Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/DIV. 2 Dialectique/Livre Deuxième/Ch2/S9/IV.

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IV


Solution de l’idée cosmologique de la totalité de la dépendance des phénomènes quant à leur existence en général.


Dans le numéro précédent nous avons considéré les changements du monde sensible dans leur série dynamique, où chacun est soumis à un autre comme à sa cause. A présent cette série d’états nous sert seulement de guide pour parvenir à une existence qui puisse être la condition suprême de tout ce qui est changeant, je veux dire à l’être nécessaire. Il ne s’agit pas ici de la causalité absolue, mais de l’existence absolue de la substance même. La série que nous avons maintenant en vue n’est donc proprement qu’une série de concepts, et non une série d’intuitions dont l’une est la condition de l’autre.

On voit aisément que, comme tout est changeant dans l’ensemble des phénomènes, et que par conséquent tout est conditionnel dans l’existence, il ne peut y avoir nulle part dans la série de l’existence dépendante un membre inconditionnel dont l’existence serait absolument nécessaire, et que par conséquent, si les phénomènes étaient des choses en soi, et que par là même leur condition appartînt toujours, avec le conditionnel, à une seule et même série d’intuitions, il ne pourrait jamais y avoir place pour un être nécessaire, comme condition de l’existence des phénomènes du monde sensible.

Mais la régression dynamique se distingue de la régression mathématique en ce que, celle-ci n’ayant affaire qu’à la composition des parties en un tout ou à la décomposition d’un tout en ses parties, les conditions de cette série doivent toujours être considérées comme des parties de la série, par conséquent comme homogènes, par conséquent encore comme des phénomènes, tandis que, celle-là ne s’occupant point de la possibilité d’un tout absolu formé de parties données ou de celle d’une partie absolue ramenée à un tout donné, mais de la dérivation qui fait sortir un état de sa cause, ou l’existence contingente de la substance même de l’existence nécessaire, la condition, ne doit pas nécessairement former avec le conditionnel une série empirique.

Il nous reste donc une issue ouverte, dans l’antinomie apparente qui s’offre à nous, puisque les deux thèses contradictoires peuvent être vraies en même temps dans des sens différents, de telle sorte que toutes les choses du monde soient entièrement contingentes et par conséquent n’aient toujours qu’une existence empiriquement conditionnelle, et qu’il y ait pourtant aussi pour toute la série une condition non empirique, c’est-à-dire un être absolument nécessaire. Celui-ci en effet, en tant que condition intelligible, n’appartiendrait pas à la série comme membre de cette série (pas même comme en étant le membre le plus élevé), et il ne rendrait non plus aucun membre de la série empiriquement inconditionnel, mais il laisserait le monde sensible tout entier conserver son existence empiriquement conditionnelle à travers tous ses membres. Cette manière de donner pour principe aux phénomènes une existence inconditionnelle se distinguerait donc de la causalité empiriquement inconditionnelle (de la liberté) dont il était question dans l’article précédent, en ce que dans la liberté la chose elle-même faisait partie, comme cause (substantia phænomenon), de la série des conditions et que sa causalité seule était conçue comme intelligible, tandis qu’ici l’être nécessaire devrait être conçu tout à fait en dehors de la série du monde sensible (comme ens extramundanum) et d’une manière purement intelligible, ce qui seul peut l’empêcher d’être lui-même soumis à la loi de la contingence et de la dépendance qui régit tous les phénomènes.

Le principe régulateur de la raison est donc, relativement à notre problème, que tout dans le monde sensible a une existence empiriquement conditionnelle, et qu’il n’y a nulle part en lui, par rapport à aucune propriété, une nécessité inconditionnelle, qu’il n’existe aucun membre de la série des conditions dont on ne doive toujours attendre et, aussi loin qu’on le peut, chercher la condition empirique dans une expérience possible, et que rien ne nous autorise à dériver une existence quelconque d’une condition placée en dehors de la série empirique, ou à la tenir dans la série même pour absolument indépendante et subsistant par elle-même, mais sans nier pour cela que toute la série puisse avoir son fondement dans quelque être intelligible (qui soit ainsi libre de toute condition empirique et contienne au contraire le principe de la possibilité de tous les phénomènes).

