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Crime et Châtiment/III/2

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 253-267).
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Troisième partie

II

Le lendemain, à sept heures passées, Razoumikhine se réveilla en proie à des soucis qui, jusqu’alors, n’avaient jamais troublé son existence. Il se rappela tous les incidents de la soirée et comprit qu’il avait subi une impression bien différente de toutes celles qu’il avait pu éprouver précédemment. Il sentait en même temps que le rêve qui avait traversé sa tête était irréalisable au plus haut point. Cette chimère lui parut même tellement absurde qu’il eut honte d’y songer. Aussi se hâta-t-il de passer aux autres questions, plus pratiques celles-ci, que lui avait en quelque sorte léguées la maudite journée de la veille.

Ce qui le désolait le plus, c’était de s’être montré hier sous les dehors d’un « goujat ». Non-seulement on l’avait vu ivre, mais de plus, abusant de l’avantage que sa position de bienfaiteur lui donnait sur une jeune fille obligée d’avoir recours à lui, il avait vilipendé par un sentiment de sotte et subite jalousie le prétendu de cette jeune fille, sans savoir quelles relations existaient entre elle et lui, ni même ce qu’était au juste ce monsieur. Quel droit avait-il de juger si témérairement Pierre Pétrovitch ? Et qui lui demandait son avis ? D’ailleurs, est-ce qu’une créature telle qu’Avdotia Romanovna pouvait épouser par intérêt un homme indigne d’elle ? Donc Pierre Pétrovitch devait avoir du mérite. Il y avait bien la question du logement, mais comment pouvait-il savoir ce qu’était cette maison ? Du reste, ces dames ne se trouvaient là que provisoirement, on leur préparait une autre demeure… Oh ! que tout cela était misérable ! Et pouvait-il se justifier en alléguant son ivresse ? Cette sotte excuse ne faisait que l’avilir davantage ! La vérité est dans le vin, et voilà que, sous l’influence du vin, il avait révélé toute la vérité, c’est-à-dire la bassesse d’un cœur grossièrement jaloux ! Est-ce qu’un tel rêve lui était le moins du monde permis, à lui, Razoumikhine ? Qu’était-il, comparé à cette jeune fille, lui l’ivrogne hâbleur et brutal d’hier ? Quoi de plus odieux et de plus ridicule à la fois que l’idée d’un rapprochement entre deux êtres si dissemblables ?

Le jeune homme, déjà tout honteux d’une pensée si folle, se rappela soudain avoir dit la veille sur l’escalier que la logeuse l’aimait et qu’elle serait jalouse d’Avdotia Romanovna… Ce souvenir arriva juste à point pour mettre le comble à sa confusion. C’en était trop : il déchargea un grand coup de poing sur le poêle de la cuisine, se fit mal à la main et cassa une brique.

« Sans doute, murmura-t-il au bout d’une minute, avec un sentiment de profonde humiliation, — sans doute, à présent c’en est fait, il n’y a pas moyen d’effacer toutes ces turpitudes… Inutile donc de penser à cela ; je me présenterai sans rien dire, je m’acquitterai silencieusement de ma tâche et… je ne ferai pas d’excuses, je ne dirai rien… Maintenant il est trop tard, le mal est fait ! »

Toutefois il apporta un soin particulier à sa mise. Il n’avait qu’un seul costume, et, lors même qu’il en eût possédé plusieurs, peut-être eût-il néanmoins conservé celui de la veille « pour n’avoir pas l’air de faire toilette exprès… » Cependant une malpropreté cynique aurait été du plus mauvais goût ; il n’avait pas le droit de blesser les sentiments d’autrui, alors surtout que, dans l’espèce, il s’agissait de gens qui avaient besoin de lui et l’avaient eux-mêmes prié de venir les voir. En conséquence, il brossa soigneusement ses habits. Quant au linge, Razoumikhine n’en pouvait souffrir que du propre sur sa personne.

