l’offense par quelque véritable excuse, d’autant que le mal est permanent et que la charité m’oblige de l’effacer. Au demeurant, il arrive quelquefois que la charité requiert que nous remédiions à l’abjection pour le bien du prochain, auquel notre réputation est nécessaire ; mais en ce cas-là, ôtant notre abjection de devant les yeux du prochain pour empêcher son scandale, il la faut serrer et cacher dedans notre cœur afin qu’il s’en édifie.

Mais vous voulez savoir, Philothée, quelles sont les meilleures abjections ; et je vous dis clairement que les plus profitables à l’âme et agréables à Dieu sont celles que nous avons par accident ou par la condition de notre vie, parce que nous ne les avons pas choisies, ains les avons reçues telles que Dieu nous les a envoyées, duquel l’élection est toujours meilleure que la nôtre. Que s’il en fallait choisir, les plus grandes sont les meilleures ; et celles-là sont estimées les plus grandes qui sont plus contraires à nos inclinations, pourvu qu’elles soient conformes à notre vacation ; car, pour le dire une fois pour toutes, notre choix et élection gâte et amoindrit presque toutes nos vertus. Ah ! qui nous fera la grâce de pouvoir dire avec ce grand roi : « J’ai choisi d’être abject en la maison de Dieu, plutôt que d’habiter ès tabernacles des pécheurs ? » Nul ne le peut, chère Philothée, que Celui qui pour nous exalter, vécut et mourut en sorte qu’il fut « l’opprobre des hommes et l’abjection du peuple ».

Je vous ai dit beaucoup de choses qui vous sembleront dures quand vous les considérerez ; mais croyez-moi, elles seront plus douces que le sucre et le miel quand vous les pratiquerez.