On ne songe nullement en cela à démontrer l’existence absolument nécessaire d’un être, ni même à fonder la possibilité d’une condition purement intelligible de l’existence des phénomènes du monde sensible, mais seulement, tout en limitant la raison de telle sorte qu’elle ne perde pas le fil des conditions empiriques et qu’elle ne s’égare pas en des principes d’explication transcendants et qui ne seraient susceptibles d’aucune représentation in concreto, à restreindre aussi, d’un autre côté, la loi de l’usage purement empirique de l’entendement, de manière à l’empêcher de décider de la possibilité des choses en général et de tenir l’intelligible pour impossible, bien qu’il n’y ait pas lieu de s’en servir pour l’explication des phénomènes. Tout ce que l’on veut montrer par là, c’est donc que la contingence universelle de toutes les choses de la nature et de toutes leurs conditions (empiriques) peut très-bien s’accorder avec la supposition arbitraire d’une condition nécessaire, quoique purement intelligible, que par conséquent il n’y a point de véritable contradiction entre ces assertions, mais qu’elles peuvent être vraies toutes deux. Un être intelligible de ce genre, un être absolument nécessaire fût-il impossible en soi, c’est du moins ce que l’on ne saurait conclure de la contingence universelle et de la dépendance de tout ce qui appartient au monde sensible, non plus que du principe qui veut qu’on ne s’arrête à aucun membre de ce monde, en tant qu’il est contingent, et qu’on en appelle à une cause hors du monde. La raison suit son chemin dans l’usage empirique et son chemin particulier dans l’usage transcendental.

Le monde sensible ne contient que des phénomènes, et ceux-ci sont de simples représentations qui à leur tour sont toujours soumises à des conditions sensibles ; et, comme ici nous n’avons jamais pour objets des choses en soi, il n’y a point à s’étonner que nous ne soyons jamais fondés à sauter d’un membre des séries empiriques, quel qu’il soit, hors de l’enchaînement des choses sensibles, comme si elles étaient des choses en soi qui existassent en dehors de leur principe transcendental et que l’on pût abandonner pour chercher hors d’elles la cause de leur existence. C’est ce qui finirait certainement par arriver dans les choses contingentes, mais non dans de simples représentations de choses dont la contingence même n’est qu’un phénomène et ne saurait conduire à aucune autre régression qu’à celle qui détermine les phénomènes, c’est-à-dire qui est empirique. Mais il n’est contraire ni à la régression empirique illimitée de la série des phénomènes, ni à leur contingence universelle de concevoir un principe intelligible des phénomènes, c’est-à-dire du monde sensible. Mais aussi est-ce la seule chose que nous puissions faire pour lever l’antinomie apparente : et elle ne peut se faire que de cette façon. En effet, si chaque condition pour chaque conditionnel (quant à l’existence) est sensible et par là fait partie de la série, elle est elle-même à son tour conditionnelle (comme le démontre l’antithèse de la quatrième antinomie). Il fallait donc ou bien laisser subsister le conflit avec la raison, laquelle exige l’inconditionnel, ou bien placer celui-ci en dehors de la série dans l’intelligible, dont la nécessité n’exige ni ne souffre aucune condition empirique, et qui est ainsi, par rapport aux phénomènes, inconditionnellement nécessaire.

L’usage empirique de la raison (relativement aux conditions de l’existence dans le monde sensible) n’est point affecté par ce fait que l’on accorderait un être purement intelligible, mais il va toujours, suivant le principe de la contingence universelle, de conditions empiriques à des conditions plus élevées, qui sont à leur tour également empiriques. Mais aussi ce principe régulateur n’exclut-il pas davantage l’admission d’une cause intelligible qui ne soit pas dans la série, quand il s’agit de l’usage pur de la raison (par rapport aux fins). En effet cette cause ne signifie que le principe, pour nous purement transcendental et inconnu, de la possibilité de la série sensible en général ; et l’existence de ce principe, indépendante de toutes les conditions de cette série et, relativement à elle, absolument nécessaire, n’est point du tout contraire à leur contingence illimitée, ni par conséquent à la régression infinie de la série des conditions empiriques.


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Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]