Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L1/Ch3

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CHAPITRE IIIe


de l’analytique de la raison pure pratique.


des mobiles de la raison pure pratique


Le caractère essentiel de la valeur morale des actions, c’est que la loi morale détermine immédiatement la volonté. La détermination volontaire a beau être conforme à la loi morale, si la volonté a besoin d’un sentiment, de quelque espèce qu’il soit, pour prendre cette détermination, et si, par conséquent, elle ne se détermine pas uniquement en vue de la loi, l’action aura bien alors un caractère légal, mais non un caractère moral. Or, si l’on entend par mobile (elator animi) le principe subjectif qui détermine la volonté d’un être dont la raison n’est pas déjà, par sa nature même, nécessairement conforme à la loi objective, il s’en suivra d’abord qu’on ne peut attribuer aucun mobile à la volonté divine, et ensuite que le mobile de la volonté humaine (et de la volonté de tout être raisonnable créé) ne peut être autre que la loi morale, et, par conséquent le principe subjectif de détermination, autre que le principe objectif, si l’on veut que l’action ne remplisse pas seulement la lettre de la loi, mais en contienne l’esprit[1]. Si donc, pour donner à la loi morale de l’influence sur la volonté, on ne doit invoquer aucun mobile étranger, qui puisse dispenser de celui de la loi morale, puisqu’on ne produirait ainsi qu’une pure et vaine hypocrisie, et s’il est même dangereux d’admettre à côté de la loi morale le concours de quelques autres mobiles (comme ceux de l’intérêt), il ne reste qu’à déterminer avec soin de quelle manière la loi morale devient un mobile, et quel effet elle produit alors sur notre faculté de désirer. Car, quant à la question de savoir comment une loi peut être par elle-même et immédiatement un principe de détermination pour la volonté (ce qui constitue pourtant le caractère essentiel de toute moralité), c’est une question insoluble pour la raison humaine, et qui revient à celle de savoir comment est possible une volonté libre. Nous n’aurons donc pas à montrer a priori comment il se fait que la loi morale contient en soi un mobile, mais ce que, comme mobile, elle produit (ou, pour mieux parler, doit produire) dans l’esprit.

Le caractère essentiel de toute détermination morale de la volonté, c’est que la volonté soit déterminée uniquement par la loi morale, comme volonté libre, par conséquent, sans le concours et même à l’exclusion des attraits sensibles, et au préjudice de toutes les inclinations qui pourraient être contraires à cette loi. Sous ce rapport l’effet de la loi morale, comme mobile, est donc purement négatif, et il peut être reconnu a priori. En effet toute inclination, tout penchant sensible est fondé sur le sentiment, et l’effet négatif produit sur le sentiment (par le préjudice porté aux inclinations) est lui-même un sentiment. Par conséquent, nous pouvons bien voir a priori que la loi morale, comme principe de détermination de la volonté, par cela même qu’elle porte préjudice à toutes nos inclinations, doit produire un sentiment qui peut être appelé de la douleur, et c’est ici le premier et peut-être le seul cas où il nous soit permis de déterminer par des concepts a priori le rapport d’une connaissance (qui vient ici de la raison pure pratique) au sentiment du plaisir ou de la peine. Toutes les inclinations ensemble (qu’on peut ramener à une sorte de système, et dont la satisfaction s’appelle alors le bonheur personnel) constituent l’amour-propre (solipsismus *[2]). Celui-ci est ou bien l’égoïsme **[3]), qui consiste dans une bienveillance excessive pour soi-même (philautia), ou bien la satisfaction de soi-même (arrogantia). Le premier s’appelle particulièrement amour de soi ***[4]), la seconde présomption ****[5]). La raison pure pratique ne porte préjudice à l’amour de soi, qui est naturel à l’homme et antérieur à la loi morale, que pour le contraindre à se mettre d’accord avec cette loi, et à mériter ainsi le nom à l’amour-propre raisonnable. Mais elle confond entièrement la présomption, car toute prétention à l’estime de soi-même, qui précède la conformité de la volonté à la loi morale, est nulle et illégitime, puisque la conscience d’une intention conforme à cette loi est la première condition de la valeur de la personne (comme nous le montrerons bientôt plus clairement). Marine la teubéchant à l’estime de soi-même fait donc partie des inclinations auxquelles la loi morale porte préjudice, puisque l’estime de soi-même ne peut reposer que sur la moralité. La loi morale ruine donc entièrement la présomption. Mais, comme cette loi est quelque chose de positif en soi, à savoir la forme d’une causalité intellectuelle, c’est-à-dire de la liberté, en rabaissant la présomption, au mépris du penchant contraire, elle est en même temps un objet de respect, et, en allant même jusqu’à la confondre entièrement l’objet du plus grand respect, par conséquent aussi, la source d’un sentiment positif, qui n’est point d’origine empirique et peut être connu a priori. Le respect pour la loi morale est donc un sentiment produit par une cause intellectuelle, et ce sentiment est le seul que nous connaissions parfaitement a priori, et dont nous puissions apercevoir la nécessité.

