Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L2/Ch2/II

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II.


Solution critique de l’antinomie de la raison pratique.


L’antinomie de la raison pure spéculative présente un conflit semblable entre la nécessité physique et la liberté dans la causalité des événements du monde. Il a suffi pour y mettre fin de montrer qu’on ne trouve pas là de véritable contradiction, dès que l’on considère les événements et le monde même où ils se produisent (ainsi qu’il le faut aussi) comme de simples phénomènes, puisqu’un seul et même être agissant, d’un côté, a, comme phénomène (même devant son propre sens intime) une causalité dans le monde sensible, laquelle est toujours conforme au mécanisme de la nature, et, d’un autre côté, relativement à la même action, en tant qu’il se considère comme noumène (comme pure intelligence, comme existant d’une existence supérieure aux conditions du temps *[1]), peut contenir un principe de détermination pour cette causalité agissant d’après des lois de la nature, qui lui-même soit indépendant de toute loi de la nature.

Il en est de même de cette antinomie de la raison pure pratique. La première des deux propositions contraires, à savoir que la recherche du bonheur produit la vertu, est absolument fausse ; mais la seconde, à savoir que la vertu produit nécessairement le bonheur, n’est pas fausse absolument : elle ne l’est qu’en tant que je considère la vertu comme une forme de la causalité dans le monde sensible, et que, par conséquent, je regarde mon existence dans le monde sensible comme le seul mode d’existence de l’être raisonnable ; elle n’est donc fausse que sous une certaine condition. Mais, puisque je n’ai pas seulement le droit de concevoir mon existence comme un noumène dans un monde intelligible, mais que je trouve dans la loi morale un principe purement intellectuel de détermination pour ma causalité (dans le monde sensible), il n’est pas impossible que la moralité de l’intention ait, comme cause, avec le bonheur, comme effet dans le monde sensible, une connexion nécessaire, sinon immédiate, du moins médiate (par le moyen d’un auteur intelligible du monde), tandis que, dans une nature qui serait purement sensible, cette connexion ne pourrait être qu’accidentelle, et, par conséquent, ne pourrait suffire au souverain bien.

Ainsi, malgré l’apparente contradiction de la raison pratique avec elle-même, le souverain bien, ce but nécessaire et suprême d’une volonté moralement déterminée, est un véritable objet de la volonté ; car il est pratiquement possible, et les maximes de la volonté, qui y trouvent leur matière, ont de la réalité objective. Cette réalité semblait d’abord compromise par l’antinomie qu’on trouvait dans la connexion qui existerait entre le bonheur et la moralité suivant une loi universelle ; mais cette antinomie résultait d’une simple méprise, qui consistait à prendre un rapport de phénomènes pour un rapport des choses en soi à ces phénomènes.

S’il est nécessaire de chercher de cette manière, c’est-à dire en remontant à un monde intelligible, la possibilité du souverain bien, de ce but proposé par la raison à tous les êtres raisonnables comme l’objet de tous leurs désirs moraux, on doit s’étonner que les philosophes de l’antiquité, comme ceux des temps modernes, aient pu trouver dans cette vie même (dans le monde sensible) une exacte proportion entre le bonheur et la vertu, ou se persuader qu’ils en avaient conscience. Épicure et les stoïciens élevaient par-dessus tout le bonheur qui résulte dans la vie de la conscience de la vertu, et le premier ne montrait point, dans ses préceptes pratiques, des sentiments aussi grossiers qu’on pourrait le croire d’après les principes de sa théorie, qu’il appliquait plutôt à l’explication des choses qu’à la conduite, ou que beaucoup le crurent en effet, trompés par l’expression de volupté qu’il substituait à celle de contentement *[2]. Il plaçait au contraire la pratique la plus désintéressée du bien au nombre des jouissances les plus intimes, et, dans sa morale du plaisir (il entendait par le plaisir une constante sérénité de cœur), il recommandait la tempérance et la domination des penchants, comme peut le faire le moraliste le plus sévère. Seulement il se séparait des stoïciens en plaçant dans le plaisir le principe de nos déterminations morales, ce que ceux-ci ne voulaient pas faire, et avec raison. En effet le vertueux Épicure, comme font encore aujourd’hui beaucoup d’hommes dont les intentions morales sont excellentes, mais qui ne réfléchissent pas assez profondément sur les principes, commit la faute de supposer déjà une intention **[3] vertueuse dans les personnes, à qui il voulait donner un mobile propre à les déterminer à la vertu (et, dans le fait, l’honnête homme ne peut se trouver heureux, s’il n’a d’abord conscience de son honnêteté, puisque les reproches que sa propre conscience le forcerait à s’adresser, toutes les fois qu’il manquerait à son devoir, et la condamnation morale qu’il porterait contre lui-même, l’empêcheraient de jouir de tout ce que son état pourrait d’ailleurs avoir d’agréable). Mais la question est de savoir comment cette intention, cette manière d’estimer la valeur de son existence est d’abord possible, puisque l’on ne peut trouver antérieurement dans le sujet aucun sentiment d’une valeur morale. Sans doute l’homme vertueux ne sera jamais content de la vie, quelque favorablement que le sort le traite dans son état physique, si en chacune de ses actions il n’a conscience de son honnêteté, mais, pour commencer à le rendre vertueux, et, par conséquent, avant qu’il n’estime si haut la valeur morale de son existence, peut-on lui vanter la paix de l’âme, qui résultera de la conscience d’une honnêteté dont il n’a encore aucun sentiment ?

