Crime et Châtiment/III/3

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Traduction par Victor Derély.
Plon (tome 1p. 267-282).
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Troisième partie

III

— Il va bien, il va bien ! cria gaiement Zosimoff en voyant entrer les deux femmes. Le docteur se trouvait là depuis dix minutes et occupait sur le divan la même place que la veille. Raskolnikoff, assis à l’autre coin, était tout habillé ; il avait même pris la peine de se débarbouiller et de se coiffer, chose qu’il ne faisait plus depuis quelque temps déjà. Bien que l’arrivée de Razoumikhine et des deux dames y eût eu pour effet de remplir la chambre, Nastasia réussit néanmoins à se faufiler à leur suite, et elle resta pour écouter la conversation.

Effectivement Raskolnikoff allait bien, surtout en comparaison de la veille, mais il était fort pâle et plongé dans une morne rêverie.

Quand Pulchérie Alexandrovna entra avec sa fille, Zosimoff remarqua avec surprise le sentiment qui se révéla dans la physionomie du malade. Ce n’était pas de la joie, mais une sorte de stoïcisme résigné ; le jeune homme semblait faire appel à son énergie pour supporter pendant une heure ou deux une torture à laquelle il n’y avait pas moyen d’échapper. Après que la conversation se fut engagée, le docteur observa que presque chaque mot paraissait rouvrir une blessure dans l’âme de son client ; mais, en même temps, il s’étonna de voir ce dernier relativement maître de lui-même : le monomane furieux de la veille savait maintenant se posséder jusqu’à un certain point et dissimuler ses impressions.

— Oui, je vois moi-même à présent que je suis presque guéri, dit Raskolnikoff en embrassant sa mère et sa sœur avec une cordialité qui mit un rayonnement de joie sur le visage de Pulchérie Alexandrovna, et je ne dis plus cela comme hier, ajouta-t-il en s’adressant à Razoumikhine, dont il serra affectueusement la main.

— J’ai même été étonné de le trouver si bien portant aujourd’hui, commença Zosimoff. D’ici à trois ou quatre jours, si cela continue, il sera tout à fait comme auparavant, c’est-à-dire comme il était il y a un mois ou deux… ou peut-être trois. Car cette maladie couvait depuis longtemps, hein ? Avouez maintenant que peut-être vous y étiez pour quelque chose ? acheva avec un sourire contenu le docteur, qui semblait craindre encore d’irriter son client.

— C’est bien possible, répondit froidement Raskolnikoff.

— Maintenant qu’on peut causer avec vous, poursuivit Zosimoff, je voudrais vous convaincre qu’il est nécessaire d’écarter les causes premières auxquelles est dû le développement de votre état maladif : si vous faites cela, vous guérirez ; sinon, le mal ne fera que s’aggraver. Ces causes premières, je les ignore, mais vous devez les connaître. Vous êtes un homme intelligent, et, sans doute, vous vous êtes observé vous-même. Il me semble que votre santé a commencé à s’altérer depuis que vous êtes sorti de l’Université. Vous ne pouvez pas rester sans occupation ; il vous serait donc fort utile, selon moi, de vous mettre au travail, de vous fixer un but et de le poursuivre avec ténacité.

— Oui, oui, vous avez parfaitement raison… je vais rentrer le plus tôt possible à l’Université, et alors tout ira… comme sur des roulettes…

Le docteur avait donné ses sages conseils en partie pour produire de l’effet devant les dames. Quand il eut fini, il jeta les yeux sur son client et fut sans doute quelque peu désappointé en s’apercevant que le visage de celui-ci n’exprimait qu’une franche moquerie. Du reste, Zosimoff fut bientôt consolé de sa déception. Pulchérie Alexandrovna s’empressa de le remercier et lui témoigna en particulier sa reconnaissance pour la visite qu’il avait faite la nuit dernière aux deux dames.

