Création de Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Troisième partie/40

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Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 272-278).


CHAPITRE XL

AVIS POUR LES VEUVES


Saint Paul instruit tous les prélats, en la personne de son Timothée, disant : « Honore les veuves qui sont vraiment veuves ». Or, pour être vraiment veuve, ces choses sont requises :

1. Que non seulement la veuve soit veuve de corps, mais aussi de cœur, c’est-à-dire qu’elle soit résolue, d’une résolution inviolable, de se conserver en l’état d’une chaste viduité ; car les veuves qui ne le sont qu’en attendant l’occasion de se remarier, ne sont séparées des hommes que selon la volupté du corps, mais elles sont déjà conjointes avec eux selon la volonté du cœur. Que si la vraie veuve, pour se confirmer en l’état de viduité, veut offrir à Dieu en vœu son corps et sa chasteté, elle ajoutera un grand ornement à sa viduité et mettra en grande assurance sa résolution ; car voyant qu’après le vœu il n’est plus en son pouvoir de quitter sa chasteté ; sans quitter le paradis, elle sera si jalouse de son dessein, qu’elle ne permettra pas seulement aux plus simples pensées de mariage d’arrêter en son cœur un seul moment, si que ce vœu sacré mettra une forte barrière entre son âme et toute sorte de projets contraires à sa résolution.

Certes saint Augustin conseille extrêmement ce vœu à la veuve chrétienne ; et l’ancien et docte Origène passe bien plus avant, car il conseille aux femmes mariées de se vouer et destiner à la chasteté viduale, en cas que leurs maris viennent à trépasser devant elles, afin qu’entre les plaisirs sensuels qu’elles pourront avoir en leur mariage, elles puissent néanmoins jouir du mérite d’une chaste viduité par le moyen de cette promesse anticipée. Le vœu rend les œuvres faites en suite d’icelui plus agréables à Dieu, fortifie le courage pour les faire, et ne donne pas seulement à Dieu les œuvres, qui sont comme les fruits de notre bonne volonté, mais lui dédie encore la volonté même, qui est comme l’arbre de nos actions. Par la simple chasteté nous prêtons notre corps à Dieu, retenant pourtant la liberté de le soumettre l’autre fois aux plaisirs sensuels ; mais par le vœu de chasteté nous lui en faisons un don absolu et irrévocable, sans nous réserver aucun pouvoir de nous en dédire, nous rendant ainsi heureusement esclaves de Celui, la servitude duquel est meilleure que toute royauté. Or, comme j’approuve infiniment les avis de ces deux grands personnages, aussi désirerais-je que les âmes, qui seront si heureuses que de les vouloir employer, le fassent prudemment, saintement et solidement, ayant bien examiné leurs courages, invoqué l’inspiration céleste et pris le conseil de quelque sage et dévot directeur, car ainsi tout se fera plus fructueusement.

2. Outre cela, il faut que ce renoncement de secondes noces se fasse purement et simplement pour, avec plus de pureté, contourner toutes ses affections en Dieu, et joindre de toutes parts son cœur avec celui de sa divine Majesté ; car si le désir de laisser les enfants riches, ou quelque autre sorte de prétention mondaine arrête la veuve en viduité, elle en aura peut-être la louange, mais non pas certes devant Dieu, puisque devant Dieu, rien ne peut avoir une véritable louange que ce qui est fait pour Dieu.

3. Il faut de plus que la veuve, pour être vraiment veuve, soit séparée et volontairement destituée des contentements profanes. « La veuve qui vit en délices, dit saint Paul, est morte en vivant ». Vouloir être veuve et se plaire néanmoins d’être muguetée, caressée, cajolée ; se vouloir trouver aux bals, aux danses et aux festins ; vouloir être parfumée, attifée et mignardée, c’est être une veuve vivante quant au corps, mais morte quant l’âme. Qu’importe-t-il, je vous prie, que l’enseigne du logis d’Adonis et de l’amour profane soit faite d’aigrettes blanches perchées en guise de panaches, ou d’un crêpe étendu en guise de rets tout autour du visage ? ains souvent le noir est mis avec avantage de vanité sur le blanc, pour en rehausser la couleur. La veuve, ayant fait essai de la façon avec laquelle les femmes peuvent plaire aux hommes, jette de plus dangereuses amorces dedans leurs esprits. La veuve donc qui vit en ces folles délices, vivante est morte, et n’est à proprement parler qu’une idole de viduité.

« Le temps de retrancher est venu, la voix de la tourterelle a été ouïe en notre terre », dit le Cantique. Le retranchement des superfluités mondaines est requis à quiconque veut vivre pieusement ; mais il est surtout nécessaire à la vraie veuve qui, comme une chaste tourterelle, vient tout fraîchement de pleurer, gémir et lamenter la perte de son mari. Quand Noémi revint de Moab en Bethléem, les femmes de la ville qui l’avaient connue au commencement de son mariage, s’entredisaient l’une à l’autre : « N’est-ce point ici Noémi ? » Mais elle répondit : « Ne m’appelez point, je vous prie, Noémi » — car Noémi veut dire gracieuse et belle — « ains appelez-moi Mara, car le Seigneur a rempli mon âme d’amertume » : ce qu’elle disait, d’autant que son mari lui était mort. Ainsi la veuve dévote ne veut jamais être appelée et estimée ni belle ni gracieuse, se contentant d’être ce que Dieu veut qu’elle soit, c’est-à-dire humble et abjecte à ses yeux.

