Critique de la raison pratique (trad. Barni)/P1/L1/Ch3/Ex

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EXAMEN CRITIQUE


de l’analytique de la raison pure pratique


J’entends par examen critique *[1] d’une science ou d’une partie de cette science, constituant par elle-même un système, la recherche et la vérification des titres en vertu desquels on doit lui donner précisément cette forme systématique et non pas une autre, quand on la compare à un autre système ayant pour fondement une faculté de connaître semblable. Or la raison pratique et la raison spéculative rentrent dans la même faculté de connaître, en tant que l’une et l’autre sont pures. En comparant la première avec la seconde, on déterminera donc la différence qui existe entre la forme systématique de l’une et celle de l’autre, et l’on trouvera la raison de cette différence.

L’analytique de la raison pure théorique avait affaire à la connaissance des objets qui peuvent être donnés à l’entendement, et, par conséquent, elle devait commencer par l’intuition, c’est-à-dire (puisque celle-ci est toujours sensible) par la sensibilité, passer de là aux concepts (des objets de cette intuition), et cette double condition remplie, finir par les principes. Au contraire la raison pratique n’a pas affaire à des objets pour les connaître, mais à la faculté qu’elle a d’en réaliser (conformément à la connaissance qu’elle en a), c’est-à-dire à la volonté, laquelle est une causalité dont la raison contient le principe déterminant, et, par conséquent, elle n’a pas à fournir un objet d’intuition, mais seulement, comme raison pratique (le concept de la causalité impliquant toujours une relation à une loi, qui détermine l’existence des éléments divers dans leur rapport entre eux), la loi de cette causalité : d’où il suit que, dans l’analytique de la raison, en tant qu’elle doit être pratique (ce qui est précisément la question), la critique doit commencer par établir la possibilité de principes pratiques a priori. C’est de là seulement qu’elle a pu s’élever aux concepts des objets d’une raison pratique, c’est-à-dire aux concepts du bien et du mal absolus, pour les établir conformément à ces principes (car antérieurement à ces principes, comme principes du bien et du mal, aucune faculté de connaître ne peut nous donner ces concepts), et c’est alors seulement qu’elle a pu arriver enfin au rapport de la raison pure pratique avec la sensibilité et à l’influence nécessaire qu’on doit lui reconnaître a priori sur cette faculté, c’est-à-dire au sentiment moral, ce qui forme le dernier chapitre. L’analytique de la raison pure pratique s’est donc divisée d’une manière parfaitement analogue à celle de la raison théorique. quant à l’ensemble de ses conditions, mais en suivant l’ordre inverse. L’analytique de la raison pure théorique se divisait en esthétique transcendentale et logique transcendentale ; celle de la raison pure pratique au contraire se divise en logique et esthétique (s’il m’est permis d’employer ici, par analogie, ces expressions d’ailleurs impropres). A son tour la logique se divisait là en analytique des concepts et analytique des principes ; ici elle se divise en analytique des principes et analytique des concepts. En outre l’esthétique avait là deux parties, à cause des deux espèces d’intuition sensible ; ici, la sensibilité n’étant pas considérée comme capacité d’intuition, mais seulement comme sentiment (pouvant être un principe subjectif du désir), la raison pure pratique n’admet pas d’autre division.

Que si l’on demande pourquoi l’on n’a pas suivi réellement ici cette division en deux parties, avec leurs subdivisions (comme on pourrait être d’abord tenté de l’entreprendre, suivant l’exemple de la raison spéculative), il est facile d’en apercevoir la cause. Comme c’est raison pure que l’on considère ici dans son usage pratique, et que, par conséquent, on part de principes a priori, et non de principes empiriques de détermination, la division de l’analytique de la raison pure pratique doit être semblable à celle d’un raisonnement, c’est-à-dire que du général qui forme la majeure (le principe moral), elle doit aller, au moyen d’une subsumption d’actions possibles (comme bonnes ou mauvaises) sous ce principe, laquelle constitue la mineure, à la conclusion, c’est-à-dire à la détermination subjective de la volonté (à un intérêt qui s’attache au bien pratique possible, et aux maximes qui s’y fondent). Celui qui a pu se convaincre de la vérité des propositions contenues dans l’analytique doit aimer ces com paraisons, car elles lui font justement espérer de pouvoir un jour apercevoir l’unité de la raison pure tout entière (de la raison théorique et de la raison pratique), et tout dériver d’un seul principe, ce qui est l’inévitable besoin de la raison humaine, laquelle ne trouve une entière satisfaction que dans une unité parfaitement systématique de ses connaissances.