— Comment, il est allé chez vous cette nuit ? demanda Raskolnikoff d’une voix inquiète. — Ainsi, vous ne vous êtes même pas reposées après un voyage si fatigant ?

— Oh ! Rodia, il n’était pas encore deux heures. Chez nous, Dounia et moi, nous ne nous couchons jamais plus tôt.

— Je ne sais non plus comment le remercier, continua Raskolnikoff, qui, brusquement, fronça les sourcils et baissa la tête. En laissant de côté la question d’argent, — pardonnez-moi d’y faire allusion, dit-il à Zosimoff, — je ne sais même pas ce qui a pu me mériter de votre part un tel intérêt. Je n’y comprends rien… et… je dirai même que cette bienveillance me pèse, parce qu’elle est inintelligible pour moi : vous voyez que je suis franc.

— Ne vous tourmentez donc pas, répondit Zosimoff, en affectant de rire ; supposez que vous êtes mon premier client ! or, nous autres, docteurs, quand nous débutons, nous aimons nos premiers malades comme s’ils étaient nos propres enfants ; certains d’entre nous en deviennent presque amoureux. Et moi, voyez-vous, je n’ai pas encore une nombreuse clientèle.

— Je ne parle pas de lui, reprit Raskolnikoff en montrant Razoumikhine, — je n’ai fait que l’injurier et lui causer de l’embarras.

— Quelles bêtises il dit ! Tu es, paraît-il, en disposition sentimentale aujourd’hui ! cria Razoumikhine.

Plus perspicace, il aurait vu que, loin d’être sentimental, son ami se trouvait dans une disposition toute différente. Mais Avdotia Romanovna ne s’y trompa point, et, inquiète, se mit à observer attentivement son frère.

— De vous, maman, j’ose à peine parler, fit encore Raskolnikoff, qui avait l’air de réciter une leçon apprise depuis le matin ; — aujourd’hui seulement j’ai pu comprendre combien vous avez dû souffrir hier soir en attendant mon retour.

À ces mots, il sourit et tendit brusquement la main à sa sœur. Ce geste ne fut accompagné d’aucune parole, mais le sourire du jeune homme exprimait cette fois un sentiment vrai ; la feinte n’y avait point de part. Joyeuse et reconnaissante, Dounia saisit aussitôt la main qui lui était tendue et la serra avec force. C’était la première marque d’attention qu’il lui donnait depuis leur altercation de la veille. Témoin de cette réconciliation muette et définitive du frère avec la sœur, Pulchérie Alexandrovna devint radieuse.

Razoumikhine s’agita vivement sur sa chaise.

— Rien que pour cela, je l’aimerais ! murmura-t-il, avec sa tendance à tout exagérer. — Voilà des mouvements comme il en a !…

« Et qu’il a bien fait cela ! pensait à part soi la mère, quels nobles élans il a ! Ce simple fait de tendre ainsi la main à sa sœur en la regardant avec affection, n’était-ce pas la manière la plus franche et la plus délicate de mettre fin au malentendu de la veille ?… »

— Ah ! Rodia, dit-elle, s’empressant de répondre à l’observation de son fils, — tu ne saurais croire à quel point hier Dounetchka et moi avons été… malheureuses ! Maintenant que tout est fini et que nous sommes tous redevenus heureux, on peut le dire. Figure-toi : presque au sortir du wagon nous accourons ici pour t’embrasser, et cette femme, — tiens, mais la voilà ! Bonjour, Nastasia !… Elle nous apprend tout d’un coup que tu étais au lit avec la fièvre, que tu viens de t’enfuir dans la rue, ayant le délire, et qu’on est à ta recherche. Tu ne peux t’imaginer dans quel état cela nous a mises !

— Oui, oui… tout cela est assurément fâcheux… murmura Raskolnikoff, mais il fit cette réponse d’un air si distrait, pour ne pas dire si indifférent, que Dounetchka le regarda avec surprise.

