Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/27

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 222-224).


CHAPITRE XXVII

DE L’HONNÊTETÉ DES PAROLES ET DU RESPECT
QUE L’ON DOIT AUX PERSONNES


« Si quelqu’un ne pèche point en parole, dit saint Jacques, il est homme » parfait. Gardez-vous soigneusement de lâcher aucune parole déshonnête ; car encore que vous ne les disiez pas avec mauvaise intention, si est-ce que ceux qui les oient, les peuvent recevoir d’une autre sorte. La parole déshonnête tombant dans un cœur faible, s’étend et se dilate comme une goutte d’huile sur le drap ; et quelquefois elle saisit tellement le cœur, qu’elle le remplit de mille pensées et tentations lubriques. Car, comme le poison du corps entre par la bouche, aussi celui du cœur entre par l’oreille, et la langue qui le produit est meurtrière, d’autant qu’encore qu’à l’aventure le venin qu’elle a jeté n’ait pas fait son effet, pour avoir trouvé les cœurs des auditeurs munis de quelque contrepoison, si est-ce qu’il n’a pas tenu à sa malice qu’elle ne lésait fait mourir. Et que personne ne me dise qu’il n’y pense pas, car Notre Seigneur qui connaît les pensées a dit que « la bouche parle de l’abondance du cœur » ; et si nous n’y pensons pas mal, le malin néanmoins en pense beaucoup, et se sert toujours secrètement de ces mauvais mots, pour en transpercer le cœur de quelqu’un. On dit que ceux qui ont mangé de l’herbe qu’on appelle angélique ont toujours l’haleine douce et agréable ; et ceux qui ont au cœur l’honnêteté et chasteté, qui est la vertu angélique, ont toujours leurs paroles nettes, civiles et pudiques. Quant aux choses indécentes et folles, l’Apôtre ne veut pas que seulement on les nomme, nous assurant que rien ne corrompt tant les bonnes mœurs que les mauvais devis.

Si ces paroles déshonnêtes sont dites à couvert, avec afféterie et subtilité, elles sont infiniment plus vénéneuses ; car, comme plus un dard est pointu, plus il entre aisément en nos corps, ainsi plus un mauvais mot est aigu, plus il pénètre en nos cœurs. Et ceux qui pensent être galants hommes à dire de telles paroles en conversation, ne savent pas pourquoi les conversations sont faites ; car elles doivent être comme essaims d’abeilles assemblées pour faire le miel de quelque doux et vertueux entretien, et non pas comme un tas de guêpes qui se joignent pour sucer quelque pourriture. Si quelque sot vous dit des paroles messéantes, témoignez que vos oreilles en sont offensées, ou vous détournant ailleurs ou par quelque autre moyen, selon que votre prudence vous enseignera.

C’est une des plus mauvaises conditions qu’un esprit peut avoir, que d’être moqueur : Dieu hait extrêmement ce vice et en a fait jadis des étranges punitions. Rien n’est si contraire à la charité, et beaucoup plus à la dévotion, que le mépris et contemnement du prochain. Or, la dérision et moquerie ne se fait jamais sans ce mépris ; c’est pourquoi elle est un fort grand péché, en sorte que les docteurs ont raison de dire que la moquerie est la plus mauvaise sorte d’offense que l’on puisse faire au prochain par les paroles, parce que les autres offenses se font avec quelque estime de celui qui est offensé, et celle-ci se fait avec mépris et contemnement.

Mais quant aux jeux de paroles qui se font des uns aux autres avec une modeste gaîté et joyeuseté, ils appartiennent à la vertu nommée eutrapélie par les Grecs, que nous pouvons appeler bonne conversation ; et par iceux on prend une honnête et amiable récréation sur les occasions frivoles que les imperfections humaines fournissent. Il se faut garder seulement de passer de cette honnête joyeuseté à la moquerie. Or, la moquerie provoque à rire par mépris et contemnement du prochain ; mais la gaîté et gausserie provoque à rire par une simple liberté, confiance et familière franchise, conjointe à la gentillesse de quelque mot. Saint Louis, quand les religieux voulaient lui parler des choses relevées après dîner : « Il n’est pas temps d’alléguer, disait-il, mais de se récréer par quelque joyeuseté et quolibets : que chacun dise ce qu’il voudra honnêtement » ; ce qu’il disait, favorisant la noblesse qui était autour de lui pour recevoir des caresses de sa majesté. Mais, Philothée, passons tellement le temps par récréation que nous conservions la sainte éternité par dévotion.