Mais, il faut en convenir, nous sommes réellement exposés ici à tomber dans cette faute qu’on appelle vitium subreptionis, et le plus habile ne peut entièrement éviter cette sorte d’illusion d’optique qui nous fait confondre dans la conscience de nous-mêmes ce que nous faisons avec ce que nous sentons. L’intention morale est nécessairement liée à la conscience d’une volonté déterminée immédiatement par la loi. Or la conscience d’une détermination de la faculté de désirer est toujours le principe d’une satisfaction attachée à l’action qui en résulte ; mais ce n’est pas ce plaisir, cette satisfaction en elle-même qui est le principe déterminant de l’action ; c’est au contraire la détermination de la volonté qui est immédiatement, par la raison seule, le principe du sentiment du plaisir, et celle-ci est une détermination pratique pure, et non pas esthétique, de la faculté de désirer. Mais, comme cette détermination produit intérieurement le même effet, la même tendance à l’activité, que le sentiment du plaisir qu’on attend de l’action désirée, on voit qu’il est aisé de prendre ce que nous faisons nous-mêmes pour quelque chose que nous ne faisons que sentir et où nous sommes passifs, et le mobile moral pour l’attrait sensible, et de tomber ici dans une illusion (du sens intime) semblable à celles des sens extérieurs. C’est quelque chose de tout à fait sublime que cette propriété qu’a la nature humaine de pouvoir être immédiatement déterminée à agir par une loi purement rationnelle, et même que cette illusion qui nous fait prendre ce qu’il y a de subjectif dans cette propriété intellectuelle de la volonté pour quelque chose d’esthétique et pour l’effet d’un sentiment particulier de la sensibilité (car un sentiment intellectuel serait une contradiction). Aussi est-il fort important de donner la plus grande attention à cette propriété de notre personnalité, et de cultiver le mieux possible l’effet de la raison sur ce sentiment. Mais il faut bien prendre garde aussi de rabaisser et de défigurer, comme par une sorte de fausse folie, le véritable mobile, la loi même, en lui donnant pour principe le sentiment de certains plaisirs particuliers (qui n’en sont que la conséquence), et en la vantant faussement à ce titre. Le respect, je ne dis pas la jouissance du bonheur, est donc quelque chose à quoi l’on ne peut supposer de sentiment antérieur, qui servirait de principe à la raison (puisque ce sentiment serait toujours esthétique et pathologique) ; comme conscience de la contrainte immédiate exercée par la loi sur la volonté, il est à peine un analogue du sentiment du plaisir, quoique, dans son rapport avec la faculté de désirer, il produise ce même sentiment, mais d’une façon toute particulière. Telle est l’unique manière de voir qui permette d’obtenir ce que l’on cherche, c’est-à-dire dans laquelle les actions ne soient pas simplement conformes au devoir (à cause des sentiments agréables qu’elles nous promettent), mais faites par devoir, ce qui doit être le véritable but de toute culture morale.