— Qu’est-ce que je voulais encore vous dire ? continua-t-il en s’efforçant de rappeler ses souvenirs : — oui, je vous en prie, maman, et toi, Dounia, ne croyez pas que je me sois refusé à aller vous voir le premier aujourd’hui, et que j’aie attendu votre visite préalable.

— Mais pourquoi dis-tu cela, Rodia ? s’écria Pulchérie Alexandrovna, cette fois non moins étonnée que sa fille.

« On dirait qu’il nous répond par simple politesse, pensait Dounetchka ; il fait la paix, il demande pardon comme s’il s’acquittait d’une pure formalité ou récitait une leçon. »

— À peine éveillé, je voulais me rendre chez vous ; mais je n’avais pas de vêtements à mettre ; j’aurais dû dire hier à Nastasia de laver ce sang… j’ai pu seulement m’habiller tout à l’heure.

— Du sang ! Quel sang ? demanda Pulchérie Alexandrovna alarmée.

— Ce n’est rien… ne vous inquiétez pas. Hier, pendant que j’avais le délire, en flânant dans la rue, je me suis heurté contre un homme qui venait d’être écrasé… un employé ; c’est comme cela que mes habits ont été ensanglantés…

— Pendant que tu avais le délire ? Mais tu te rappelles tout ! interrompit Razoumikhine.

— C’est vrai, répondit Raskolnikoff soucieux ; je me rappelle tout, jusqu’au plus petit détail, mais voici ce qui est étrange : je ne parviens pas à m’expliquer pourquoi j’ai fait ceci, pourquoi j’ai dit cela, pourquoi je suis allé à tel endroit.

— C’est un phénomène bien connu, observa Zosimoff ; l’acte est parfois accompli avec une adresse, une habileté extraordinaires ; mais le principe d’où il émane est altéré chez l’aliéné et dépend de diverses impressions morbides.

Le mot « aliéné » jeta un froid ; Zosimoff l’avait laissé échapper sans y prendre garde, tout entier qu’il était au plaisir de pérorer sur son thème favori. Raskolnikoff, absorbé dans une sorte de rêverie, parut ne faire aucune attention aux paroles du docteur. Un étrange sourire flottait sur ses lèvres pâles.

— Eh bien ! mais cet homme écrasé ? Je t’ai interrompu tout à l’heure se hâta de dire Razoumikhine.

— Quoi ? fit Raskolnikoff comme quelqu’un qui se réveille ; oui… eh bien, je me suis couvert de sang en aidant à le transporter chez lui… À propos, maman, j’ai fait hier une chose impardonnable ; il fallait vraiment que j’eusse perdu la tête. Tout l’argent que vous m’aviez envoyé, je l’ai donné hier… à sa veuve… pour l’enterrement. La pauvre femme est fort à plaindre… elle est phtisique… elle reste avec trois petits enfants sur les bras, et elle n’a pas de quoi les nourrir… il y a encore une fille… Peut-être que vous-même vous auriez fait comme moi, si vous aviez vu cette misère. Du reste, je le reconnais, je n’avais nullement le droit d’agir ainsi, surtout sachant combien vous aviez eu de peine à me procurer cet argent.

— Laisse donc, Rodia, je suis convaincue que tout ce que tu fais est très-bien ! répondit la mère.

— N’en soyez pas si convaincue que ça, répliqua-t-il en grimaçant un sourire.

La conversation resta suspendue pendant quelque temps. Paroles, silence, réconciliation, pardon, tout avait quelque chose de forcé, et chacun le sentait.

— Sais-tu, Rodia, que Marfa Pétrovna est morte ? fit tout à coup Pulchérie Alexandrovna.

— Quelle Marfa Pétrovna ?

— Ah ! mon Dieu, mais Marfa Pétrovna Svidrigaïloff ! Je t’ai si longuement parlé d’elle dans ma dernière lettre !

