Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/24

La bibliothèque libre.
Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 213-217).


CHAPITRE XXIV

DES CONVERSATIONS ET DE LA SOLITUDE


Rechercher les conversations et les fuir, ce sont deux extrémités blâmables en la dévotion civile, qui est celle de laquelle je vous parle. La fuite d’icelles tient du dédain et mépris du prochain, et la recherche ressent à[1] l’oisiveté et à l’inutilité. Il faut aimer le prochain comme soi-même : pour montrer qu’on l’aime, il ne faut pas fuir d’être avec lui, et pour témoigner qu’on s’aime soi-même, on doit demeurer en soi- même quand on y est. Or, on y est quand on est seul : « Pense à toi-même, dit saint Bernard, et puis aux autres ». Si donc rien ne vous presse d’aller en conversation ou d’en recevoir chez vous, demeurez en vous-même et vous entretenez avec votre cœur ; mais si la conversation vous arrive, ou quelque juste sujet vous invite à vous y rendre, allez de par Dieu, Philothée, et voyez votre prochain de bon cœur et de bon œil.

On appelle mauvaises conversations celles qui se font pour quelque mauvaise intention, ou bien quand ceux qui entreviennent en icelles sont vicieux, indiscrets et dissolus ; et pour celles-là, s’en faut détourner, comme les abeilles se détournent de l’amas des taons et frelons. Car, comme ceux qui ont été mordus des chiens enragés ont la sueur, l’haleine et la salive dangereuse, et principalement pour les enfants et gens de délicate complexion, ainsi ces vicieux et débordés ne peuvent être fréquentés qu’avec hasard et péril, surtout par ceux qui sont de dévotion encore tendre et délicate.

Il y a des conversations inutiles à toute autre chose qu’à la seule récréation, lesquelles se font par un simple divertissement des occupations sérieuses ; et quant à celles-là, comme il ne faut pas s’y adonner, aussi peut-on leur donner le loisir destiné à la récréation.

Les autres conversations ont pour leur fin l’honnêteté, comme sont les visites mutuelles et certaines assemblées qui se font pour honorer le prochain : et quant à celles-là, comme il ne faut pas être superstitieuse à les pratiquer, aussi ne faut-il pas être du tout incivile à les mépriser, mais satisfaire avec modestie au devoir que l’on y a, afin d’éviter également la rusticité et la légèreté.

Restent les conversations utiles, comme sont celles des personnes dévotes et vertueuses ; o Philothée, ce vous sera toujours un grand bien d’en rencontrer souvent de telles. La vigne plantée parmi les oliviers porte des raisins onctueux et qui ont le goût des olives : une âme qui se trouve souvent parmi les gens de vertu ne peut qu’elle ne participe à leurs qualités. Les bourdons seuls ne peuvent point faire du miel, mais avec les abeilles ils s’aident à le faire : c’est un grand avantage pour nous bien exercer à la dévotion, de converser avec les âmes dévotes.

En toutes conversations, la naïveté, simplicité, douceur et modestie sont toujours préférées. Il y a des gens qui ne font nulle sorte de contenance ni de mouvement qu’avec tant d’artifice que chacun en est ennuyé ; et comme celui qui ne voudrait jamais se pourmener qu’en comptant ses pas, ni parler qu’en chantant, serait fâcheux au reste des hommes, ainsi ceux qui tiennent un maintien artificieux et qui ne font rien qu’à cadence, importunent extrêmement la conversation, et en cette sorte de gens il y a toujours quelque espèce de présomption.il faut pour l(ordinaire qu’une joie modérée ! prédomine en notre conversation. Saint Romuald et saint Antoine sont extrêmement loués de quoi, nonobstant toutes les austérités, ils avaient la face et les paroles ornées de joie, gaîté et civilité. Réjouissez-vous avec les joyeux ; je vous dis encore une fois avec l’Apôtre « Soyez toujours joyeuse, mais en Notre Seigneur, et que votre modestie paraisse à tous les hommes ». Pour vous réjouir en Notre Seigneur, il faut que le sujet de votre joie soit non seulement loisible, mais honnête : ce que je dis, parce qu’il y a des choses loisibles, qui pourtant ne sont pas honnêtes ; et afin que votre modestie ! paraisse, gardez-vous des insolences lesquelles sans doute sont toujours répréhensibles : faire tomber l’un, noircir l’autre, piquer le tiers, faire du mal à un fol, ce sont des risées et joies sottes et insolentes.

Mais toujours, outre la solitude mentale à laquelle vous vous pouvez retirer emmi les plus grandes conversations, ainsi que j’ai dit ci-dessus[2], vous devez aimer la solitude locale et réelle, non pas pour aller ès déserts, comme sainte Marie Égyptienne, saint Paul, saint Antoine, Arsénius et les autres pères solitaires, mais pour être quelque peu en votre chambre, en votre jardin et ailleurs, où plus à souhait vous puissiez retirer votre esprit en votre cœur, et récréer votre âme par des bonnes cogitations et saintes pensées, ou par un peu de bonne lecture, à l’exemple de ce grand évêque Nazianzène qui, parlant de soi-même : « Je me pourmenais, dit-il, moi-même avec moi-même sur le soleil couchant, et passais le temps sur le rivage de la mer ; car j’ai accoutumé d’user de cette récréation pour me relâcher et secouer un peu des ennuis ordinaires » ; et là-dessus il discourt de la bonne pensée qu’il fit, que je vous ai récitée ailleurs[3]. Et à [l’exemple encore de saint Ambroise, duquel parlant saint Augustin, il dit que souvent, étant entré en sa chambre (car on ne refusait l’entrée à personne), il le regardait lire ; et après avoir attendu quelque temps, de peur de l’incommoder, il s’en retournait sans mot dire, pensant que ce peu de temps qui restait à ce grand pasteur pour revigorer et récréer son esprit, après le tracas de tant d’affaires, ne lui devait pas être ôté. Aussi, après que les Apôtres eurent un jour raconté à Notre Seigneur comme ils avaient prêché et beaucoup fait : « Venez, leur dit-il, en la solitude, et vous y reposez un peu ».

  1. Sent.
  2. Au chapitre XII de la deuxième Partie.
  3. au chapitre XII de la deuxième Partie.