Nous avons vu, dans le chapitre précédent, que tout ce qui se présente comme objet de la volonté, antérieurement à la loi morale, doit être écarté des mobiles d’une volonté que détermine, sous le nom de bien absolu, cette loi même, comme condition suprême de la raison pratique, et que la seule forme pratique, laquelle consiste dans l’aptitude des maximes à former une législation universelle, détermine d’abord ce qui est bon en soi et absolument, et fonde les maximes d’une volonté pure, qui seule est bonne à tous égards. Or nous trouvons notre nature, en tant qu’êtres sensibles, tellement constituée, que la matière de la faculté de désirer (tout ce qui est objet d’inclination, soit d’espérance, soit de crainte) s’impose d’abord à nous, et que notre moi pathologique *[6], tout incapable qu’il est de fonder par ses maximes une législation universelle, élève pourtant le premier ses prétentions, et s’efforce de les faire passer pour des droits primitifs et originels, comme s’il était notre moi tout entier. Ce penchant à faire en général de soi-même son principe objectif de détermination, en cédant aux prétentions des principes subjectifs de la volonté, on peut l’appeler l’amour de soi, et l’amour de soi, quand il s’érige en législateur et en principe pratique absolu, devient de la présomption. Mais la loi morale, qui seule est véritablement (c’est-à-dire à tous égards) objective, exclut absolument l’influence de l’amour de soi sur le principe pratique suprême, et elle porte un préjudice infini à la présomption, qui prescrit comme des lois les conditions subjectives de l’amour de soi. Or ce qui porte préjudice à la présomption avec laquelle nous nous jugeons nous-mêmes, humilie. La loi morale humilie donc inévitablement tout homme qui compare à cette loi le penchant sensible de sa nature. Mais ce dont la représentation, comme principe déterminant de notre volonté, nous humilie dans notre propre conscience, excite par soi-même le respect, comme étant quelque chose de positif et comme principe de détermination. La loi morale est donc aussi subjectivement une cause de respect. Or, comme tout ce qui rentre dans l’amour de soi appartient à l’inclination, que toute inclination repose sur des sentiments, et que, par conséquent, ce qui porte préjudice à toutes les inclinations ensemble dans l’amour de soi a nécessairement par là de l’influence sur le sentiment, on comprend comment il est possible de voir a priori que la loi morale, en refusant aux inclinations et au penchant que nous avons à en faire la condition suprême de la volonté, c’est-à-dire à l’amour de soi, toute participation à la législation suprême, peut produire sur le sentiment un effet, qui, d’un côté, est purement négatif, et de l’autre, relativement au principe restrictif de la raison pure pratique, positif. Mais il ne faut pas admettre pour cela, sous le nom de sentiment pratique ou moral, une espèce particulière de sentiment, qui serait antérieure à la loi morale et lui servirait de fondement.

L’effet négatif produit sur le sentiment (sur le sentiment de la peine) est, comme toute influence exercée sur le sentiment, et comme tout sentiment en général, pathologique. Comme effet de la conscience de la loi morale, par conséquent, relativement à une cause intelligible, c’est-à-dire au sujet de la raison pure pratique, considérée comme législatrice suprême, ce sentiment d’un sujet raisonnable, affecté par des inclinations, s’appelle humiliation (mépris intellectuel), mais, relativement à son principe positif, c’est-à-dire à la loi, il s’appelle respect pour la loi. Ce n’est pas qu’il faille admettre pour cette loi un sentiment particulier ; mais, comme elle triomphe de la résistance, un obstacle écarté est estimé par le jugement de la raison à l’égal d’un effet positif de la causalité. C’est pour cela même que ce sentiment peut être appelé un sentiment de respect pour la loi morale, et, pour les deux raisons ensemble, on peut le désigner sous le nom de sentiment moral.

Ainsi, de même que la loi morale est présentée par la raison pure pratique comme un principe formel qui doit déterminer l’action, de même aussi qu’elle est un principe matériel en un sens, mais objectif, propre à déterminer les objets de l’action qu’on appelle le bien et le mal, elle est encore un principe subjectif de détermination, c’est-à-dire un mobile pour cette action, puisqu’elle a de l’influence sur la moralité du sujet, et qu’elle produit un sentiment nécessaire à l’influence de la loi sur la volonté. Il n’y a point antérieurement dans le sujet de sentiment qui le disposerait à la moralité. Cela est impossible, puisque tout sentiment est sensible, et que le mobile de l’intention morale doit être libre de toute condition sensible. Sans doute le sentiment sensible, qui est le fondement de toutes nos inclinations, est la condition de ce sentiment que nous nommons respect ; mais la cause qui le détermine réside dans la raison pure pratique, et, par conséquent, il ne faut pas dire que c’est un effet pathologique, mais un effet pratique. Par cela même que la représentation de la loi morale enlève à l’amour de soi son influence et à la présomption son illusion, elle diminue l’obstacle que rencontre la raison pure pratique, et elle amène ainsi, dans le jugement de la raison, la représentation de la supériorité de cette loi objective sur les impulsions de la sensibilité, et, par conséquent, en écartant ce contre-poids, lui donne relativement du poids (pour une volonté affectée par ces impulsions). Et ainsi le respect pour la loi n’est pas un mobile pour la moralité, mais il est la moralité même, considérée subjectivement comme mobile, en ce sens que la raison pure pratique, en enlevant à l’amour de soi toute prétention contraire, donne de l’autorité à la loi, qui dès lors a seule de l’influence. Il faut remarquer ici que, comme le respect est un effet produit sur le sentiment, c’est-à-dire sur la sensibilité d’un être raisonnable, il suppose, chez les êtres auxquels s’impose la loi morale, la sensibilité, et, par conséquent aussi, le caractère d’êtres finis *[7], et que ce respect pour la loi ne peut être attribué à un être suprême, ou même à un être libre de toute sensibilité, et chez qui, par conséquent, la sensibilité ne peut pas être un obstacle à la raison pratique.