— A-a-ah ! oui, je me rappelle. Ainsi elle est morte ? Ah ! en effet, dit-il avec le tressaillement subit d’un homme qui s’éveille. Est-il possible qu’elle soit morte ? De quoi donc ?

— Figure-toi qu’elle a été enlevée tout d’un coup ! se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna, encouragée à poursuivre par la curiosité que manifestait son fils.

— Elle est morte le jour même où je t’ai envoyé cette lettre. À ce qu’il paraît, cet affreux homme a été la cause de sa mort. On dit qu’il l’a rouée de coups !

— Est-ce qu’il se passait des scènes pareilles dans leur ménage ? demanda Raskolnikoff en s’adressant à sa sœur.

— Non, au contraire, il se montrait toujours très-patient, très-poli même avec elle. Dans beaucoup de cas, il faisait preuve d’une trop grande indulgence, et cela a duré sept ans… La patience lui a échappé tout d’un coup.

— Ainsi, ce n’était pas un homme si terrible, puisqu’il a patienté pendant sept ans ! Tu as l’air de l’excuser, Dounetchka ?

La jeune fille fronça les sourcils.

— Si, si, c’est un homme terrible ! Je ne puis rien me représenter de plus affreux, répondit-elle, presque frissonnante, et elle devint pensive.

— Ils avaient eu cette scène ensemble dans la matinée, continua Pulchérie Alexandrovna. Après cela, elle a immédiatement donné ordre d’atteler, parce qu’elle voulait se rendre à la ville aussitôt après le dîner, comme elle avait coutume de le faire dans ces occasions-là ; à table, elle a mangé, dit-on, avec beaucoup d’appétit…

— Toute rouée de coups ?

— … C’était chez elle une habitude. En sortant de table, elle est allée prendre son bain, afin d’être plus tôt prête à partir… Vois-tu, elle se traitait par l’hydrothérapie ; il y a une source, chez eux, et elle s’y baignait régulièrement chaque jour. À peine entrée dans l’eau, elle a eu une attaque d’apoplexie.

— Ce n’est pas étonnant ! observa Zosimoff.

— Et elle avait été sérieusement battue par son mari ?

— Mais qu’importe cela ? fit Avdotia Romanovna.

— Hum ! Du reste, maman, je ne vois pas pourquoi vous racontez de pareilles sottises, dit Raskolnikoff avec une irritation soudaine.

— Mais, mon ami, je ne savais de quoi parler, avoua naïvement Pulchérie Alexandrovna.

— Il semble que vous ayez toutes deux peur de moi ? reprit-il avec un sourire amer.

— C’est la vérité, répondit Dounia, qui fixa sur lui un regard sévère. En montant l’escalier, maman a même fait le signe de la croix, tant elle était effrayée…

Les traits du jeune homme s’altérèrent, comme s’il eût été pris de convulsions.

— Ah ! que dis-tu là, Dounia ? Ne te fâche pas, je t’en prie, Rodia… Comment peux-tu parler ainsi, Dounia ? s’excusa toute confuse Pulchérie Alexandrovna ; — ce qui est vrai, c’est qu’en wagon je n’ai cesser de penser, durant toute la route, au bonheur de te revoir et de m’entretenir avec toi… Je m’en faisais une telle fête que je ne me suis même pas aperçue de la longueur du voyage ! Et maintenant je suis heureuse, heureuse de me retrouver avec toi, Rodia…

— Assez, maman, murmura-t-il avec agitation, et, sans regarder sa mère, il lui serra la main, — nous avons le temps de causer !

À peine avait-il prononcé ces mots qu’il se troubla et pâlit : de nouveau il sentait un froid mortel au fond de son âme, de nouveau il s’avouait qu’il venait de faire un affreux mensonge, car désormais il ne lui était plus permis de causer à cœur ouvert ni avec sa mère, ni avec personne. Sur le moment, l’impression de cette cruelle pensée fut si vive, qu’oubliant la présence de ses hôtes, le jeune homme se leva et se dirigea vers la porte.