Si maintenant nous considérons, tel que nous le présente l’analytique, le contenu de la connaissance que nous pouvons avoir de la raison pure pratique et par le moyen de cette faculté, nous trouverons, avec une analogie remarquable entre cette faculté et la raison pure théorique, des différences qui ne le sont pas moins. Au point de vue théorique, l’existence d’une faculté de connaître purement rationnelle et a priori *[2] pouvait être aisément et évidemment démontrée par des exemples tirés des sciences (lesquelles n’ont pas à craindre, comme la connaissance vulgaire, que des principes empiriques de connaissance ne se mêlent secrètement à leurs principes, car elles les mettent diversement à l’épreuve par l’usage méthodique qu’elles en font). Mais que la raison pure, sans le secours d’aucun principe empirique de détermination, soit pratique par elle-même, c’est ce qu’il a fallu prouver par l’usage vulgaire de la raison pratique **[3], en posant le principe pratique suprême comme un principe que toute raison humaine, en tant qu’elle est tout à fait a priori et indépendante des données sensibles, reconnait naturellement pour la loi suprême de la volonté. Il fallait d’abord établir et justifier la pureté de son origine, en faisant appel au jugement même de cette raison commune, avant que la science pût s’en emparer pour s’en servir comme d’un fait antérieur à tous les raisonnements qu’on pouvait faire sur sa possibilité et à toutes les conséquences qu’on en pouvait tirer. Cette circonstance s’explique aisément par ce que nous avons dit tout à l’heure : puisque la raison pure pratique doit nécessairement débuter par des principes, ces principes doivent, comme données premières, servir de fondement à toute science, et, par conséquent, ils ne peuvent en dériver. Or cette justification des principes moraux, comme principes de la raison pure, on pouvait l’établir aisément et avec une suffisante certitude, par un simple appel au jugement de la raison commune ; car tout élément empirique, qui peut se glisser dans nos maximes comme principe déterminant de la volonté, se fait aussitôt reconnaître par le sentiment de plaisir ou de peine qui lui est nécessairement attaché, en tant qu’il excite des désirs, et la raison pure pratique se refuse net à admettre ce dernier comme condition dans son principe. L’hétérogénéité des principes de détermination (empiriques et rationnels) ressort de cette résistance même qu’oppose la raison, dans sa législation pratique, à toutes les inclinations qui tendent à s’y mêler, et de cette espèce particulière de sentiment, qui n’est pas antérieur à cette législation, mais qui au contraire est produit uniquement par elle, comme une chose à laquelle nous sommes forcés ; je veux parler de ce sentiment de respect que nul ne ressent pour des inclinations, de quelque espèce qu’elles soient, mais qu’on n’éprouve que pour la loi ; et elle en ressort d’une manière si claire et si frappante, qu’il n’y a pas d’homme, si peu cultivée que soit son intelligence, qui ne puisse comprendre, à l’aide d’un exemple, qu’on peut bien, en présentant à sa volonté des principes empiriques, l’engager à les suivre par l’attrait qu’ils lui offrent, mais qu’on ne peut exiger de lui qu’il obéisse à une autre loi qu’à la loi de la raison pure pratique.

Dans l’analytique de la raison pure pratique, le premier et le plus important devoir de la critique est de bien distinguer la doctrine du bonheur et la doctrine morale, la première, qui n’a pour fondement que des principes empiriques, et la seconde, qui en est entièrement indépendante, et elle doit y apporter autant de soin *[4], et même, pour ainsi dire, de peine **[5], que le géomètre dans son œuvre. Mais si le philosophe rencontre ici (comme il arrive toujours dans la connaissance rationnelle que nous devons à de simples concepts sans construction) de grandes difficultés, parce qu’il ne peut prendre pour fondement (d’un pur noumène) aucune intuition, il a aussi l’avantage de pouvoir, comme le chimiste en quelque sorte, expérimenter en tout temps sur la raison pratique de tout homme, pour distinguer le principe moral (pur) de détermination du principe empirique, en ajoutant la loi morale comme principe de détermination à une volonté soumise à des affections empiriques (par exemple, à la volonté de celui qui consentirait volontiers à mentir, lorsqu’il y trouverait quelque avantage. C’est comme quand le chimiste ajoute de l’alcali à une dissolution de chaux dans de l’esprit de sel ; l’esprit de sel abandonne aussitôt la chaux pour se joindre à l’alcali, et la chaux est précipitée au fond du vase. De même, si l’on montre à un homme, qui d’ailleurs est honnête (ou qui seulement se met par la pensée à la place d’un honnête homme), la loi morale, qui lui fait connaître l’indignité d’un menteur, aussitôt sa raison pratique (dans le jugement qu’elle porte sur ce que celui-ci devait faire) abandonne l’utilité, pour se joindre à ce qui maintient dans l’homme le respect de sa propre personne (à la véracité). Quant à l’utilité, après avoir été séparée de tout ce qui se rattache à la raison (laquelle est toute du côté du devoir), et s’être montrée à part, elle pourra dès lors être pesée par chacun, de manière à se concilier, dans d’autres cas, avec la raison, toutes les fois qu’elle ne sera pas contraire à la loi morale, que la raison n’abandonne jamais, mais qui lui est intimement unie.

Cette distinction entre le principe du bonheur et ce lui de la moralité n’est pas une opposition, et la raison pure pratique ne demande pas qu’on renonce à toute prétention au bonheur, mais seulement que, dès qu’il s’agit de devoir, on ne le prenne point en considération. Ce peut même être, sous un certain rapport, un devoir de songer à son bonheur, car, d’une part, le bonheur (auquel se rapportent l’habileté, la santé, la richesse) donne les moyens de remplir son devoir, et, d’autre part, la privation du bonheur (par exemple, la pauvreté) pousse l’homme à y manquer. Seulement ce ne peut jamais être immédiatement un devoir de travailler à notre bonheur, et bien encore moins le principe de tous les devoirs. Or, comme tous les principes déterminants de la volonté, excepté la loi de la raison pure pratique (la loi morale) sont empiriques, et à ce titre se rattachent au principe du bonheur, il les faut tous séparer du principe suprême moral, et ne jamais les y incorporer comme condition, car ce serait détruire toute valeur morale, tout comme le mélange d’éléments empiriques avec des principes géométriques détruirait toute évidence mathématique, c’est-à-dire (au jugement de Platon) ce qu’il y a de plus excellent dans les mathématiques, et ce qui surpasse même leur utilité.