Ayant trouvé du savon chez Nastasia, il procéda consciencieusement à ses ablutions, se lava les cheveux, le cou et particulièrement les mains. Quand le moment fut venu de décider s’il se ferait la barbe (Prascovie Pavlovna possédait d’excellents rasoirs, héritage de son défunt mari, M. Zarnitzine), il résolut la question négativement et même avec une sorte de brusquerie irritée : « Non, se dit-il, je resterai comme je suis là ! Elles se figureraient peut-être que je me suis rasé pour… Jamais de la vie ! » Ces monologues furent interrompus par l’arrivée de Zosimoff. Après avoir passé la nuit dans l’appartement de Prascovie Pavlovna, le docteur était rentré pour un instant chez lui, et maintenant il revenait visiter le malade. Razoumikhine lui apprit que Raskolnikoff dormait comme une marmotte. Zosimoff défendit qu’on l’éveillât et promit de revenir entre dix et onze heures.

— Pourvu toutefois qu’il soit chez lui, ajouta-t-il. — Avec un client si sujet aux fugues, on ne peut compter sur rien ! Sais-tu s’il doit aller chez elles, ou si elles viendront ici ?

— Je présume qu’elles viendront, répondit Razoumikhine, comprenant pourquoi cette question lui était adressée : — ils auront, sans doute, à s’entretenir de leurs affaires de famille. Je m’en irai. Toi, en ta qualité de médecin, tu as, naturellement, plus de droits que moi.

— Je ne suis pas un confesseur ; d’ailleurs j’ai autre chose à faire que d’écouter leurs secrets ; je m’en irai aussi.

— Une chose m’inquiète, reprit Razoumikhine en fronçant le sourcil : — hier, j’étais ivre, et, tandis que je reconduisais Rodion ici, je n’ai pas su retenir ma langue : entre autres sottises, je lui ai dit que tu craignais chez lui une prédisposition à la folie…

— Tu as dit la même chose hier aux dames.

— Je sais que j’ai fait une bêtise ! Bats-moi, si tu veux ! Mais, entre nous, sincèrement, quelle est ton opinion sur son compte ?

— Que veux-tu que je te dise ? Toi-même, tu me l’as représenté comme un monomane quand tu m’as amené auprès de lui… Et hier, nous lui avons encore plus troublé l’esprit ; je dis nous, mais c’est toi qui as fait cela avec tes récits à propos du peintre en bâtiments ; voilà une belle conversation à tenir devant un homme dont le dérangement intellectuel vient peut-être de cette affaire ! Si j’avais connu alors dans tous ses détails la scène qui s’est passée au bureau de police, si j’avais su qu’il s’était vu là en butte aux soupçons d’une canaille, je t’aurais arrêté hier au premier mot. Ces monomanes font un océan d’une goutte d’eau, les billevesées de leur imagination leur apparaissent comme des réalités… La moitié de la chose m’est expliquée maintenant par ce que Zamétoff nous a raconté à ta soirée. À propos, ce Zamétoff est un charmant garçon, seulement, hum… il a eu tort hier de dire tout cela. C’est un terrible bavard !

— Mais à qui donc a-t-il fait ce récit ? À toi et à moi.

— Et à Porphyre.

— Eh bien ! qu’importe qu’il ait raconté cela à Porphyre !

— Pendant que j’y pense : tu as quelque influence sur la mère et la sœur ? Elles feront bien d’être circonspectes avec lui aujourd’hui…

— Je le leur dirai ! répondit d’un air contrarié Razoumikhine.

— Au revoir ; remercie de ma part Prascovie Pavlovna pour son hospitalité. Elle s’est enfermée dans sa chambre, je lui ai crié : Bonjour ! à travers la porte, et elle n’a pas répondu. Cependant elle est levée depuis sept heures ; j’ai vu dans le corridor qu’on lui portait son samovar de la cuisine… Elle n’a pas daigné m’admettre en sa présence…

À neuf heures précises, Razoumikhine arrivait à la maison Bakaléieff. Les deux dames l’attendaient depuis longtemps avec une impatience fiévreuse. Elles s’étaient levées avant sept heures. Il entra sombre comme la nuit, salua sans grâce et aussitôt après s’en voulut amèrement de s’être présenté de la sorte. Il avait compté sans son hôte : Pulchérie Alexandrovna courut immédiatement à sa rencontre, lui prit les deux mains, et pour un peu les aurait baisées. Le jeune homme regarda timidement Avdotia Romanovna, mais au lieu des airs moqueurs, du dédain involontaire et mal dissimulé qu’il s’attendait à rencontrer sur ce fier visage, il y vit une telle expression de reconnaissance et d’affectueuse sympathie que sa confusion ne connut plus de bornes. Il aurait été moins gêné à coup sûr, si on l’avait accueilli avec des reproches. Par bonheur, il avait un sujet de conversation tout indiqué, et il l’aborda au plus vite.