Ce sentiment (qu’on appelle le sentiment moral) est donc produit uniquement par la raison. Il ne sert pas à juger les actions ou à fonder la loi morale objective, mais seulement à en faire notre maxime, c’est-à-dire qu’il sert de mobile. Or quel nom plus convenable pourrait-on donner à ce sentiment singulier, qu’on ne peut comparer à aucun sentiment pathologique ? Il est d’une nature si particulière, qu’il semble n’être qu’aux ordres de la raison, je parle de la raison pure pratique.

Le respect s’adresse toujours aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l’inclination, et même de l’amour, quand ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais de respect. Ce qui ressemble le plus à ce sentiment, c’est l’admiration, et celle-ci, comme affection, est un étonnement que les choses peuvent aussi produire, par exemple les montagnes qui s’élèvent jusqu’au ciel, la grandeur, la multitude et l’éloignement des corps célestes, la force et l’agilité de certains animaux, etc. Mais tout cela n’est point du respect. Un homme peut aussi être un objet d’amour, de crainte, ou d’admiration, et même d’étonnement, sans être pour cela un objet de respect. Son enjouement, son courage et sa force, la puissance qu’il doit au rang qu’il occupe parmi les autres, peuvent m’inspirer ces sentiments, sans que j’éprouve intérieurement de respect pour sa personne. Je m’incline devant un grand disait Fontenelle, mais mon esprit ne s’incline pas. Et moi j’ajouterai : devant l’humble bourgeois, en qui je vois l’honnêteté du caractère portée à un degré que je ne trouve pas en moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, et si haute que je porte la tête pour lui faire remarquer la supériorité de mon rang. Pourquoi cela ? C’est que son exemple me rappelle une loi qui confond ma présomption, quand je la compare à ma conduite, et dont je ne puis regarder la pratique comme impossible, puisque j’en ai sous les yeux un exemple vivant. Que si j’ai conscience d’être honnête au même degré, le respect subsiste encore. En effet, comme tout ce qui est bon dans l’homme est toujours défectueux, la loi, rendue visible *[8] par un exemple, confond toujours mon orgueil, car l’imperfection dont l’homme, qui me sert de mesure, pourrait bien être entachée ne m’est pas aussi bien connue que la mienne, et il m’apparaît ainsi sous un jour plus favorable. Le respect est un tribut que nous ne pouvons refuser au mérite, que nous le voulions ou non ; nous pouvons bien ne pas le laisser paraître au dehors, mais nous ne saurions nous empêcher de l’éprouver intérieurement.