Les lampes desquelles l’huile est aromatique jettent une plus suave odeur quand on éteint leurs flammes : ainsi les veuves, desquelles l’amour a été pur en leur mariage, répandent un plus grand parfum de vertu de chasteté quand leur lumière, c’est-à-dire leur mari, est éteinte par la mort. D’aimer le mari tandis qu’il est en vie, c’est chose assez triviale entre les femmes ; mais l’aimer tant, qu’après la mort d’icelui on n’en veuille point d’autre, c’est un rang d’amour qui n’appartient qu’aux vraies veuves. Espérer en Dieu, tandis que le mari sert de support, ce n’est pas chose si rare ; mais d’espérer en Dieu quand on est destitué de cet appui, c’est chose digne de grande louange : c’est pourquoi on connaît plus aisément en la viduité, la perfection des vertus que l’on a eues au mariage.

La veuve laquelle a des enfants qui ont besoin de son adresse et conduite, et principalement en ce qui regarde leur âme et l’établissement de leur vie, ne peut ni ne doit en façon quelconque les abandonner ; car l’apôtre saint Paul dit clairement qu’elles sont obligées à ce soin-là, pour « rendre la pareille à leurs pères et mères », et d’autant encore que « si quelqu’un n’a soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il est pire qu’un infidèle ». Mais si les enfants sont en état de n’avoir pas besoin d’être conduits, la veuve alors doit ramasser toutes ses affections et cogitations, pour les appliquer plus purement à son avancement en l’amour de Dieu.

Si quelque force forcée n’oblige la conscience de la vraie veuve aux embarrassements extérieurs, tels que sont les procès, je lui conseille de s’en abstenir du tout, et suivre la méthode de conduire ses affaires qui sera plus paisible et tranquille, quoiqu’il ne semblât pas que ce fût la plus fructueuse. Car il faut que les fruits du tracas soient bien grands, pour être comparables au bien d’une sainte tranquillité ; laissant à part que les procès et telles brouilleries dissipent le cœur et ouvrent souventefois la porte aux ennemis de la chasteté, tandis que pour complaire à ceux de la faveur desquels on a besoin, on se met en des contenances indévotes et désagréables à Dieu.

L’oraison soit le continuel exercice de la veuve ; car ne devant plus avoir d’amour que pour Dieu, elle ne doit non plus presque avoir des paroles que pour Dieu. Et comme le fer qui, étant empêché de suivre l’attraction de l’aimant à cause de la présence du diamant, s’élance vers le même aimant soudain que le diamant est éloigné ; ainsi le cœur de la veuve, qui ne pouvait bonnement s’élancer du tout en Dieu, ni suivre les attraits de son divin amour pendant la vie de son mari, doit soudain après le trépas d’icelui courir ardemment à l’odeur des parfums célestes, comme disant, à l’imitation de l’Épouse sacrée : « O Seigneur, maintenant que je suis toute mienne, recevez-moi pour toute vôtre ; tirez-moi après vous ; nous courrons à l’odeur de vos onguents ».

L’exercice des vertus propres à la sainte veuve sont la parfaite modestie, le renoncement aux honneurs, aux rangs, aux assemblées, aux titres et à telles sortes de vanités ; le service des pauvres et des malades, la consolation des affligés, l’introduction des filles à la vie dévote, et de se rendre un parfait exemplaire de toutes vertus aux jeunes femmes. La netteté et la simplicité sont les deux ornements de leurs habits ; l’humilité et la charité, les deux ornements de leurs actions ; l’honnêteté et débonnaireté, les deux ornements de leur langage ; la modestie et la pudicité, l’ornement de leurs yeux ; et Jésus-Christ crucifié, l’unique amour de leur cœur.

Bref, la vraie veuve est en l’Église une petite violette de mars, qui répand une suavité nonpareille par l’odeur de sa dévotion, et se tient presque toujours cachée sous les larges feuilles de son abjection, et par sa couleur moins éclatante témoigne la mortification ; elle vient ès lieux frais et non cultivés, ne voulant être pressée de la conversation des mondains, pour mieux conserver la fraîcheur de son cœur contre toutes les chaleurs, que le désir des biens, des honneurs ou même des amours lui pourrait apporter. « Elle sera bienheureuse, dit le saint Apôtre, si elle persévère en cette sorte ».

J’aurais beaucoup d’autres choses à dire sur ce sujet ; mais j’aurai tout dit, quand j’aurai dit que la veuve, jalouse de l’honneur de sa condition, lise attentivement les belles épîtres que le grand saint Jérôme écrit à Furia et à Salvia, et a toutes ces autres dames qui furent si heureuses que d’être filles spirituelles d’un si grand père, car il ne se peut rien ajouter à ce qu’il leur dit, sinon cet avertissement : que la vraie veuve ne doit jamais ni blâmer ni censurer celles qui passent aux secondes ou même troisièmes et quatrièmes noces ; car en certains cas Dieu en dispose ainsi pour sa plus grande gloire. Et faut toujours avoir devant les yeux cette doctrine des Anciens, que ni la viduité ni la virginité n’ont point de rang au ciel, que celui qui leur est assigné par l’humilité.