En apprenant que son fils n’était pas encore éveillé, mais que son état ne laissait rien à désirer, Pulchérie Alexandrovna déclara que c’était pour le mieux, parce qu’elle avait grand besoin de conférer au préalable avec Razoumikhine. La mère et la fille demandèrent ensuite au visiteur s’il avait déjà pris son thé, et, sur sa réponse négative, l’invitèrent à le prendre avec elles, car elles avaient attendu son arrivée pour se mettre à table.

Avdotia Romanovna agita la sonnette ; à cet appel se montra un domestique déguenillé ; on lui ordonna d’apporter le thé qui fut enfin servi, mais d’une façon si peu convenable et si malpropre que les deux dames se sentirent toutes honteuses. Razoumikhine pesta énergiquement contre une pareille « boîte », puis, pensant à Loujine, il se tut, perdit contenance et fut fort heureux d’échapper à sa situation embarrassante, grâce aux questions que Pulchérie Alexandrovna fit pleuvoir sur lui dru comme grêle.

Interrogé à chaque instant, il parla pendant trois quarts d’heure et raconta tout ce qu’il savait concernant les principaux faits qui avaient rempli la vie de Rodion Romanovitch depuis une année. Il termina par le récit circonstancié de la maladie de son ami. Comme de juste, d’ailleurs, il passa sous silence ce qu’il fallait taire ; par exemple, la scène du commissariat et ses conséquences. Les deux femmes l’écoutaient avidement, et lorsqu’il crut leur avoir donné tous les détails susceptibles de les intéresser, leur curiosité ne se tint pas encore pour satisfaite.

— Dites-moi, dites-moi, comment pensez-vous… ah ! pardon ! je ne sais pas encore votre nom ? fit vivement Pulchérie Alexandrovna.

— Dmitri Prokofitch.

— Eh bien ! Dmitri Prokotitch, j’aurais grande envie de savoir… comment, en général… il envisage maintenant les choses, ou, pour mieux m’exprimer, ce qu’il aime et ce qu’il n’aime pas. Est-il toujours si irritable ? Quels sont ses désirs, ses rêves, si vous voulez ? Sous quelle influence particulière se trouve-t-il en ce moment ?

— Que vous dirai-je ? Je connais Rodion depuis dix-huit mois : il est morose, sombre, fier et hautain. Dans ces derniers temps (mais peut-être cette disposition existait-elle chez lui d’ancienne date), il est devenu soupçonneux et hypocondriaque. Il est bon et généreux. Il n’aime pas à révéler ses sentiments, et il lui en coûte moins de blesser les gens que de se montrer expansif. Parfois, du reste, il n’est pas du tout hypocondriaque, mais seulement froid et insensible jusqu’à l’inhumanité. On dirait vraiment qu’il y a en lui deux caractères opposés qui se manifestent tour à tour. À de certains moments, il est d’une taciturnité extrême. Tout lui est à charge, tout le monde le dérange, et il reste couché sans rien faire ! Il n’est pas moqueur, non que son esprit manque de causticité, mais plutôt parce qu’il dédaigne le persiflage comme un passe-temps trop frivole. Il n’écoute pas jusqu’au bout tout ce qu’on lui dit. Jamais il ne s’intéresse aux choses qui, à un moment donné, intéressent tout le monde. Il a une très-haute opinion de lui-même, et je crois qu’en cela il n’a pas tout à fait tort. Qu’ajouterai-je ? Il me semble que votre arrivée exercera une action des plus salutaires sur lui.

— Ah ! Dieu le veuille ! s’écria Pulchérie Alexandrovna, fort inquiétée par ces révélations sur le caractère de son Rodia.