Le respect est si peu un sentiment de plaisir, qu’on ne s’y livre pas volontiers à l’égard d’un homme. On cherche à trouver quelque chose qui puisse en alléger le fardeau, quelque motif de blâme qui dédommage de l’humiliation causée par l’exemple qu’on a sous les yeux. Les morts mêmes, surtout quand l’exemple qu’ils nous donnent parait inimitable, ne sont pas toujours à l’abri de cette critique. La loi morale elle-même, malgré son imposante majesté, n’échappe pas à ce penchant que nous avons à nous défendre du respect. Si nous aimons à la rabaisser jusqu’au rang d’une inclination familière, et si nous nous efforçons à ce point d’en faire un précepte favori d’intérêt bien entendu, n’est-ce pas pour nous délivrer de ce terrible respect, qui nous rappelle si sévèrement notre propre indignité ? Mais d’un autre côté le respect est si peu un sentiment de peine, que, quand une fois nous avons mis à nos pieds notre présomption, et que nous avons donné à ce sentiment une influence pratique, nous ne pouvons plus nous lasser d’admirer la majesté de la loi morale, et que notre âme croit s’élever elle-même d’autant plus qu’elle voit cette sainte loi plus élevée au-dessus d’elle et de sa fragile nature. De grands talents, joints à une activité non moins grande, peuvent il est vrai produire aussi du respect, ou un sentiment analogue ; cela est même tout à fait convenable, et il semble que l’admiration soit ici identique avec ce sentiment. Mais, en y regardant de plus près, on remarquera que, comme il est toujours impossible de faire exactement dans l’habileté la part des dispositions naturelles et celle de la culture ou de l’activité personnelle, la raison nous la présente comme le fruit probable de la culture, et, par conséquent, comme un mérite qui rabaisse singulièrement notre présomption, et devient pour nous un reproche vivant, ou un exemple à suivre, autant qu’il est en nous. Ce n’est donc pas simplement de l’admiration que ce respect que nous montrons à un homme de talent (et qui s’adresse véritablement à la loi que son exemple nous rappelle). Et ce qui le prouve encore, c’est qu’aussitôt que le commun des admirateurs se croit renseigné sur la méchanceté du caractère d’un homme de cette sorte (comme Voltaire, par exemple), il renonce à tout sentiment de respect pour sa personne, tandis que celui qui est véritablement instruit continue toujours à éprouver ce sentiment, au moins pour le talent de cet homme, parce qu’il est engagé dans une œuvre et suit une vocation qui lui fait en quelque sorte un devoir d’imiter l’exemple qu’il a devant les yeux. Le respect pour la loi morale, en tant que ce sentiment ne se rapporte à aucun autre objet qu’à cette loi, est donc incontestablement un mobile moral et le seul qui mérite ce nom. La loi morale détermine d’abord objectivement et immédiatement la volonté dans le jugement de la raison ; mais la liberté, dont la causalité doit être déterminée uniquement par la loi, a précisément pour caractère de restreindre toutes les inclinations, et, par conséquent, l’estimation de la personne même, à l’observation de sa loi pure. Or cette restriction a un effet sur la sensibilité, et produit un sentiment de peine, que la loi morale peut faire connaître a priori. Comme ce n’est là qu’un effet négatif, qui, résultant de l’influence d’une raison pure pratique, porte préjudice à l’activité du sujet, en tant qu’il a des inclinations pour principes de détermination, et, par conséquent, à l’idée de sa valeur personnelle (laquelle n’est quelque chose qu’autant qu’elle s’accorde avec la loi morale), l’effet de cette loi sur la sensibilité est un sentiment d’humiliation, que nous pouvons à la vérité connaître a priori, mais sans pouvoir connaître par là autre chose que la résistance de la loi pure pratique aux mobiles de la sensibilité, ou sans pouvoir connaître la force de cette loi comme mobile. Mais aussi, comme cette même loi est un principe objectif, c’est-à-dire un principe qui doit déterminer immédiatement la volonté par la représentation de la raison pure, et que, par conséquent, cette humiliation n’a lieu que à cause de la pureté de la loi, ce qui, du côté sensible, rabaisse toute prétention à l’estime morale de soi-même, c’est-à-dire humilie, rehausse, du côté intellectuel, l’estime morale ou pratique de la loi même, en un mot, excite le respect pour la loi, et, par conséquent, produit un sentiment positif par sa cause intellectuelle, et qui peut être connu a priori. En effet tout ce qui amoindrit les obstacles, qui s’opposent à une activité, favorise par là même cette activité. Or reconnaître la loi morale, c’est avoir conscience d’une activité de la raison pratique, que déterminent des causes objectives, et qui révélerait toujours son effet par des actions, si elle n’en était empêchée par des causes subjectives (pathologiques). Le respect pour la loi morale doit donc être aussi considéré comme un effet positif, mais indirect, de cette loi sur le sentiment, en tant qu’il affaiblit, par l’humiliation qu’il nous cause, l’influence contraire des penchants, par conséquent, comme un principe subjectif d’activité, c’est-à-dire comme un mobile qui nous porte à observer cette loi, et à nous faire des maximes de conduite qui y soient conformes. Du concept d’un mobile découle celui d’un intérêt. Il n’y a qu’un être doué de raison qui puisse montrer de l’intérêt pour quelque chose, et cet intérêt signifie un mobile de la volonté, en tant qu’il est représenté par la raison. Comme, dans une volonté moralement bonne, c’est la loi même qui doit être le mobile, l’intérêt moral est un intérêt indépendant des sens, et qui a uniquement sa source dans la raison pure pratique. Sur le concept d’un intérêt se fonde à son tour celui d’une maxime. Une maxime n’est donc moralement bonne, que quand elle repose sur l’intérêt qu’on prend à la pratique de la loi. Mais ces trois concepts, d’un mobile, d’un intérêt et d’une maxime, ne peuvent s’appliquer qu’à des êtres finis. Ils supposent tous une limitation dans la nature de l’être auquel ils s’appliquent ; car ils supposent que la volonté de cet être ne s’accorde pas d’elle-même subjectivement avec la loi objective d’une raison pratique, et que, rencontrant dans sa nature même un obstacle qui s’oppose à l’accomplissement de cette loi, elle a besoin d’y être poussée par quelque moyen. Ils ne peuvent donc pas s’appliquer à la volonté divine.

Il y a quelque chose de si singulier dans le respect infini de la loi morale, de cette loi pure, indépendante de tout avantage, qu’impose à notre conduite la raison pratique, dont la voix fait trembler le plus hardi scélérat et le contraint à se cacher, qu’on ne peut s’étonner de trouver impénétrable à la raison spéculative cette influence d’une idée purement intellectuelle sur le sentiment, et d’être forcé de se contenter de pouvoir encore si bien voir a priori que ce sentiment est inséparablement lié à la représentation de la loi morale en tout être raisonnable fini. Si ce sentiment de respect était pathologique, et si, par conséquent, c’était un sentiment de plaisir fondé sur le sens intérieur, il serait inutile de chercher à découvrir une liaison entre ce sentiment et quelque idée a priori. Mais il ne concerne que l’ordre pratique, et ne s’attache à la représentation d’une loi que pour sa forme et non pour quelque objet correspondant ; par conséquent, il ne peut être rapporté ni au plaisir, ni à la douleur, quoiqu’il produise un intérêt, lié à l’accomplissement de cette loi, et que nous appelons l’intérêt moral, de même que la faculté de prendre un tel intérêt à la loi (ou le respect pour la loi morale même) est proprement le sentiment moral.