Pour ce qui est de la déduction du principe suprême de la raison pure pratique, c’est-à-dire de l’explication de la possibilité d’une telle connaissance a priori, tout ce qu’on pouvait faire, c’était de montrer que, en considérant la possibilité de la liberté d’une cause efficiente, on aperçoit aussi, non-seulement la possibilité, mais encore la nécessité de la loi morale, comme principe pratique suprême des êtres raisonnables, à la volonté desquels on attribue une causalité libre, parce que ces deux concepts sont si inséparablement unis, qu’on pourrait définir la liberté pratique l’indépendance de la volonté par rapport à toute loi autre que la loi morale. Mais nous ne pouvons nullement apercevoir la possibilité de la liberté d’une cause efficiente, surtout dans le monde sensible, trop heureux si nous pouvons seulement être suffisamment assurés qu’il n’y a point de preuve de son impossibilité, et si la loi morale, qui la postule, nous force et par là même nous autorise à l’admettre. Ce pendant, comme il y a encore beaucoup d’esprits qui croient pouvoir expliquer cette liberté, ainsi que toute autre force naturelle, par des principes empiriques, et la considèrent comme une propriété psychologique, dont l’explication ne suppose qu’un examen attentif de la nature de l’âme et des mobiles de la volonté, et non comme un prédicat transcendental de la causalité d’un être appartenant au monde sensible (ce qui pourtant est la seule chose dont il s’agisse réellement ici), et, comme ils nous enlèvent par là cette noble perspective que nous ouvre la raison pure pratique au moyen de la loi morale, c’est-à-dire la perspective d’un monde intelligible, auquel nous participons par la réalisation du concept d’ailleurs transcendant de la liberté, et suppriment du même coup la loi morale même, qui exclut tout principe empirique de détermination, il est nécessaire d’ajouter ici quelque chose pour prémunir contre cette illusion, et montrer l’impuissance de l’empirisme.

Le concept de la causalité, considérée comme nécessité physique, par opposition à ce genre de causalité qu’on appelle la liberté, ne concerne l’existence des choses qu’autant qu’elles sont déterminables dans le temps, par conséquent, qu’autant qu’on les considère comme des phénomènes et non comme des choses en soi. Or, si l’on prend les déterminations de l’existence des choses dans le temps pour des déterminations des choses en soi (comme c’est l’ordinaire), la nécessité du rapport de causalité ne peut plus s’accorder en aucune manière avec la liberté ; mais ces deux choses sont contradictoires. En effet il suit de la première que tout événement, par conséquent aussi, toute action, qui arrive dans un point du temps, dépend nécessairement de ce qui était dans le temps précédent. Or, comme le temps passé n’est plus en mon pouvoir, toute action que j’accomplis, d’après des causes déterminantes qui ne sont pas en mon pouvoir, doit être nécessaire, c’est-à-dire que je ne suis jamais libre dans le point du temps où j’agis. J’aurais même beau considérer toute mon existence comme indépendante de toute cause étrangère (par exemple, de Dieu), de telle sorte que les principes qui détermineraient ma causalité, et même toute mon existence, ne seraient pas hors de moi : cela ne changerait pas le moins du monde cette nécessité physique en liberté. Car je n’en suis pas moins soumis à chaque point du temps à la nécessité d’être déterminé à l’action par quelque chose qui n’est pas en mon pouvoir, et la série infinie a parte priori des événements que je ne ferais que continuer, suivant un ordre déjà prédéterminé, sans pouvoir la commencer par moi-même, formerait une chaîne physique continue où il n’y aurait point de place pour la liberté.

Si donc on veut attribuer la liberté à un être dont l’existence est déterminée dans le temps, on ne peut pas soustraire, sous ce point de vue du moins, l’existence de cet être, et, par conséquent aussi, ses actions, à la loi de la nécessité physique, à laquelle sont soumis tous les événements, car ce serait la livrer à l’aveugle hasard. Mais, comme cette loi concerne inévitablement la causalité des choses, en tant que leur existence est déterminable dans le temps, il suit que, s’il n’y avait pas une autre manière de se représenter l’existence de ces choses considérées en elles-mêmes, il faudrait rejeter la liberté, comme un concept chimérique et impossible. Par conséquent, si l’on veut encore la sauver, il ne reste plus qu’un moyen, c’est de considérer l’existence d’une chose, en tant qu’elle est déterminable dans le temps, et, par conséquent aussi, la causalité soumise à la loi de la nécessité physique, comme un simple phénomène, et d’attribuer la liberté à ce même être, considéré comme chose en soi. Cela est certainement inévitable, si l’on veut conserver ensemble ces deux concepts contraires ; mais, dans l’application, quand on veut les considérer comme unis dans une seule et même action, et expliquer cette union même, on rencontre de grandes difficultés, qui semblent la rendre impossible.