À la fin, Razoumikhine osa regarder un peu plus hardiment Avdotia Komanovna. Pendant qu’il parlait, il l’avait souvent examinée, mais à la dérobée, en détournant aussitôt les yeux. Tantôt la jeune fille s’asseyait près de la table et écoutait attentivement, tantôt elle se levait, et, selon sa coutume, se promenait de long en large dans la chambre, les bras croisés, les lèvres serrées, faisant de temps à autre une question sans interrompre sa marche. Elle avait aussi l’habitude de ne pas écouter jusqu’au bout ce qu’on disait. Elle portait une robe légère d’une étoffe foncée et avait un petit fichu blanc autour du cou. À divers indices, Razoumikhine reconnut vite que les deux femmes étaient très-pauvres. Si Avdotia Romanovna avait été mise comme une reine, il est probable qu’elle ne l’aurait nullement intimidé ; maintenant, peut-être par cela même qu’elle était fort pauvrement vêtue, il éprouvait une grande crainte vis-à-vis d’elle et surveillait avec un soin extrême chacune de ses expressions, chacun de ses gestes, ce qui, naturellement, ajoutait encore à la gêne d’un homme déjà peu sûr de lui.

— Vous avez donné beaucoup de détails curieux sur le caractère de mon frère, et… vous les avez donnés impartialement. C’est bien ; je pensais que vous étiez en admiration devant lui, observa Avdotia Romanovna avec un sourire. — Je crois qu’il doit y avoir une femme dans son existence, ajouta-t-elle, rêveuse.

— Je n’ai pas dit cela, mais il se peut que vous ayez raison, seulement…

— Quoi ?

— Il n’aime personne ; peut-être même n’aimera-t-il jamais, reprit Razoumikhine.

— C’est-à-dire qu’il est incapable d’aimer ?

— Mais savez-vous, Avdotia Romanovna, que vous-même vous ressemblez terriblement à votre frère, je dirai même sous tous les rapports ! lâcha étourdiment le jeune homme. Puis il se rappela soudain le jugement qu’il venait de porter sur Raskolnikoff, se troubla et devint rouge comme une écrevisse. Avdotia Romanovna ne put s’empêcher de sourire en le regardant.

— Vous pourriez bien vous tromper tous deux sur le compte de Rodia, remarqua Pulchérie Alexandrovna un peu piquée. — Je ne parle pas du présent, Dounetchka. Ce que Pierre Pétrovitch écrit dans cette lettre… et ce que nous avons supposé, toi et moi, peut n’être pas vrai, mais vous ne sauriez vous imaginer, Dmitri Prokofitch, combien il est fantasque et capricieux. Même quand il n’avait que quinze ans, son caractère était pour moi une surprise continuelle. Maintenant encore, je le crois capable de faire tel coup de tête qui ne viendrait à l’esprit d’aucun autre homme… Sans aller plus loin, savez-vous qu’il y a dix-huit mois il a failli causer ma mort, quand il s’est avisé de vouloir épouser cette… la fille de cette dame Zarnitzine, sa logeuse ?

— Connaissez-vous les détails de cette histoire ? demanda Avdotia Romanovna.

— Vous croyez, poursuivit la mère avec animation, — qu’il aurait eu égard à mes supplications, à mes larmes, que ma maladie, la crainte de me voir mourir, notre misère l’auraient touché ? Non, il eut le plus tranquillement du monde donné suite à son projet, sans se laisser arrêter par aucune considération. Et pourtant, se peut-il qu’il ne nous aime pas ?

— Lui-même ne m’a jamais rien dit à ce propos, répondit avec réserve Razoumikhine, — mais j’ai eu quelque connaissance de cela par madame Zarnitzine, qui n’est pas non plus très-causeuse, et ce que j’ai appris ne laisse pas d’être assez étrange.

— Eh bien, qu’avez-vous appris ? demandèrent d’une commune voix les deux femmes.

— Oh ! rien de particulièrement intéressant, à vrai dire ! Tout ce que je sais, c’est que ce mariage, qui était déjà une affaire convenue et qui allait avoir lieu quand la future est morte, déplaisait extrêmement à madame Zarnitzine elle-même… D’autre part, on prétend que la jeune fille n’était pas belle, ou, pour mieux dire, qu’elle était laide ; de plus, elle était, dit-on, fort maladive et… bizarre. Cependant il paraît qu’elle avait certaines qualités. Elle devait, à coup sûr, en avoir : autrement ce serait à n’y rien comprendre…

— Je suis convaincue que cette jeune fille avait du mérite, observa laconiquement Avdotia Romanovna.