La conscience d’une libre soumission de la volonté à la loi, mais accompagnée pourtant d’une contrainte *[9] inévitable, exercée sur tous nos penchants par notre propre raison, est donc le respect pour la loi. La loi, qui exige et inspire aussi ce respect, n’est autre, comme on le voit, que la loi morale (car seule celle-ci a le privilège d’exclure tous les penchants de l’influence immédiate qu’elle exerce sur la volonté). L’action, qui est objectivement pratique suivant cette loi, et qui exclut tout principe de détermination tiré de l’inclination, s’appelle devoir, et le devoir, à cause de cette exclusion même, emporte le concept d’une contrainte **[10] pratique, c’est-à-dire d’actions auxquelles nous devons nous déterminer, quelque peine ***[11] que cela nous coûte. Le sentiment, qui résulte de la conscience de cette contrainte, n’est pas pathologique, comme un sentiment qui serait produit par un objet des sens, mais il est pratique, c’est-à-dire que le principe de sa possibilité est dans une détermination antérieure (objective) de la volonté et dans une causalité de la raison. Comme soumission à une loi, c’est-à-dire comme ordre reçu (qui dit ordre dit contrainte exercée sur un sujet sensible), il ne contient aucun plaisir, mais plutôt une peine attachée à l’action. Mais, d’un autre côté, comme cette contrainte est exercée uniquement par la législation de notre propre raison, elle a aussi quelque chose qui nous relève, et l’effet subjectif produit sur le sentiment, en tant que la raison pure pratique en est l’unique cause, peut être appelé aussi, sous ce rapport, approbation de soi-même *[12], car on reconnaît en soi la faculté d’être déterminé par la loi uniquement et indépendamment de tout intérêt, et on a dès lors conscience d’un intérêt d’un tout autre genre, produit subjectivement par cette cause, c’est-à-dire d’un intérêt purement pratique et libre, que quelque inclination ne nous conseille pas, mais que la raison nous or donne absolument par la loi pratique de prendre à une action conforme au devoir, et qu’elle produit réellement, ce qui fait qu’il mérite un nom tout particulier, celui de respect.

Le concept du devoir exige donc objectivement de l’action, qu’elle soit conforme à la loi, et subjectivement de la maxime de l’action, que le respect de cette loi soit l’unique principe qui détermine la volonté. Et c’est là-dessus que repose la différence qui existe entre la conscience d’une action conforme au devoir et celle d’une action faite par devoir, c’est-à-dire par respect pour la loi. La première (la légalité) serait possible, alors même que la volonté ne serait déterminée que par des penchants ; mais la seconde (la moralité), qui seule donne aux actions une valeur morale, suppose nécessairement que l’action a été faite par devoir, c’est-à-dire uniquement en vue de la loi 1[13].

Il est de la plus grande importance d’examiner avec la dernière exactitude, dans tous les jugements moraux, le principe subjectif de toutes les maximes, afin de placer toute la moralité des actions dans la nécessité d’agir par devoir et par respect pour la loi, et non dans celle d’agir par amour et par inclination pour ce que les actions doivent produire. Pour les hommes et pour tous les êtres raisonnables créés la nécessité morale est contrainte, c’est-à-dire obligation, et toute action qui se fonde sur cette nécessité doit être considérée comme un devoir, et non pas comme une manière d’agir qui nous plaît déjà ou qui peut nous plaire par elle-même. C’est qu’il ne nous est pas donné de pouvoir jamais posséder la sainteté de la volonté, c’est-à dire de pouvoir jamais parvenir à cet état, où disparaîtrait ce respect pour la loi, qui est lié à la crainte, ou du moins à l’appréhension de la transgresser, et où, à l’exemple de la divinité qui est au-dessus de toute dépendance, notre volonté s’accorderait d’elle-même et infailliblement avec la loi morale pure (laquelle cesserait alors d’être un ordre pour nous, puisque nous ne pourrions plus être tentés de lui être infidèles).

La loi morale est en effet pour la volonté d’un être tout parfait une loi de sainteté ; mais pour la volonté de tous les êtres raisonnables finis elle est une loi de devoir, une loi qui leur impose une contrainte morale et les détermine à agir par respect pour elle et par soumission au devoir. On ne peut prendre pour mobile aucun autre principe subjectif, car autrement l’action que prescrit la loi pourrait bien avoir lieu ; mais, comme cette action, toute conforme qu’elle serait au devoir, ne serait pas faite par devoir, l’intention, à laquelle s’adresse proprement cette législation, ne serait pas morale.

Il est très-beau de faire du bien aux hommes par humanité et par sympathie, ou d’être juste par amour de l’ordre, mais ce n’est pas là encore la vraie maxime morale qui doit diriger notre conduite, celle qui nous convient, à nous autres hommes. Il ne faut pas que, semblables à des soldats volontaires, nous ayons l’orgueil de nous placer au-dessus de l’idée du devoir, et de prétendre agir de notre propre mouvement, sans avoir besoin pour cela d’aucun ordre. Nous sommes soumis à la discipline de la raison, et dans nos maximes nous ne devons jamais oublier cette soumission, ni en rien retrancher. Il ne faut pas diminuer par notre présomption l’autorité qui appartient à la loi (quoiqu’elle vienne de notre propre raison), en plaçant ailleurs que dans la loi même et dans le respect que nous lui devons le principe déterminant de notre volonté, celle-ci fût-elle d’ailleurs conforme à la loi. Devoir et obligation *[14], voilà les seuls mots qui conviennent pour exprimer notre rapport à la loi morale. Nous sommes il est vrai des membres législateurs d’un royaume moral que notre liberté rend possible, et que la raison pratique nous propose comme un objet de respect, mais en même temps nous en sommes les sujets, non les chefs, et méconnaître l’infériorité du rang que nous occupons comme créatures, et refuser par présomption à la sainte loi du devoir l’autorité qui lui appartient, c’est déjà commettre une infraction à l’esprit de cette loi, quand même on en remplirait la lettre.