— Qu’est-ce que tu fais ? cria Razoumikhine en le saisissant par le bras.

Raskolnikoff se rassit et promena silencieusement les yeux autour de lui. Tous le regardaient avec stupeur.

— Mais que vous êtes tous ennuyeux ! s’écria-t-il tout à coup : dites donc quelque chose ! Pourquoi rester comme des muets ? Parlez donc ! Ce n’est pas pour se taire qu’on se réunit ; eh bien, causons !

— Dieu soit loué ! Je pensais qu’il allait avoir encore un accès comme hier, dit Pulchérie Alexandrovna, qui avait fait le signe de la croix.

— Qu’est-ce que tu as, Rodia ? demanda avec inquiétude Avdotia Romanovna.

— Rien, c’est une bêtise qui m’était revenue à l’esprit, répondit-il, et il se mit à rire.

— Allons, si c’est une bêtise, tant mieux ! Mais, moi-même, je craignais… murmura Zosimoff en se levant. Il faut que je vous quitte ; je tâcherai de repasser dans la journée…

Il salua et sortit.

— Quel brave homme ! observa Pulchérie Alexandrovna.

— Oui, c’est un brave homme, un homme de mérite, instruit, intelligent… dit Raskolnikoff, qui prononça ces mots avec une animation inaccoutumée, — je ne me rappelle plus où je l’ai rencontré avant ma maladie… Je crois bien l’avoir rencontré quelque part… Voici encore un excellent homme ! ajouta-t-il en montrant d’un signe de tête Razoumikhine ; mais où vas-tu donc ?

Razoumikhine venait, en effet, de se lever.

— Il faut que je m’en aille aussi… j’ai affaire…, dit-il.

— Tu n’as rien à faire du tout, reste ! C’est parce que Zosimoff est parti que tu veux nous quitter à ton tour. Ne t’en va pas… Mais quelle heure est-il ? Il est midi ? Quelle jolie montre tu as, Dounia ! Pourquoi donc vous taisez-vous encore ? Il n’y a que moi qui parle !…

— C’est un cadeau de Marfa Pétrovna, répondit Dounia.

— Et elle a coûté très-cher, ajouta Pulchérie Alexandrovna.

— Je croyais que cela venait de Loujine.

— Non, il n’a encore rien donné à Dounetchka.

— A-a-ah ! vous rappelez-vous, maman, que j’ai été amoureux et que j’ai voulu me marier ? fit-il brusquement en regardant sa mère frappée de la tournure imprévue qu’il venait de donner à la conversation et du ton dont il parlait.

— Ah ! oui, mon ami ! répondit Pulchérie Alexandrovna en échangeant un regard avec Dounetchka et Razoumikhine.

— Hum ! oui ! mais que vous dirai-je ? je ne me souviens plus guère de cela. C’était une jeune fille maladive, toute souffreteuse, continua-t-il d’un air rêveur en tenant les yeux baissés. — Elle aimait à faire l’aumône aux pauvres et pensait toujours à entrer dans un monastère ; un jour je l’ai vue fondre en larmes pendant qu’elle me parlait de cela, oui, oui… je m’en souviens… je m’en souviens très-bien. Elle était plutôt laide que jolie. Vraiment, je ne sais pourquoi je m’étais alors attaché à elle, peut-être l’affectionnais-je parce qu’elle était toujours malade… Si elle avait été, par surcroît, boiteuse ou bossue, il me semble que je l’aurais encore plus aimée… (Il eut un sourire pensif.) Cela n’avait pas d’importance… c’était une folie de printemps…

— Non, ce n’était pas seulement une folie de printemps, observa avec conviction Dounetchka. Raskolnikoff regarda très-attentivement sa sœur, mais il n’entendit pas bien ou même ne comprit pas les paroles de la jeune fille. Puis, d’un air mélancolique, il se leva, alla embrasser sa mère et revint s’asseoir à sa place.