— Que Dieu me le pardonne, mais je me suis réjouie de sa mort, et pourtant je ne sais auquel des deux ce mariage aurait été le plus funeste, conclut la mère ; puis, timidement, après force hésitations et en jetant sans cesse les yeux sur Dounia, à ce qui ce manège paraissait déplaire beaucoup, elle se mit à interroger de nouveau Razoumikhine sur la scène de la veille entre Rodia et Loujine. Cet incident semblait l’inquiéter par-dessus tout et lui causer une véritable épouvante. Le jeune homme refit le récit détaillé de l’altercation dont il avait été témoin, mais en y ajoutant cette fois sa conclusion : il accusa ouvertement Raskolnikoff d’avoir insulté de propos délibéré Pierre Pétrovitch, et n’invoqua plus guère la maladie pour excuser la conduite de son ami.

— Avant qu’il fût malade, il avait déjà prémédité cela, acheva-t-il.

— Je le pense aussi, dit Pulchérie Alexandrovna, la consternation peinte sur le visage. Mais elle fut très-surprise de voir que cette fois Razoumikhine avait parlé de Pierre Pétrovitch dans les termes les plus convenables et même avec une sorte d’estime. Cela frappa également Avdotia Romanovna.

— Ainsi, telle est votre opinion sur Pierre Pétrovitch ? ne put s’empêcher de demander Pulchérie Alexandrovna.

— Je ne puis en avoir une autre sur le futur mari de votre fille, répondit d’un ton ferme et chaleureux Razoumikhine, et ce n’est point une politesse banale qui me fait parler ainsi ; je dis cela parce que… parce que… eh bien ! il suffit que cet homme soit celui qu’Avdotia Romanovna elle-même a librement honoré de son choix. Si, hier, je me suis exprimé en termes injurieux sur son compte, c’est que, hier, j’étais abominablement ivre, et, de plus… insensé ; oui, insensé, j’avais perdu la tête, j’étais complètement fou… et aujourd’hui j’en suis honteux !…

Il rougit et se tut. Les joues d’Avdotia Romanovna se colorèrent, mais elle resta silencieuse. Depuis qu’il était question de Loujine, elle n’avait pas dit un mot.

Cependant, privée du secours de sa fille, Pulchérie Alexandrovna se trouvait dans un embarras visible. À la fin, elle prit la parole d’une voix hésitante, et, levant à chaque instant les yeux vers Dounia, elle dit qu’une circonstance, en ce moment, la préoccupait au plus haut point.

— Voyez-vous, Dmitri Prokofitch, commença-t-elle. Je serai tout à fait franche avec Dmitri Prokotitch, Dounetchka ?

— Sans doute, maman, répondit d’un ton d’autorité Avdotia Romanovna.

— Voici de quoi il s’agit, se hâta de dire la mère, comme si l’on eût ôté une montagne de dessus sa poitrine, en lui permettant de communiquer son chagrin. — Ce matin, à la première heure, nous avons reçu une lettre de Pierre Pétrovitch en réponse à celle que nous lui avions écrite hier pour lui faire part de notre arrivée. Voyez-vous, il devait venir hier nous chercher à la gare, comme il l’avait promis. À sa place, nous avons trouvé, au chemin de fer, un domestique qui nous a conduites ici et nous a annoncé pour ce matin la visite de son maître. Or, voici qu’au lieu de venir, Pierre Pétrovitch nous a adressé ce billet… Le mieux est que vous le lisiez vous-même ; il y a là un point qui m’inquiète fort… Vous verrez tout de suite vous-même quel est ce point… et vous me direz franchement votre avis, Dmitri Prokotitch ! Vous connaissez mieux que personne le caractère de Rodia, et mieux que personne vous pourrez nous conseiller. Je vous préviens que Dounetchka a, du premier coup, décidé la question ; mais moi, je ne sais encore quel parti prendre, et… je vous attendais toujours.