Cette manière d’envisager les choses n’exclut nullement un ordre comme celui-ci : Aime Dieu par-dessus tout et ton prochain comme toi-même 1[15]. En effet ce précepte exige, à titre d’ordre, du respect pour une loi qui commande l’amour, et ne laisse pas à notre choix le soin d’en faire notre principe de conduite. Mais l’amour de Dieu est impossible comme inclination (comme amour pathologique), car Dieu n’est pas un objet des sens. Quant à l’amour des hommes, il est sans doute possible à ce point de vue, mais il ne peut être ordonné, car il n’est au pouvoir d’aucun homme d’aimer quelqu’un par ordre. Dans ce noyau de toutes les lois, il ne peut donc être question que de l’amour pratique. Aimer Dieu signifie dans ce sens aimer à suivre ses commandements ; aimer le prochain, aimer à remplir tous ses devoirs envers lui. Mais l’ordre qui nous en fait une règle ne peut pas non plus nous commander d’avoir cette disposition d’esprit, en nous conformant au devoir, mais seulement d’y tendre. En effet l’ordre d’aimer à faire une chose implique contradiction ; car si nous savons déjà par nous-mêmes ce que nous avons à faire et que nous ayons en outre conscience d’aimer à le faire, un ordre à cet égard est tout à fait inutile, et si nous n’aimons pas à le faire, mais que nous ne le fassions que par respect pour la loi, un ordre qui ferait de ce respect le mobile de notre maxime agirait tout juste contrairement à la disposition ordonnée. Cette loi de toutes les lois présente donc, ainsi que tous les préceptes moraux de l’Evangile, la moralité dans toute sa perfection, comme un idéal de sainteté qu’aucune créature ne peut atteindre, et qui pourtant est le type dont nous devons tendre à nous rapprocher par un progrès continu, mais sans fin. Si une créature raisonnable pouvait jamais aller jusqu’à aimer à suivre toutes les lois morales, il ne s’élèverait plus en elle un seul désir qui la poussât à les violer, car la victoire remportée sur un désir de ce genre suppose toujours un sacrifice de la part du sujet, et, par conséquent, une contrainte exercée sur soi-même, pour faire ce qu’on n’aime pas faire. Mais une créature ne peut jamais s’élever à ce degré de moralité. En effet, comme, en sa qualité de créature, elle est toujours dépendante relativement à tout ce dont elle a besoin pour être parfaitement contente de son état, elle ne peut jamais être entièrement libre de désirs et d’inclinations. Or les désirs et les inclinations, reposant sur des causes physiques, ne s’accordent pas d’eux-mêmes avec la loi morale, qui a une tout autre origine. D’où il suit qu’il est toujours nécessaire de reconnaître dans nos maximes le caractère d’une contrainte morale, et non celui d’un attachement empressé, et de leur donner pour fondement le respect qu’exige l’observation de la loi, quoique nous ne l’accordions pas sans peine, et non l’amour qui ne craint aucun refus de la volonté vis à-vis de la loi. Et pourtant il faut faire du pur amour de la loi (laquelle dès lors cesserait d’être un ordre, comme la moralité, élevée dans le sujet à l’état de sainteté, cesserait d’être vertu), le but constant, quoique inaccessible, de nos efforts. En effet, dans les choses que nous estimons par-dessus tout, mais que pourtant nous redoutons (à cause de la conscience de notre faiblesse), la facilité plus grande que nous acquérons change la crainte en inclination et le respect en amour, et elle donnerait à nos dispositions à l’égard de la loi toute leur perfection, s’il était possible à une créature de l’atteindre.

Cette considération n’a pas seulement ici pour but de ramener à des concepts clairs le principe évangélique cité plus haut, afin de prévenir le fanatisme religieux *[16] où peut conduire l’amour de Dieu, mais aussi de déterminer exactement la disposition morale qui nous convient, même immédiatement dans la pratique de nos devoirs envers les hommes, afin d’arrêter, ou, s’il est possible, de prévoir le fanatisme purement moral qui s’empare de beaucoup d’esprits. Le degré moral où est placé l’homme (et, autant que nous en pouvons juger, toute créature morale), c’est le respect pour la loi morale. La disposition où il est obligé d’être dans l’observation de cette loi, c’est de la suivre par devoir, et non d’agir sous l’impulsion de quelque inclination spontanée, ni même d’aimer à tenter de soi-même un effort qui ne serait pas ordonné, et l’état moral, qui lui convient et où il peut toujours demeurer, c’est la vertu, c’est-à-dire la moralité dans la lutte, et non la sainteté, qui consiste dans la possession d’une parfaite pureté d’intention. C’est jeter les esprits dans un fanatisme moral et exalter leur présomption, que de leur présenter les actions, auxquelles on veut les engager, comme nobles, sublimes, magnanimes, car on leur fait croire que le principe qui doit déterminer leur conduite n’est pas le devoir, c’est-à-dire le respect pour la loi, dont ils devraient porter le joug, malgré la peine que cela leur donne (quoique ce joug, nous étant imposé par la raison même, soit doux), et devant laquelle ils se sentent humiliés, tout en la suivant (en lui obéissant), mais qu’on attend d’eux ces actions comme un pur mérite *[17] de leur part, non comme un devoir. En donnant aux actions ce caractère, ou en mettant un tel principe en avant, outre qu’on ne satisfait pas le moins du monde à l’esprit de la loi, qui veut la soumission de l’intention, et ne se contente pas d’exiger la légalité de l’action (sans en regarder le principe) et qu’on substitue un mobile pathologique (la sympathie ou même l’amour de soi) à un mobile moral (à la loi), on introduit dans les esprits une façon de penser *[18] frivole, fugitive, fantastique, qui consiste à s’attribuer une bonté naturelle, n’ayant besoin ni d’aiguillon ni de frein, et rendant tout commandement inutile, et à oublier, dans cette présomption chimérique, les devoirs auxquels on devrait songer, avant de songer au mérite. On peut bien vanter, sous le nom de faits nobles et sublimes, des actions qui exigent un grand sacrifice, mais c’est à la condition qu’on puisse supposer qu’elles ont été accomplies par respect pour le devoir, et non par un simple mouvement de cœur. Veut-on les présenter à quel qu’un comme des exemples à suivre, il ne faut pas invoquer d’autre mobile que le respect pour le devoir (qui est le seul véritable sentiment moral), ce précepte sévère et sacré, qui ne souffre pas qu’un vain amour de soi s’amuse de penchants pathologiques (en tant qu’ils sont analogues à la moralité), et que nous nous prévalions de notre mérite **[19]. Si nous cherchons bien, nous trouverons dans toutes les actions dignes d’éloges une loi du devoir, qui commande et ne nous laisse pas choisir à notre gré ce qui peut flatter notre penchant. Cette manière de présenter les choses est la seule qui puisse former l’âme moralement, car c’est la seule qui contienne des principes stables et exactement déterminés.