Quand je dis d’un homme, qui commet un vol, que cette action est, suivant la loi physique de la causalité, une conséquence nécessaire des causes déterminantes du temps qui a précédé, cela ne veut-il pas dire qu’il était impossible que cette action n’eût pas lieu ? Comment donc, en jugeant d’après la loi morale, puis-je apporter ici un changement, et supposer que l’action aurait pu ne pas être faite, parce que la loi dit qu’elle aurait dû ne pas l’être ? En d’autres termes, comment peut-on considérer un homme comme étant dans le même point du temps, et relativement à la même action, libre à la fois et soumis à une nécessité physique inévitable ? Cherchera-t-on à éluder cette difficulté, en ramenant le mode des causes qui déterminent notre causalité, suivant la loi de la nature, à un concept comparatif de la liberté (d’après lequel on appelle quelquefois libre un effet dont la cause déterminante réside intérieurement dans l’être agissant, comme quand on parle du libre mouvement d’un corps lancé dans l’espace, parce que ce corps, dans son trajet, n’est poussé par aucune force extérieure, ou comme on appelle libre le mouvement d’une montre, parce qu’elle pousse elle-même ses aiguilles, et que celles-ci, par conséquent, ne sont pas mues par une force extérieure ; de même, quoique les actions de l’homme soient nécessitées par leurs causes déterminantes, qui précèdent dans le temps, nous les appelons libres, parce que ces causes sont des représentations intérieures, produites par notre propre activité, ou des désirs excités par ces représentations suivant les circonstances, et que, par conséquent, les actions qu’elles déterminent sont produites selon notre propre désir). Mais c’est là un misérable subterfuge, dont quelques esprits ont encore la faiblesse de se contenter, et c’est se payer de mots que de croire qu’on a résolu ainsi ce difficile problème, sur lequel tant de siècles ont travaillé en vain, et dont, par conséquent, il n’est guère probable que la solution soit si aisée à trouver. En effet, quand on parle de cette liberté, qui doit servir de fondement à toutes les lois morales et à l’imputation morale, la question n’est pas de savoir si des principes, qui détermineraient nécessairement la causalité suivant une loi de la nature, résident dans le sujet ou hors de lui, et, dans le premier cas, si ces principes viennent de l’instinct ou sont conçus par la raison. Si ces représentations déterminantes ont, comme l’avouent ces mêmes hommes, la cause de leur existence dans le temps et dans l’état antérieur, celui-ci à son tour dans un état précédent, et ainsi de suite, ces déterminations ont beau être intérieures ; elles ont beau avoir une causalité psychologique et non mécanique, c’est-à-dire produire des actions par des représentations et non par des mouvements corporels, elles n’en sont pas moins des causes déterminantes de la causalité d’un être dont l’existence est déterminable dans le temps, et, par conséquent, elles n’en sont pas moins soumises aux conditions nécessitantes du temps écoulé, lesquelles, au moment où le sujet doit agir, ne sont plus en son pouvoir. Qu’on appelle cela une liberté psychologique (si l’on veut par ce mot désigner l’enchaînement purement intérieur des représentations de l’âme), toujours est-il que c’est de la nécessité physique, et que, par conséquent, il faut renoncer à cette liberté transcendentale, qu’on doit concevoir comme l’indépendance de la volonté par rapport à tout élément empirique et, par conséquent, à la nature en général, considérée, soit comme objet du sens intime, ou comme existant seulement dans le temps, soit comme objet des sens extérieurs, ou comme existant à la fois dans l’espace et dans le temps, c’est-à-dire à cette vraie liberté, qui seule est pratique a priori, et sans laquelle il n’y a pas de loi morale, pas d’imputation morale possible. Aussi peut-on appeler mécanisme de la nature toute nécessité d’événements arrivant dans le temps suivant la loi physique de la causalité, sans entendre par là que toutes les choses soumises à ce mécanisme doivent être réellement des machines matérielles. On ne regarde ici que la nécessité de la liaison des événements dans une série de temps, telle qu’elle se développe suivant la loi de la nature, soit qu’on appelle le sujet, dans lequel a lieu ce développement, automaton materiale, lorsque la machine est mue par la matière, ou, avec Leibnitz, automaton spirituale, lorsqu’elle est mue par des représentations ; et, si la liberté de notre volonté n’était pas autre chose (que cette liberté psychologique et relative, qui n’a rien de transcendental, c’est-à-dire d’absolu), elle ne vaudrait guère mieux que celle d’un tourne-broche, qui, une fois monté, exécute de lui-même ses mouvements.