Razoumikhine déplia la lettre, datée de la veille, et lut ce qui suit :

« Madame Pulchérie Alexandrovna, j’ai l’honneur de vous informer que des empêchements imprévus ne m’ont pas permis d’aller à votre rencontre au chemin de fer ; c’est pourquoi je me suis fait remplacer par un homme sûr. Les affaires que je suis au Sénat me priveront également de l’honneur de vous voir demain matin : d’ailleurs, je ne veux pas gêner votre entrevue maternelle avec votre fils, ni celle d’Avdotia Romanovna avec son frère. C’est donc seulement à huit heures précises du soir que j’aurai l’honneur d’aller vous saluer demain dans votre logement. Je vous prie instamment de vouloir bien m’épargner durant cette entrevue la présence de Rodion Romanovitch, car il m’a insulté de la façon la plus grossière lors de la visite que je lui ai faite hier pendant qu’il était malade. Indépendamment de cela, je tiens à avoir avec vous une explication personnelle au sujet d’un point que nous n’interprétons peut-être pas de la même manière l’un et l’autre. J’ai l’honneur de vous prévenir d’avance que si, malgré mon désir formellement exprimé, je rencontre chez vous Rodion Romanovitch, je serai forcé de me retirer sur-le-champ, et alors vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même.

« Je vous écris ceci, ayant lieu de croire que Rodion Romanovitch, qui paraissait si malade lors de ma visite, a soudain recouvré la santé deux heures après et peut, par conséquent, aller chez vous. Hier, en effet, je l’ai vu de mes propres yeux dans le logement d’un ivrogne qui venait d’être écrasé par une voiture ; sous prétexte de payer les funérailles, il a donné vingt-cinq roubles à la fille du défunt, jeune personne d’une inconduite notoire. Cela m’a fort étonné, car je sais au prix de quelles peines vous vous étiez procuré cette somme. Sur ce, je vous prie de transmettre mes hommages empressés à l’honorée Avdotia Komanovna, et de souffrir que je me dise, avec un respectueux dévouement,

« Votre obéissant serviteur,
P. Loujine. »

— Que faire maintenant, Dmitri Prokofitch ? demanda Pulchérie Alexandrovna, qui avait presque les larmes aux yeux. Comment dire à Rodia de ne pas venir ? Hier, il insistait si vivement pour qu’on donnât congé à Pierre Pétrovitch, et voilà qu’à présent c’est lui-même qu’il m’est défendu de recevoir ! Mais il est dans le cas de venir exprès dès qu’il saura cela, et… qu’arrivera-t-il alors ?

— Suivez l’avis d’Avdotia Romanovna, répondit tranquillement et sans la moindre hésitation Razoumikhine.

— Ah ! mon Dieu, elle dit… Dieu sait ce qu’elle dit, elle ne m’explique pas son but ! Selon elle, il vaut mieux ou plutôt il est absolument indispensable que Rodia vienne ce soir à huit heures et qu’il se rencontre ici avec Pierre Pétrovitch… Moi, je préférerais ne pas lui montrer la lettre et user d’adresse pour l’empêcher de venir, je comptais y réussir avec votre concours… Je ne vois pas non plus de quel ivrogne mort et de quelle fille il peut être question dans ce billet ; je ne puis comprendre qu’il ait donné à cette personne les dernières pièces d’argent… qui…

— Qui représentent pour vous tant de sacrifices, maman, acheva la jeune fille.

— Hier, il n’était pas dans son état normal, dit d’un air pensif Razoumikhine. Si vous saviez à quel passe-temps il s’est livré hier dans un traktir ; du reste, il a fort bien fait, hum ! Il m’a, en effet, parlé hier d’un mort et d’une jeune fille, pendant que je le reconduisais chez lui ; mais je n’ai pas compris un mot… Il est vrai que hier j’étais moi-même…

— Le mieux, maman, c’est d’aller chez lui, et là, je vous assure, nous verrons tout de suite ce qu’il y a à faire. D’ailleurs, il est temps. Seigneur ! dix heures passées ! s’écria Avdotia Romanovna en regardant une superbe montre en or émaillé, qui était suspendue à son cou par une mince chaîne de Venise et qui jurait singulièrement avec l’ensemble de sa toilette.