— Tu l’aimes, encore ? dit d’une voix émue Pulchérie Alexandrovna.

— Elle ? encore ? Ah ! oui… vous parlez d’elle ! Non. Tout cela est maintenant loin de moi… et depuis longtemps. J’ai, d’ailleurs, la même impression pour tout ce qui m’entoure…

Il considéra avec attention les deux femmes.

— Tenez, vous êtes ici… eh bien, il me semble que je vous vois à une distance de mille verstes… Mais le diable sait pourquoi nous parlons de cela ! Et à quoi bon m’interroger ? ajouta-t-il avec colère ; puis silencieusement il commença à se ronger les ongles et retomba dans sa rêverie.

— Quel vilain logement tu as, Rodia ! on dirait un tombeau, fit brusquement Pulchérie Alexandrovna pour rompre un silence pénible ; je suis sûre que cette chambre est pour moitié dans ton hypocondrie.

— Cette chambre ? reprit-il d’un air distrait. — Oui, elle a beaucoup contribué… c’est aussi ce que j’ai pensé… Si vous saviez pourtant, maman, quelle idée étrange vous venez d’exprimer ! ajouta-t-il soudain avec un sourire énigmatique.

Raskolnikoff était à peine en état de supporter la présence de cette mère et de cette sœur dont il avait été séparé pendant trois ans, mais avec lesquelles il sentait que tout entretien lui était impossible. Toutefois, il y avait une affaire qui ne souffrait pas de remise ; tantôt en se levant il s’était dit qu’elle devait être décidée aujourd’hui même d’une façon ou d’une autre. En ce moment, il fut heureux de trouver dans cette affaire un moyen de sortir d’embarras.

— Voici ce que j’ai à te dire, Dounia, commença-t-il d’un ton plein de sécheresse, — naturellement je te fais mes excuses pour l’incident d’hier, mais je crois de mon devoir de te rappeler que je maintiens les termes de mon dilemme : ou moi ou Loujine. Je puis être infâme, mais toi, tu ne dois pas l’être. C’est assez d’un. Si donc tu épouses Loujine, je cesse à l’instant de te considérer comme une sœur.

— Rodia ! Rodia ! te voilà encore à parler comme hier ! s’écria Pulchérie Alexandrovna désolée, — pourquoi te traites-tu toujours d’infâme ? Je ne puis supporter cela ! Hier aussi tu tenais ce langage…

— Mon frère, répondit Dounia d’un ton qui ne le cédait ni en sécheresse ni en roideur à celui de Raskolnikoff, — le malentendu qui nous divise provient d’une erreur dans laquelle tu te trouves. J’y ai réfléchi cette nuit, et j’ai découvert en quoi elle consiste. Tu supposes que je me sacrifie pour quelqu’un. Or, c’est là ce qui te trompe. Je me marie tout bonnement pour moi-même, parce que ma situation personnelle est difficile. Sans doute, par la suite, je serai bien aise s’il m’est donné d’être utile à mes proches, mais tel n’est pas le motif principal de ma résolution…

« Elle ment ! pensait à part soi Raskolnikoff, qui, de colère, se rongeait les ongles. — L’orgueilleuse ! Elle ne consent pas à avouer qu’elle veut être ma bienfaitrice ! quelle arrogance ! Oh ! les caractères bas ! Leur amour ressemble à de la haine… Oh ! que je… les déteste tous ! »

— En un mot, continua Dounetchka, — j’épouse Pierre Pétrovitch, parce que de deux maux je choisis le moindre. J’ai l’intention de remplir loyalement tout ce qu’il attend de moi ; par conséquent, je ne le trompe pas… Pourquoi as-tu souri tout à l’heure ?

Elle rougit, et un éclair de colère brilla dans ses yeux.