Or, pour lever la contradiction apparente que nous trouvons ici entre le mécanisme de la nature et la liberté dans une seule et même action, il faut se rappeler ce qui a été dit dans la critique de la raison pure, ou ce qui s’en suit. La nécessité physique, qui ne peut exister avec la liberté du sujet, ne s’attache qu’aux déterminations d’une chose soumise aux conditions du temps, par conséquent, aux déterminations du sujet agissant, considéré comme phénomène, et, sous ce rapport, les causes déterminantes de chacune de ses actions résident en quelque chose qui appartient au temps écoulé, et n’est plus en son pouvoir (à quoi il doit aussi lui-même, comme phénomène, rattacher ses actions passées et le caractère qu’on peut lui attribuer d’après ces actions). Mais le même sujet qui, d’un autre côté, a conscience de lui-même comme d’une chose en soi, considère aussi son existence comme n’étant pas soumise aux conditions du temps, et lui-même, comme pouvant être simplement déterminé par des lois qu’il reçoit de sa raison. Dans cette existence il n’y a rien d’antérieur à la détermination de sa volonté, mais toute action et en général tout changement de détermination, qui arrive dans son existence conformément au sens intime, toute la série même de son existence, comme être sensible, n’est, pour la conscience de son existence intelligible, qu’une conséquence de sa causalité, comme noumène, et n’en peut jamais être considérée comme la cause déterminante. À ce point de vue l’être raisonnable a raison de dire de toute action illégitime, qu’il aurait pu ne pas la commettre, quoique, comme phénomène, cette action soit suffisamment déterminée dans le passé, et qu’elle soit sous ce rapport absolument nécessaire ; car elle appartient, avec tout le passé qui la détermine, à un seul phénomène, au phénomène du caractère qu’il se donne, et d’après lequel il s’attribue à lui-même, comme à une cause indépendante de toute sensibilité, la causalité de ces phénomènes. Les sentences de cette faculté merveilleuse, qu’on appelle la conscience, s’accordent parfaitement avec ce qui précède. Un homme a beau chercher à se justifier, en se représentant une action illégitime, qu’il se rappelle avoir commise, comme une faute involontaire, comme une de ces négligences qu’il est impossible d’éviter entièrement, c’est-à-dire comme une chose où il a été entraîné par le torrent de la nécessité physique, il trouve toujours que l’avocat qui parle en sa faveur ne peut réduire au silence la voix intérieure qui l’accuse, s’il a conscience d’avoir été dans son bon sens, c’est-à-dire d’avoir eu l’usage de sa liberté au moment où il a commis cette action ; et, quoiqu’il s’explique sa faute par une mauvaise habitude, qu’il a insensiblement contractée en négligeant de veiller sur lui-même, et qui en est venue à ce point que cette faute en peut être considérée comme la conséquence naturelle, il ne peut pourtant se défendre des reproches qu’il s’adresse à lui-même. C’est aussi là le fondement du repentir, que le souvenir d’une action passée depuis longtemps ne manque jamais d’exciter en nous. Autrement que signifierait ce sentiment douloureux, produit par le sentiment moral, et qui est pratiquement vide, en ce sens qu’il ne peut servir à empêcher ce qui a été fait de l’avoir été ? Il serait même absurde (comme l’a reconnu Priestley, en véritable et conséquent fataliste, et cette franchise est mille fois préférable à l’hypocrisie de ceux qui, admettant en fait le mécanisme de la volonté, et ne gardant de la liberté que le nom, veulent encore paraître la conserver dans leur système syncrétique, quoiqu’ils ne puissent faire comprendre la possibilité de cette imputation). Mais le repentir, comme douleur, est tout à fait légitime, car la raison, quand il s’agit de la loi de notre existence intelligible (de la loi morale), ne reconnait aucune distinction de temps ; elle ne demande qu’une chose, savoir si le fait nous appartient comme action ; et, dans ce cas, que cette action soit faite dans le moment même, ou qu’elle soit passée depuis longtemps, elle y lie toujours moralement le même sentiment. En effet la vie sensible a relativement à la conscience intelligible de son existence (de la liberté) l’unité absolue d’un phénomène, qui, en tant qu’il contient simplement des phénomènes d’intention morale *[6] (de caractère), ne doit pas être jugé d’après la nécessité physique, sous laquelle il rentre comme phénomène, mais d’après l’absolue spontanéité de la liberté. On peut donc accorder que, s’il nous était possible de pénétrer l’âme d’un homme, telle qu’elle se révèle par des actes aussi bien internes qu’externes, assez profondément pour connaître tous les mobiles, même les plus légers, qui peuvent la déterminer, et de tenir compte en même temps de toutes les occasions extérieures qui peuvent agir sur elle, nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu’une éclipse de lune ou de soleil, tout en continuant de le déclarer libre. En effet, si nous possédions une autre manière de connaître (que celle que nous avons, laquelle se borne ici à un concept rationnel), c’est-à-dire si nous avions une intuition intellectuelle du même sujet, nous verrions que toute cette chaîne de phénomènes, en tout ce qui se rapporte à la loi morale, dépend de la spontanéité du sujet, comme chose en soi, dont on ne peut expliquer physiquement les déterminations. À défaut de cette intuition, la loi morale nous certifie cette distinction du rapport de nos actions, comme phénomènes, à la nature sensible de notre sujet, et de celui de cette nature sensible même au substratum intelligible qui est en nous. — Par ce dernier rapport, qui est familier à notre raison, bien qu’il soit inexplicable, on peut justifier aussi certains jugements que nous portons en toute conscience, mais qui au premier aspect paraissent contraires à la justice. On voit quelquefois des hommes, ayant reçu la même éducation que d’autres à qui elle a été salutaire, montrer dès leur enfance une méchanceté si précoce, et y faire tant de progrès dans leur âge mûr, qu’on dit d’eux qu’ils sont nés scélérats et qu’on les regarde comme tout à fait incorrigibles ; et pourtant on ne laisse pas de les juger pour ce qu’ils font ou ne font pas, et de leur reprocher leurs crimes comme des fautes volontaires ; et eux-mêmes (les enfants) trouvent ces reproches fondés, absolument comme si, malgré cette nature désespérée qu’on leur attribue, ils n’étaient pas moins responsables que les autres hommes. Cela ne pourrait être si nous ne supposions pas que tout ce qui est un effet de la volonté de l’homme (comme sont certainement toutes les actions faites avec intention) a pour principe une causalité libre, qui, dès la première jeunesse, exprime son caractère par des phénomènes (par des actions) qui lui sont propres. Ceux-ci, à cause de l’uniformité de la conduite, forment un enchaînement naturel, mais cet enchaînement ne rend pas nécessaire la méchanceté de la volonté ; il est au contraire la conséquence du choix volontaire de mauvais principes devenus immuables, et, par conséquent, il n’en est que plus coupable et plus digne de punition.

Mais l’union de la liberté avec le mécanisme de la nature dans un être, qui appartient au monde sensible, présente encore une difficulté, et cette difficulté, même après qu’on a accordé tout ce qui précède, la menace d’une ruine entière. Toutefois en ce danger une circonstance nous fait espérer une issue heureuse pour le dogme de la liberté, c’est que cette difficulté pèse beaucoup plus fortement (en réalité uniquement, comme nous le verrons bientôt) sur le système qui tient l’existence déterminable dans le temps et dans l’espace pour l’existence des choses en soi, que, par conséquent, elle ne nous force pas à abandonner notre supposition capitale de l’idéalité de l’espace, que nous considérons comme une pure forme de l’intuition sensible, partant comme un pur mode de représentation, propre au sujet en tant qu’il appartient au monde sensible, et qu’ainsi tout ce qu’elle demande, c’est que l’on concilie la liberté avec cette idée.