Si le fanatisme, dans le sens le plus général du mot, consiste à sortir, suivant certains principes, des limites de la raison humaine, le fanatisme moral consiste à transgresser les bornes que la raison pure pratique pose à l’humanité, en nous défendant de placer le principe subjectif qui doit déterminer les actions conformes au devoir, c’est-à-dire leur mobile moral, ailleurs que dans la loi même, et l’intention que nous devons porter dans nos maximes, ailleurs que dans le respect de cette loi, et, par conséquent, en nous ordonnant de prendre pour principe vital *[20] et suprême de toute moralité humaine la pensée du devoir, qui confond toute présomption, comme tout vain amour de soi.

Ce ne sont pas seulement les faiseurs de romans, ou ceux qui écrivent des livres sentimentaux sur l’éducation (tout en s’emportant contre la sensiblerie), mais parfois aussi les philosophes, et même les plus sévères de tous, les stoïciens, qui, à une discipline morale, sobre, mais sage, substituent le fanatisme moral, quoique le fanatisme des derniers soit plus héroïque, et celui des premiers plus fade et plus tendre, et l’on peut, sans aucune hypocrisie et avec une parfaite vérité, louer la morale de l’Evangile d’avoir la première, en posant le principe moral dans toute sa pureté, et, en l’appropriant en même temps à la nature bornée des êtres finis, soumis toute la conduite de l’homme à la discipline d’un devoir, qui, placé devant ses yeux, ne lui permet pas de s’attribuer une perfection morale chimérique, et d’avoir ainsi rappelé à la modestie (c’est à-dire à la connaissance de soi-même) la présomption et l’amour-propre, qui tous deux oublient aisément leurs limites.

Devoir ! mot grand et sublime, toi qui n’as rien d’agréable ni de flatteur, et commandes la soumission, sans pourtant employer, pour ébranler la volonté, des menaces propres à exciter naturellement l’aversion et la terreur, mais en te bornant à proposer une loi, qui d’elle-même s’introduit dans l’âme et la force au respect (sinon toujours à l’obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu’ils travaillent sourdement contre elle ; quelle origine est digne de toi ! Où trouver la racine de ta noble tige, qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants, cette racine où il faut placer la condition indispensable de la valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes !

Elle ne peut être que ce qui élève l’homme au dessus de lui-même (comme partie du monde sensible), ce qui le lie à un ordre de choses purement intelligible, auquel est soumis tout le monde sensible, et avec lui l’existence empirique de l’homme dans le temps et l’ensemble de toutes les fins (en tant qu’il s’accorde avec des lois pratiques absolues, telles que la loi morale). Elle ne peut être que la personnalité, c’est-à-dire la liberté, ou l’indépendance de tout le mécanisme de la nature, considérée comme la faculté d’un être qui appartient au monde sensible, mais qui en même temps est soumis à des lois pures pratiques qui lui sont propres, ou qui lui sont dictées par sa propre raison, et, par conséquent, à sa propre personnalité, en tant qu’il appartient au monde intelligible. Il ne faut donc pas s’étonner si l’homme, appartenant à deux mondes, ne peut considérer son propre être, relativement à sa seconde et suprême destination, qu’avec vénération, et les lois, auxquelles il est soumis sous ce rapport, qu’avec le plus profond respect.

C’est là le fondement de quelques expressions qui désignent la valeur que nous attribuons aux objets suivant des idées morales. La loi morale est sainte (inviolable). L’homme à la vérité n’est pas saint, mais l’humanité dans sa personne doit lui être sainte. Dans la création entière, tout ce qu’on désire ou tout ce sur quoi on a quelque puissance, peut être employé comme simple moyen ; l’homme seul, et avec lui toute créature raisonnable, est fin en soi. C’est que, grâce à l’autonomie de sa liberté, il est le sujet de la loi morale, laquelle est sainte. Par-là toute volonté, même la volonté propre à chaque personne, la volonté individuelle, est astreinte à la condition de s’accorder avec l’autonomie de l’être raisonnable, c’est-à-dire de ne le soumettre jamais à un but qui ne serait pas possible suivant une loi dérivant de la volonté du sujet même qui souffre l’action, et, par conséquent, de ne le traiter jamais comme un simple moyen, mais toujours comme une fin. Cette condition, nous l’imposons même avec raison à la volonté divine, relativement à ses créatures ou aux êtres raisonnables du monde, car elle repose sur la personnalité, qui seule leur donne le caractère de fins en soi.