Mais n’y a-t-il pas une expression qui désigne, non une jouissance, comme le mot bonheur, mais pourtant une satisfaction attachée à l’existence, un analogue du bonheur qui doit nécessairement accompagner la conscience de la vertu ? Oui, et cette expression est celle de contentement de soi-même *[4], qui dans son sens propre ne désigne jamais qu’une satisfaction négative qu’on trouve dans son existence, par cela seul qu’on a conscience de n’avoir besoin de rien. La liberté, ou la faculté que nous avons de nous résoudre invinciblement à suivre la loi morale, nous rend indépendants des penchants, au moins comme causes déterminantes de notre désir (sinon comme causes affectives), et la conscience que nous avons de cette indépendance dans la pratique de nos maximes morales est l’unique source d’un contentement inaltérable qui y est nécessairement lié, et qui ne repose sur aucun sentiment particulier. Ce contentement peut être appelé intellectuel. Le contentement esthétique (expression impropre), celui qui repose sur la satisfaction des penchants, si délicats qu’on les imagine, ne peut jamais être adéquat à ce que l’on en conçoit. En effet les inclinations changent, ou croissent en raison même de la faveur qu’on leur accorde, et laissent toujours après elles un vide plus grand que celui qu’on avait voulu combler. C’est pourquoi elles sont toujours à charge à un être raisonnable, et, quoiqu’il ne puisse en secouer le joug, elles le forcent à souhaiter d’en être délivré. Un penchant même à quelque chose de conforme au devoir (par exemple à la bienfaisance) peut sans doute concourir à l’efficacité des maximes morales, mais elle n’en peut produire aucune. En effet, pour que l’action ait un caractère moral, et non pas seulement un caractère légal, il faut que tout repose sur la représentation de la loi comme principe de détermination. Les penchants, bienveillants ou non, sont aveugles et serviles, et la raison, quand il s’agit de moralité, ne doit pas se borner à jouer le rôle de tuteur, mais elle doit, sans s’occuper des penchants, songer uniquement à son propre intérêt, comme raison pure pratique. Ce sentiment même de compassion et de tendre sympathie, quand il précède la considération du devoir et qu’il sert de principe de détermination, est à charge aux personnes bien intentionnées ; il porte le trouble dans leurs calmes maximes, et leur fait souhaiter d’être délivrées de ce joug et de n’être soumises qu’à la loi de la raison.

On peut comprendre par là comment la conscience de cette faculté d’une raison pure pratique peut produire par le fait (par la vertu) la conscience de notre empire sur nos penchants, et, par conséquent, de notre indépendance à leur égard, et partant aussi à l’égard du mécontentement qui les accompagne toujours, et par là attacher à notre état une satisfaction négative, ou un contentement, qui a sa source dans notre personne. La liberté même est de cette manière (c’est-à-dire indirectement) capable d’une jouissance qui ne peut s’appeler bonheur, parce qu’elle ne dépend pas de l’intervention positive d’un sentiment, et qui, à parler exactement, n’est pas non plus de la béatitude *[5], parce qu’elle n’est pas absolument indépendante des penchants et des besoins, mais qui ressemble à la béatitude, en ce sens que la détermination de notre volonté peut du moins s’affranchir de leur influence, et qu’ainsi cette jouissance, du moins par son origine, est quelque chose d’analogue à ce sentiment de sa suffisance **[6] qu’on ne peut attribuer qu’à l’être suprême.

Il suit de cette solution de l’antinomie de la raison pure pratique que dans les principes pratiques on peut (sinon connaître et apercevoir) du moins concevoir comme possible une liaison naturelle et nécessaire entre la conscience de la moralité et l’attente d’un bonheur proportionné à la moralité dont il serait la conséquence, tandis qu’il est impossible de tirer la moralité des principes de la recherche du bonheur ; et que, par conséquent, la moralité constitue le bien suprême (comme première condition du souverain bien), et le bonheur, le second élément du souverain bien, celui-ci subordonné à celui-là, mais en étant la conséquence nécessaire. C’est dans cet ordre seulement que le souverain bien est l’objet tout entier de la raison pure pratique, qui doit nécessairement se le représenter comme possible, puisqu’elle nous ordonne de travailler autant qu’il est en nous à le réaliser. Mais, comme la possibilité de cette liaison du conditionnel avec sa condition se fonde entièrement sur un rapport supra-sensible des choses, et ne peut être donnée suivant des lois du monde sensible, quoique les conséquences pratiques de cette idée, c’est-à-dire les actions qui ont pour but de réaliser le souverain bien, appartiennent au monde sensible, nous chercherons à exposer les principes de cette possibilité, d’abord quant à ce qui est immédiatement en notre pouvoir, et ensuite quant à ce qui n’est pas en notre pouvoir, ou quant à ce que la raison nous montre comme le complément de notre impuissance à l’endroit de la possibilité du souverain bien (nécessaire suivant des lois pratiques).


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Notes de Kant[modifier]

  1. * in seinem nicht der Zeit nach bestimmbaren Dasein.
  2. * Zufeirdenheit.
  3. ** Gesinnung.
  4. * Selbstzufriedenheit.
  5. * Seligkeit.
  6. ** Selbstgenügsamkeit.


Notes du traducteur[modifier]