Si l’on nous accorde que le sujet intelligible peut être libre relativement à une action donnée, quoique, comme sujet appartenant au monde sensible, il soit soumis à des conditions mécaniques relativement à la même action, il semble aussi nécessaire, aussitôt qu’on admet Dieu comme cause première *[7] universelle, d’accorder qu’il est la cause de l’existence de la substance même (proposition qu’on ne peut rejeter sans rejeter en même temps le concept de Dieu comme être des êtres, et par là cet attribut qu’il a de suffire à tout *[8] et sur lequel repose la théologie tout entière). Dès lors les actions de l’homme ont leur cause déterminante en quelque chose qui est tout à fait hors de son pouvoir, c’est-à-dire dans la causalité d’un être suprême distinct de lui, de qui dépend absolument son existence et toutes les déterminations de sa causalité. Dans le fait, si les actions de l’homme, en tant qu’elles appartiennent à ses déterminations dans le temps, n’étaient pas de simples déterminations de l’homme comme phénomène, mais des déterminations de l’homme comme chose en soi, la liberté ne pourrait être sauvée. L’homme serait comme une marionnette ou comme un automate de Vaucanson, construit et mis en mouvement par le suprême ouvrier. La conscience de lui-même en ferait sans doute un automate pensant, mais il serait la dupe d’une illusion, en prenant pour la liberté la spontanéité dont il aurait conscience, car celle-ci ne mériterait ce nom que relativement, puis que, si les causes prochaines qui le mettraient en mouvement et toute la série de ces causes, en remontant à leurs causes déterminantes, étaient intérieures, la cause dernière et suprême devrait être placée dans une main étrangère. C’est pourquoi je ne vois pas comment ceux qui persistent à regarder l’espace et le temps comme des déterminations appartenant à l’existence des choses en soi croient éviter ici la fatalité des actions, ou comment, quand ils n’admettent le temps et l’espace (ainsi que fait Moïse Mendelsohn, cet esprit d’ailleurs si pénétrant) que comme des conditions nécessairement inhérentes à l’existence des êtres finis et dérivés, et placent l’être infini au-dessus de ces conditions, ils prétendent justifier la distinction qu’ils établissent ici, comment même ils espèrent échapper à la contradiction où ils tombent en regardant l’existence dans le temps comme une détermination nécessairement inhérente aux choses finies, considérées en elles-mêmes : car, pour eux, Dieu est la cause de cette existence, mais il ne peut être celle du temps (ou de l’espace) même (puisque celui-ci doit être supposé comme condition nécessaire a priori à l’existence des choses), et, par conséquent, sa causalité, relativement à l’existence de ces choses, doit être soumise elle-même à la condition du temps, ce qui est inévitablement en contradiction avec les concepts de son infinité et de son indépendance. Au contraire il nous est très-facile de distinguer l’existence divine, en tant qu’indépendante de toutes les conditions du temps, de l’existence d’un être du monde sensible, en considérant la première comme l’existence d’un être en soi, et la seconde comme l’existence d’un phénomène *[9]. Mais, quand on n’admet pas cette idéalité du temps et de l’espace, il n’y a plus qu’un véritable système, c’est le Spinozisme, lequel fait de l’espace et du temps des déterminations essentielles de l’être premier, mais aussi regarde les choses qui dépendent de cet être (et nous-mêmes, par conséquent), comme des accidents qui lui sont inhérents, et non comme des substances, puisque, si ces choses n’existent, comme effets de l’être premier, que dans le temps, qui serait la condition de leur existence en soi, leurs actions ne peuvent être que les actions de cet être agissant en quelque point de l’espace et du temps. Aussi le Spinozisme, malgré l’absurdité de son idée fondamentale, arrive-t-il à une conclusion plus conséquente qu’on ne le peut faire dans la théorie de la création, lorsque, considérant les êtres comme existant réellement dans le temps, on les regarde comme des effets d’une cause suprême, et qu’en même temps on ne les identifie pas à cette cause et à son action, mais qu’on les considère en eux-mêmes comme des substances.

Cette difficulté se résout avec évidence et brièveté de la manière suivante : si l’existence dans le temps n’est qu’un mode purement sensible de représentation, propre aux êtres pensants qui sont dans le monde, et si, par conséquent, elle n’est pas un mode de leur existence comme choses en soi, la création de ces êtres est une création de choses en soi, puisque le concept d’une création n’appartient pas au mode sensible de représentation de l’existence et à la causalité, et ne peut se rapporter qu’à des noumènes. Par conséquent, quand je dis des êtres du monde sensible qu’ils sont créés, je les considère comme des noumènes. De même donc qu’il y aurait contradiction à dire que Dieu est un créateur de phénomènes, il y a contradiction à dire qu’il est, comme créateur, la cause des actions qui ont lieu dans le monde sensible, et, par conséquent, des actions considérées comme phénomènes, quoique il soit la cause de l’être agissant (considéré comme noumène). Or, s’il est possible (en regardant l’existence dans le temps comme une condition qui ne s’applique qu’aux phénomènes, et ne s’applique pas aux choses en soi), d’affirmer la liberté, malgré le mécanisme naturel des actions considérées comme phénomènes, cette circonstance que les êtres agissants sont des créatures ne peut apporter ici le moindre changement, puisque la création concerne leur existence intelligible, mais non leur existence sensible, et que, par conséquent, elle ne peut être regardée comme la cause déterminante des phénomènes. Il en serait tout autrement, si les êtres du monde existaient dans le temps comme choses en soi, car alors le créateur de la substance serait en même temps l’auteur de tout le mécanisme de cette substance.