— Tu rempliras tout ? demanda-t-il en souriant avec amertume.

— Jusqu’à une certaine limite. Par la manière dont Pierre Pétrovitch a demandé ma main, j’ai vu tout de suite ce qu’il lui faut. Il a peut-être une trop haute opinion de lui-même ; mais j’espère qu’il saura aussi m’apprécier… Pourquoi ris-tu encore ?

— Et toi, pourquoi rougis-tu de nouveau ? Tu mens, ma sœur ; tu ne peux pas estimer Loujine : je l’ai vu et j’ai causé avec lui. Donc, tu te maries par intérêt ; tu fais, dans tous les cas, une bassesse, et je suis bien aise de voir qu’au moins tu sais encore rougir !

— Ce n’est pas vrai, je ne mens pas !… s’écria la jeune fille perdant tout sang-froid ; je ne l’épouserai pas sans être sûre qu’il m’apprécie et fait cas de moi ; je ne l’épouserai pas sans être pleinement convaincue que je puis moi-même l’estimer. Heureusement, j’ai le moyen de m’en assurer d’une façon péremptoire, et, qui plus est, aujourd’hui même. Ce mariage n’est pas une bassesse, comme tu le dis ! Mais, lors même que tu aurais raison, lors même qu’en effet je me serais décidée à une bassesse, ne serait-ce pas une cruauté de ta part que de me parler ainsi ? Pourquoi exiger de moi un héroïsme que tu n’as peut-être pas ? C’est de la tyrannie, c’est de la violence ! Si je fais du tort à quelqu’un, ce ne sera qu’à moi… Je n’ai encore tué personne !… Qu’as-tu à me regarder ainsi ? Pourquoi pâlis-tu ? Rodia, qu’est-ce que tu as ? Rodia, cher !…

— Seigneur ! il s’évanouit, et c’est toi qui en es cause ! s’écria Pulchérie Alexandrovna.

— Non, non, ce n’est rien, une bêtise !… La tête m’a un peu tourné. Je ne me suis pas évanoui du tout… C’est bon pour vous, les évanouissements… Hum ! oui… Qu’est-ce que je voulais dire ? Ah ! comment te convaincras-tu aujourd’hui même que tu peux estimer Loujine et qu’il… t’apprécie, car c’est cela, n’est-ce pas ? que tu disais tout à l’heure, ou bien ai-je mal entendu ?

— Maman, montrez à mon frère la lettre de Pierre Pétrovitch, dit Dounetchka.

Pulchérie Alexandrovna tendit la lettre d’une main tremblante. Raskolnikoff la lut attentivement par deux fois. Tous s’attendaient à quelque éclat. La mère, surtout, était fort inquiète.

Après être resté pensif un instant, le jeune homme lui rendit la lettre.

— Je n’y comprends rien, commença-t-il sans s’adresser à personne en particulier : il plaide, il est avocat, il vise même au beau langage dans sa conversation, et il écrit comme un illettré.

Ces paroles causèrent une stupéfaction générale ; ce n’était pas du tout ce qu’on attendait.

— Du moins il n’écrit pas très-littérairement, si son style n’est pas tout à fait celui d’un illettré ; il manie la plume comme un homme d’affaires, ajouta Raskolnikoff.

— Pierre Pétrovitch, d’ailleurs, ne cache pas qu’il a reçu peu d’instruction, et il s’enorgueillit d’être le fils de ses œuvres, dit Avdotia Romanovna, un peu froissée du ton que venait de prendre son frère.