« C’est un cadeau de son prétendu », pensa Razoumikhine.

— Ah ! il est temps de partir !… Il est grand temps, Dounetchka ! fit Pulchérie Alexandrovna tout effarée. — il va penser que nous lui gardons rancune de son accueil d’hier ; c’est ainsi qu’il s’expliquera notre retard. Ah ! mon Dieu !

Tout en parlant, elle se hâtait de mettre son chapeau et sa mantille. Dounetchka se préparait aussi à sortir. Ses gants étaient non-seulement défraîchis, mais troués, ce que remarqua Razoumikhine ; toutefois, ce costume dont la pauvreté sautait aux yeux donnait aux deux dames un cachet particulier de dignité, comme il arrive toujours aux femmes qui savent porter d’humbles vêtements.

— Mon Dieu ! s’écria Pulchérie Alexandrovna, — aurais-je jamais cru que je redouterais tant une entrevue avec mon fils, avec mon cher Rodia !… J’ai peur, Dmitri Prokofitch ! ajouta-t-elle en regardant timidement le jeune homme.

— Ne craignez pas, maman, dit Dounia en embrassant sa mère, — croyez plutôt en lui. Moi, j’ai confiance.

— Ah ! mon Dieu, moi aussi, et pourtant je n’ai pas dormi de la nuit, reprit la pauvre femme.

Tous trois sortirent de la maison.

— Sais-tu, Dounetchka, que, ce matin, au point du jour, je venais seulement de m’assoupir quand j’ai vu en songe la défunte Marfa Pétrovna ?… Elle était toute vêtue de blanc… Ah ! mon Dieu ! Dmitri Prokofitch, vous ne savez pas encore que Marfa Pétrovna est morte ?

— Non, je ne le savais pas ; quelle Marfa Pétrovna ?

— Elle est morte subitement ! et figurez-vous…

— Plus tard, maman, intervint Dounia ; il ne sait pas encore de quelle Marfa Pétrovna il s’agit.

— Ah ! vous ne la connaissez pas ? Je pensais vous avoir déjà tout dit. Excusez-moi, Dmitri Prokofitch, j’ai l’esprit si bouleversé depuis deux jours ! Je vous considère comme notre providence, voilà pourquoi j’étais persuadée que vous étiez déjà au courant de toutes nos affaires. Je vous regarde comme un parent… Ne vous fâchez pas de ce que je vous dis. Ah ! mon Dieu ! qu’avez-vous donc à la main ? Vous vous êtes blessé ?

— Oui, je me suis blessé, murmura Razoumikhine tout heureux.

— Je suis quelquefois trop expansive, et Dounia m’en fait des reproches… Mais, mon Dieu, dans quel trou il habite !… Pourvu seulement qu’il soit éveillé !… Et cette femme, sa logeuse, appelle cela une chambre ! Écoutez, vous dites qu’il n’aime pas à ouvrir son cœur ; il se peut donc que je l’ennuie avec mes… faiblesses ?… Ne me donnerez-vous pas quelques indications, Dmitri Prokofitch ? Comment dois-je me comporter avec lui ? Vous savez, je suis toute désorientée.

— Ne l’interrogez pas trop, si vous voyez qu’il fronce le sourcil ; évitez surtout de multiplier les questions relatives à sa santé : il n’aime pas cela.

— Ah ! Dmitri Prokofitch, que la position d’une mère est parfois pénible ! Mais voilà encore cet escalier… Quel affreux escalier !

— Maman, vous êtes pâle, calmez-vous, ma chérie, dit Dounia en caressant sa mère, — pourquoi vous tourmenter ainsi quand ce doit être pour lui un bonheur de vous voir ? ajouta-t-elle avec un éclair dans les yeux.

— Attendez, je vous précède pour m’assurer s’il est éveillé.

Razoumikhine ayant pris les devants, les dames montèrent tout doucement l’escalier après lui. Arrivées au quatrième étage, elles remarquèrent que la porte de la logeuse était entre-bâillée, et que par l’étroite ouverture deux yeux noirs et perçants les observaient. Quand les regards se rencontrèrent, la porte se referma soudain avec un tel bruit que Pulchérie Alexandrovna faillit pousser un cri d’effroi.