On voit combien, dans la critique de la raison pure spéculative, il était important de séparer le temps (ainsi que l’espace) de l’existence des choses en soi.

On dira que la solution proposée ici présente encore beaucoup de difficulté, et qu’il est à peine possible de l’exposer clairement. Mais de toutes celles qu’on a tentées ou qu’on peut tenter encore, en est-il une plus facile et plus claire ? On pourrait plutôt dire que les métaphysiciens dogmatiques ont montré plus de ruse que de sincérité en écartant, autant que possible, ce point difficile, dans l’espoir que, s’ils n’en parlaient pas, personne n’y songerait. Mais, quand on veut rendre service à une science, il ne faut pas craindre d’en révéler toutes les difficultés et même de rechercher celles qui peuvent lui nuire secrètement, car chacune de ces difficultés appelle un remède, qu’il est impossible de découvrir, sans que la science y gagne quelque chose, soit en étendue, soit en certitude, en sorte que les obstacles mêmes tournent à son avantage. Au contraire cache-t-on à dessein les difficultés, ou essaie-t-on d’y appliquer des palliatifs, elles de viennent tôt ou tard des maux irrémédiables, qui finissent par ruiner la science en la précipitant dans un scepticisme absolu.

Comme de toutes les idées de la raison pure spéculative, le concept de la liberté est proprement le seul qui donne à la connaissance, mais il est vrai à la connaissance pratique seulement, une si grande extension dans le champ du supra-sensible, je me demande d’où vient qu’il possède exclusivement un si grand avantage, tandis que les autres désignent sans doute une place vide pour des êtres purement intelligibles possibles, mais n’en peuvent déterminer le concept par rien. Je vois aussitôt que, comme je ne puis rien penser sans catégorie, il faut que je cherche d’abord pour l’idée rationnelle de la liberté, dont je m’occupe, une catégorie, laquelle est ici une catégorie de la causalité, et que, bien qu’on ne puisse supposer aucune intuition correspondante au concept rationnel *[10] de la liberté, qui est un concept transcendant, il faut pourtant qu’au concept (de la causalité), que nous donne l’entendement **[11], et pour la synthèse duquel celui-là exige l’absolu, soit donnée une intuition sensible, qui en assure d’abord la réalité objective. Or toutes les catégories se partagent en deux classes, les catégories mathématiques, lesquelles se rapportent uniquement à l’unité de la synthèse dans la représentation des objets, et les catégories dynamiques, lesquelles se rapportent à l’unité de la synthèse dans la représentation de l’existence des objets. Les premières (celles de la quantité et de la qualité) contiennent toujours une synthèse de l’homogène ***[12], où l’on ne peut trouver l’inconditionnel pour ce qui est donné dans l’intuition sensible, sous la condition du temps et de l’espace, puisqu’il faudrait que cet inconditionnel à son tour appartint au temps et à l’espace, tout en restant inconditionnel ; et c’est pourquoi dans la dialectique de la raison pure théorique les deux moyens opposés d’arriver ici à l’inconditionnel et à la totalité des conditions étaient également faux. Les catégories de la seconde classe (celles de la causalité et de la nécessité d’une chose) n’exigeaient pas cette homogénéité (du conditionnel et de la condition dans la synthèse), car ce qu’il faut considérer ici dans l’intuition, ce n’est pas l’assemblage des éléments qu’elle contient, mais comment l’existence de l’objet correspondant à l’intuition se joint à l’existence de la condition (dans l’entendement qui lie la première à la seconde), et alors il était permis de chercher dans le monde intelligible l’inconditionnel, quoique d’ailleurs indéterminé, pour ce qui est partout conditionnel dans le monde sensible (relativement à la causalité comme à l’existence contingente des choses mêmes) et de rendre la synthèse transcendante. C’est pourquoi aussi, dans la dialectique de la raison pure spéculative, il s’est trouvé que les deux manières, opposées en apparence, de trouver l’inconditionnel pour le conditionnel n’étaient pas en réalité contradictoires ; que, par exemple dans la synthèse de la causalité, il n’y a pas contradiction à concevoir pour le conditionnel, qui consiste dans la série des causes et des effets du monde sensible, une causalité qui n’est plus soumise à aucune condition sensible, et que la même action, qui, en tant qu’elle appartient au monde sensible, est toujours soumise à des conditions sensibles, c’est-à-dire est mécaniquement nécessaire, peut en même temps, en tant que l’être agissant qui la produit appartient au monde intelligible, avoir pour principe une causalité indépendante de toute condition sensible *[13], et, par conséquent, être conçue comme libre. Dès lors il ne s’agissait plus que de convertir cette possibilité en réalité, c’est-à-dire de prouver dans un cas réel, comme par un fait, que certaines actions supposent une telle causalité (une causalité intellectuelle, indépendante de toute condition sensible), qu’elles soient réelles ou seulement ordonnées, c’est-à-dire objectivement nécessaires au point de vue pratique. Nous ne pouvions espérer de rencontrer cette relation en des actions réellement données dans l’expérience, comme événements du monde sensible, puisque la causalité libre doit toujours être cherchée en dehors du monde sensible, dans l’intelligible. Mais les êtres sensibles sont les seules choses qui tombent sous notre perception et notre observation. Il ne restait donc plus qu’à trouver quelque principe de causalité incontestable et objectif qui exclût toute condition sensible, c’est-à-dire un principe dans lequel la raison n’eût pas besoin d’invoquer quelque autre chose comme principe déterminant de la causalité, mais qui fût lui-même ce principe, et où, par conséquent, elle se montrât elle-même pratique, en tant que raison pure. Or ce principe n’était plus à chercher et à trouver ; il était depuis longtemps dans la raison de tous les hommes et inhérent à leur nature : je veux parler du principe de la moralité. Donc cette causalité inconditionnelle et la faculté qui la possède, la liberté, et avec celle-ci un être (moi même), qui appartient au monde sensible, mais qui par là appartient aussi au monde intelligible, ce n’est plus simplement une chose que l’on conçoive d’une manière indéterminée et problématique (comme on pouvait le faire déjà au moyen de la raison spéculative), mais une chose déterminée relativement à la loi de sa causalité et assertoriquement connue, et ainsi est donnée la réalité du monde intelligible, qui est déterminé au point de vue pratique, et cette détermination, qui serait transcendante au point de vue théorique, est immanente au premier point de vue. Mais nous ne pouvions faire le même pas relativement à la seconde idée dynamique, c’est-à-dire à l’idée d’un être nécessaire. Nous ne pouvions nous y élever en partant du monde sensible, sans l’intermédiaire de la première idée dynamique. En effet, si nous voulions le tenter, il nous faudrait oser faire un saut qui nous éloignerait de tout ce qui nous est donné, et nous transporterait dans un monde dont rien ne nous est donné, et où nous ne pourrions trouver le rapport de cet être intelligible avec le monde sensible (puisque l’être nécessaire serait connu comme donné en dehors de nous), tandis que cela, comme on le voit clairement maintenant, est tout à fait possible relativement à notre propre sujet, en tant qu’il se reconnaît lui-même, d’un côté, déterminé, comme être intelligible (en vertu de la liberté), par la loi morale, et, d’un autre côté, agissant dans le monde sensible suivant cette détermination. Le concept de la liberté est le seul qui nous permette de ne pas chercher hors de nous-mêmes l’inconditionnel et l’intelligible pour le conditionnel et le sensible. Car c’est notre raison qui, par la loi pratique, suprême et inconditionnelle, se connaît elle-même et connaît l’être qui a conscience de cette loi (notre propre personne) comme appartenant au monde purement intelligible, et détermine même le mode de son activité sous ce rapport. On comprend donc pourquoi dans toute la faculté de la raison il n’y a que la faculté pratique qui puisse nous transporter au delà du monde sensible, et nous fournir des connaissances d’un ordre et d’une liaison supra-sensibles, lesquelles, à cause de cela même, ne peuvent être étendues que juste autant qu’il est nécessaire au point de vue pratique pur.