— Eh bien, il a de quoi s’enorgueillir, je ne dis pas le contraire. Tu parais fâchée, ma sœur, parce que je n’ai trouvé à faire qu’une observation frivole au sujet de cette lettre, et tu crois que j’insiste exprès sur de pareilles niaiseries pour te taquiner ? Loin de là ; en ce qui concerne le style, j’ai fait une remarque qui, dans le cas présent, est loin d’être sans importance. Cette phrase : « Vous n’aurez à vous en prendre qu’à vous-même », ne laisse rien à désirer sous le rapport de la clarté. En outre, il annonce l’intention de se retirer sur-le-champ, si je vais chez vous. Cette menace de s’en aller revient à dire que, si vous ne lui obéissez pas, il vous plantera là toutes deux, après vous avoir fait venir à Pétersbourg. Eh bien, qu’en penses-tu ? Venant de Loujine, ces mots peuvent-ils offenser autant qu’ils offenseraient s’ils avaient été écrits par lui (il montra Razoumikhine), par Zosimoff ou par l’un de nous ?

— Non, répondit Dounetchka, — j’ai bien compris qu’il avait rendu trop naïvement sa pensée, et que peut-être il n’est pas très-habile à se servir de la plume… Ta remarque est très-judicieuse, mon frère. Je ne m’attendais même pas…

— Étant donné qu’il écrit comme un homme d’affaires, il ne pouvait pas s’exprimer autrement, et ce n’est peut-être pas sa faute s’il s’est montré aussi grossier. Du reste, je dois te désenchanter un peu : dans cette lettre il y a une autre phrase qui contient une calomnie à mon adresse, et une calomnie assez vile. J’ai donné hier de l’argent à une veuve phtisique et accablée par le malheur, non pas, comme il l’écrit, « sous prétexte de payer les funérailles », mais bien pour les funérailles ; et cette somme, c’est à la veuve elle-même que je l’ai remise, et non à la fille du défunt, — cette jeune fille « d’une inconduite notoire », dit-il, que d’ailleurs j’ai vue hier pour la première fois de ma vie. Dans tout cela, je ne découvre que l’envie de me noircir à vos yeux et de me brouiller avec vous. Ici encore, il écrit dans le style juridique, c’est-à-dire qu’il révèle très-clairement son but et le poursuit sans y mettre aucunes formes. Il est intelligent ; mais pour se conduire avec sagesse, l’intelligence seule ne suffit pas. Tout cela peint l’homme, et… je ne crois pas qu’il t’apprécie beaucoup. Ceci soit dit pour ton édification, car je souhaite sincèrement ton bien.

Dounetchka ne répondit pas ; son parti était pris depuis tantôt, elle n’attendait plus que le soir.

— Eh bien, Rodia, que décides-tu ? demanda Pulchérie Alexandrovna ; son inquiétude n’avait fait que s’accroître depuis qu’elle entendait son fils discuter posément, comme un homme d’affaires.

— Que voulez-vous dire par là ?

— Tu vois ce qu’écrit Pierre Pétrovith : il désire que tu ne viennes pas chez nous ce soir, et il déclare qu’il s’en ira… si tu viens. C’est pour cela que je te demande ce que tu comptes faire.

— Je n’ai rien à décider. C’est à vous et à Dounia de voir si cette exigence de Pierre Pétrovitch n’a rien de blessant pour vous. Moi, je ferai comme il vous plaira, ajouta-t-il froidement.

— Dounetchka a déjà résolu la question, et je suis pleinement de son avis, se hâta de répondre Pulchérie Alexandrovna.

— Selon moi, il est indispensable que tu viennes à cette entrevue, Rodia, et je te prie instamment d’y assister, dit Dounia ; viendras-tu ?

— Oui.

— Je vous prie aussi de venir chez nous à huit heures, continua-t-elle en s’adressant à Razoumikhine. Maman, je fais la même invitation à Dmitri Prokofitch.

— Et tu as raison, Dounetchka. Allons, qu’il soit fait selon votre désir, ajouta Pulchérie Alexandrovna. Pour moi-même, d’ailleurs, c’est un soulagement ; je n’aime pas à feindre et à mentir ; mieux vaut une franche explication… Libre à Pierre Pétrovitch de se fâcher maintenant, si bon lui semble !