Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome I/Théorie élémentaire/P2/PREM DIV./L1/Ch2/S2/§27

La bibliothèque libre.


§ 27
Résultat de cette déduction des concepts de l’entendement

Nous ne pouvons penser aucun objet que par le moyen des catégories, et nous ne pouvons connaître aucun objet pensé que par le moyen d’intuitions correspondantes à ces concepts. Or toutes nos intuitions sont sensibles, et cette connaissance, en tant que l’objet en est donné, est empirique. C’est cette connaissance empirique qu’on nomme expérience. Il n’y a donc de connaissance à priori possible pour nous que celle d’objets d’expérience possible[1].

Mais cette connaissance, qui est restreinte aux objets de l’expérience, n’est pas pour cela dérivée tout entière de l’expérience ; elle contient aussi des éléments qui se trouvent en nous à priori : tels sont les intuitions pures et les concepts purs de l’entendement. Or il n’y a que deux manières de concevoir l’accord nécessaire de l’expérience avec les concepts de ses objets : ou bien c’est l’expérience qui rend possibles les concepts, ou bien ce sont les concepts qui rendent possible l’expérience. La première explication ne peut convenir aux catégories (ni même à l’intuition sensible pure), puisque les catégories sont des concepts à priori, et que par conséquent elles sont indépendantes de l’expérience (leur attribuer une origine empirique serait admettre une sorte de generatio œquivoca). Reste donc la seconde explication (qui est comme le système de l’épigénèse de la raison pure), à savoir que les catégories contiennent, du côté de l’entendement, les principes de la possibilité de toute expérience en général. Mais comment rendent-elles possible l’expérience, et quels principes de la possibilité de l’expérience fournissent-elles dans leur application à des phénomènes ? C’est ce que fera mieux voir le chapitre suivant, qui roule sur l’usage transcendental du jugement.

Si quelqu’un s’avise de proposer une route intermédiaire entre les deux que je viens d’indiquer, en disant que les catégories ne sont ni des premiers principes à priori de notre connaissance spontanément conçus[2], ni des principes tirés de l’expérience, mais des dispositions subjectives à penser[3] qui sont nées en nous en même temps que l’existence, et que l’auteur de notre être a réglées de telle sorte que leur usage s’accordât exactement avec les lois de la nature auxquelles conduit l’expérience (ce qui est une sorte de système de préformation de la raison pure), il est facile de réfuter ce prétendu système intermédiaire : (outre que, dans une telle hypothèse, on ne voit pas de terme à la supposition de dispositions prédéterminées pour des jugements ultérieurs), il y a contre ce système un argument décisif, c’est qu’en pareil cas les catégories n’auraient plus cette nécessité qui est essentiellement inhérente à leur concept. En effet, le concept de la cause, par exemple, qui exprime la nécessité d’une conséquence sous une condition présupposée, serait faux, s’il ne reposait que sur une nécessité subjective qui nous forcerait arbitrairement d’unir certaines représentations empiriques suivant un rapport de ce genre. Je ne pourrais pas dire : l’effet est lié à la cause dans l’objet (c’est-à-dire nécessairement), mais seulement : je suis fait de telle sorte que je ne puis concevoir cette représentation autrement que comme liée à une autre. Or c’est cela même que demande surtout le sceptique. Alors, en effet, toute notre connaissance, fondée sur la prétendue valeur objective de nos jugements, ne serait plus qu’une pure apparence, et il ne manquerait pas de gens qui n’avoueraient même pas cette nécessité subjective (laquelle doit être sentie) ; du moins ne pourrait-on discuter avec personne d’une chose qui dépendrait uniquement de l’organisation du sujet.



Notes de Kant[modifier]

  1. Pour que l’on ne se scandalise pas mal à propos des conséquences fâcheuses auxquelles l’on pourrait craindre de voir cette proposition aboutir, je veux faire ici une simple observation : c’est que les catégories dans la pensée ne sont pas bornées par les conditions de notre intuition sensible, mais qu’elles ont un champ illimité, et que seule la connaissance de ce que nous pensons, ou la détermination de l’objet, a besoin d’intuition. En l’absence de cette intuition, la pensée de l’objet peut encore avoir ses conséquences vraies et utiles relativement à l’usage que le sujet fait de la raison ; mais, comme il ne s’agit plus ici seulement de la détermination de l’objet, et par conséquent de la connaissance, mais aussi de celle du sujet et de sa volonté, le moment n’est pas encore venu de parler de cet usage.
  2. Selbsgedachte.
  3. Subjective Anlagen zum Denken.


Notes du traducteur[modifier]