Qu’il me soit permis de profiter de cette occasion pour faire remarquer une chose une fois pour toutes, c’est que tous les pas que nous fait faire la raison pure dans le champ pratique, où on laisse de côté toute subtile spéculation, correspondent toutefois exactement et d’eux-mêmes à tous les moments de la critique de la raison théorique, comme s’ils avaient été arrangés à dessein de manière à confirmer ses résultats. Cette exacte concordance, qui n’est nullement cherchée, mais qui s’offre d’elle-même (comme on peut s’en convaincre, pour peu que l’on veuille pousser les recherches morales jusqu’à leurs principes), entre les propositions les plus importantes de la raison pratique et les remarques, souvent subtiles et inutiles en apparence, de la critique de la raison spéculative, cause de la surprise et de l’étonnement, et elle confirme cette maxime déjà reconnue et vantée par d’autres, que, dans toute recherche scientifique, il faut poursuivre tranquillement son chemin avec toute la fidélité et toute la sincérité possibles, sans s’occuper des obstacles qu’on pourrait rencontrer ailleurs, et ne songer qu’à une chose, c’est-à-dire à l’exécuter pour elle-même, en tant que faire se peut, d’une manière exacte et complète. Une longue expérience m’a convaincu que ce qui, au milieu d’une recherche, m’avait paru parfois douteux, comparé à d’autres doctrines étrangères, quand je négligeais cette considération et ne m’occupais plus que de ma recherche, jusqu’à ce qu’elle fût achevée, finissait par s’accorder parfaitement et d’une manière inattendue avec ce que j’avais trouvé naturellement, sans avoir égard à ces doctrines, sans partialité et sans amour pour elles. Les écrivains s’épargneraient bien des erreurs, bien des peines perdues (puisqu’elles ont pour objet des fantômes), s’ils pouvaient se résoudre à mettre plus de sincérité dans leurs travaux.




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Notes de Kant[modifier]

  1. * critische Beleuchtung.
  2. * Vermögen eines reinen Vernunft Erkenntnisse a priori.
  3. ** aus dem gemeinsten praktischen Vemunftgebrauche.
  4. * pünetlich.
  5. ** peinlich.
  6. * Erscheinungen von der Gesinnung, die das moralische Gesetz angeht.
  7. * Ur wesen.
  8. * Allgenu gramkeit.
  9. * Ding in der Erscheinung.
  10. * Vernunftbegriff.
  11. ** Verstandesbegriff.
  12. *** des Gleichartigen.
  13. * sinnlich unbedingt.

Notes du traducteur[modifier]