Cette idée de la personnalité, qui excite notre respect et qui nous révèle la sublimité de notre nature (considérée dans sa destination), en même temps qu’elle nous fait remarquer combien notre conduite en est éloignée, et que par-là elle confond notre présomption, cette idée est naturelle même à la raison commune, qui la saisit aisément. Y a-t-il un homme, tant soit peu honnête, à qui il ne soit parfois arrivé de renoncer à un mensonge, d’ailleurs inoffensif, par lequel il pouvait se tirer lui-même d’un mauvais pas, ou rendre service à un ami cher et méritant, uniquement pour ne pas se rendre secrètement méprisable à ses propres yeux ? L’honnête homme, frappé par un grand malheur, qu’il aurait pu éviter, s’il avait voulu manquer à son devoir, n’est-il pas soutenu par la conscience d’avoir maintenu et respecté en sa personne la dignité humaine, de n’avoir point à rougir de lui-même et de pouvoir s’examiner sans crainte. Cette consolation n’est pas le bonheur sans doute, elle n’en est pas même la moindre partie. Nul en effet ne souhaiterait l’occasion de l’éprouver, et peut-être ne désirerait la vie à ces conditions ; mais il vit, et ne peut souffrir d’être à ses propres yeux indigne de la vie. Cette tranquillité intérieure n’est donc que négative, relativement à tout ce qui peut rendre la vie agréable ; car elle vient de la conscience que nous avons d’échapper au danger de perdre quelque chose de notre valeur personnelle, après avoir perdu tout le reste. Elle est l’effet d’un respect pour quelque chose de bien différent de la vie, et au prix duquel au contraire la vie, avec toutes ses jouissances, n’a aucune valeur. L’homme dont nous parlions ne vit plus que par devoir, car il est tout à fait dégoûté de la vie. Tel est le véritable mobile de la raison pure pratique ; il n’est autre que la loi morale même, en tant qu’elle nous fait sentir la sublimité de notre propre existence supra-sensible, et que, subjectivement, elle produit dans l’homme, qui a aussi conscience de son existence sensible, et, par conséquent, de sa dépendance par rapport à sa nature pathologique, du respect pour sa haute destination. Sans doute assez d’attraits et d’agréments peuvent s’associer à ce mobile, pour qu’un épicurien raisonnable, réfléchissant sur le plus grand bien de la vie, puisse croire que le parti le plus prudent est de choisir une conduite morale ; il peut même être bon de joindre cette perspective d’une vie heureuse au mobile suprême et déjà suffisant par lui-même de la moralité ; mais il ne faut avoir recours à ce genre de considération, que pour contrebalancer les séductions que le vice ne manque pas d’employer de son côté, et non pour en faire, si peu que ce soit, un véritable mobile de détermination, quand il s’agit de devoir. Car ce ne serait rien moins qu’empoisonner l’intention morale à sa source. La majesté du devoir n’a rien à démêler avec les jouissances de la vie ; elle a sa loi propre, elle a aussi son propre tribunal. On aurait beau secouer ensemble ces deux choses pour les mêler et les présenter comme un remède à l’âme malade, elles se sépareraient bientôt d’elles-mêmes, ou, dans tous les cas, la première cesserait d’agir, et, si la vie physique y gagnait quelque force, la vie morale s’éteindrait sans retour.


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Notes de Kant[modifier]

  1. On peut dire de toute action conforme à la lui, mais qui n’a pas été faite en vue de la loi, qu’elle est moralement bonne quant à la lettre, mais non quant à l’esprit (quant à l’intention.
  2. * Selbstsucht.
  3. ** Selbstliebe.
  4. *** Eigenliche.
  5. **** Eigendünket.
  6. * pathologisch bestimmbares.
  7. * Endlichkeit.
  8. * anschaulich gemacht.
  9. * Zwang.
  10. ** Nöthigung. Le mot français contrainte traduit également les deux mots allemands Zwang et Nöthigung, suivant qu’on le prend au sens actif ou au sens passif, car il a ces deux sens. J. B.
  11. *** so ungern.
  12. * Selbst hilligung.
  13. 1 Si l’on examine convenablement le concept du respect pour les personnes, tel que nous l’avons exposé précédemment, on remarquera que ce respect repose toujours sur la conscience d’un devoir qu’un exemple nous rappelle, que, par conséquent, il ne peut avoir qu’un fondement moral, et qu’il est très bon, et même, au point de vue psychologique, très utile pour la connaissance des hommes, de faire attention, chaque fois que nous employons cette expression, à cette déférence secrète et admirable, mais pourtant assez fréquente, que l’homme montre à la loi morale dans ses jugements.
  14. * Schuldigkeit.
  15. 1 Le principe du bonheur personnel, dont quelques-uns veulent faire le principe fondamental de la moralité, forme un étrange contraste avec cette loi. Il faudrait le formuler ainsi : Aime-toi par-dessus tout, et Dieu et ton prochain à cause de toi-même.
  16. * Religions schwärmerei.
  17. * als baarer Verdienst.
  18. * Denkungsart.
  19. ** auf verdienstlichen Werth.
  20. * Lebensprinzip.

Notes du traducteur[modifier]