Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Appendice/A./S2/3

La bibliothèque libre.




3


De la synthèse de la récognition dans le concept


Si nous n’avions la conscience que ce que nous pensons est précisément la même chose que ce que nous avons pensé un moment auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine. Ce serait en effet dans l’état présent une nouvelle représentation qui n’appartiendrait nullement à l’acte par lequel elle aurait dû être produite peu à peu, et les éléments divers de cette représentation ne formeraient jamais un tout, puisqu’ils manqueraient de cette unité que la conscience seule peut leur donner. Si, en comptant, j’oublie que les unités que j’ai maintenant devant les yeux ont été successivement ajoutées par moi les unes aux autres, je ne connaîtrai pas la production du nombre par cette addition successive de l’unité à l’unité, et par conséquent je ne connaîtrai pas le nombre lui-même ; car ce concept réside simplement dans la conscience de cette unité de la synthèse.

Le mot concept pouvait déjà nous conduire par lui-même à cette remarque. En effet c’est cette conscience une qui réunit en une représentation les éléments divers perçus successivement et ensuite reproduits. Cette conscience peut être souvent faible, de telle sorte que nous ne la lions pas à la production de la représentation dans l’acte même, c’est-à-dire immédiatement, mais seulement dans l’effet ; mais malgré cette différence, et bien que la clarté y manque, il faut toujours qu’il y ait une conscience : autrement les concepts et avec eux la connaissance des objets seraient absolument impossibles.

Et ici il est nécessaire de bien s’entendre sur ce que l’on veut désigner par cette expression d’objet des représentations. Nous avons dit plus haut que les phénomènes eux-mêmes ne sont rien que des représentations sensibles, lesquelles ne doivent pas être considérées (en dehors de la faculté représentative) comme des objets. Qu’est-ce donc que l’on entend quand on parle d’un objet correspondant à la connaissance et par conséquent distinct de cette connaissance ? Il est aisé de voir que cet objet ne doit être conçu que comme quelque chose en général = X, puisqu’en dehors de notre connaissance nous n’avons rien que nous puissions y opposer comme y correspondant.

Mais nous trouvons, d’une part, que notre pensée sur le rapport de toute connaissance à son objet emporte quelque chose de nécessaire, puisque cet objet est considéré comme ce qui est opposé ; et, d’autre part, que nos connaissances ne sont pas déterminées au hasard ou arbitrairement, mais à priori et d’une certaine manière, puisque, en même temps qu’elles doivent se rapporter à un objet, elles doivent aussi nécessairement s’accorder entre elles relativement à cet objet, c’est-à-dire avoir cette unité qui constitue le concept d’un objet.

Mais, comme nous n’avons affaire qu’à la diversité de nos représentations, et comme cette X qui y correspond n’est rien pour nous, puisqu’elle est nécessairement quelque chose de différent de toutes nos représentations, il est clair que l’unité que l’objet constitue nécessairement ne peut être autre chose que l’unité formelle de la conscience dans la synthèse des représentations diverses. Nous disons que nous connaissons l’objet quand nous avons opéré une unité synthétique dans les divers éléments de l’intuition. Mais cette unité est impossible si la synthèse n’a pas pour fonction de ramener l’intuition à une règle qui rende nécessaire à priori la reproduction des éléments divers, et possible un concept où ils s’unissent. Ainsi nous concevons un triangle comme un objet, alors que nous avons conscience de l’assemblage de trois lignes droites suivant une règle d’après laquelle une telle intuition peut toujours être produite 1[1]. Or cette unité de la règle détermine toute la diversité et la restreint à des conditions qui rendent possible l’unité de l’aperception ; et le concept de cette unité est la représentation de l’objet = x que je conçois au moyen des prédicats d’un triangle.

Toute connaissance exige un concept, si imparfait ou si obscur qu’il puisse être ; et ce concept est toujours, quant à sa forme, quelque chose de général et qui sert de règle. Ainsi le concept du corps, en ramenant à l’unité les divers éléments que nous y concevons, sert de règle à notre connaissance des phénomènes extérieurs. Mais il ne peut être une règle des intuitions que parce qu’il représente, dans les intuitions données, la reproduction nécessaire de leurs éléments divers et par conséquent l’unité synthétique qui en accompagne la conscience. Ainsi le concept du corps suppose nécessairement, dans la perception de quelque chose d’extérieur à nous, la représentation de l’étendue, et avec elle celle de l’impénétrabilité, de la forme, etc.

Toute nécessité a toujours pour principe une condition transcendentale. Il faut donc trouver à l’unité de la conscience dans la synthèse des éléments divers de toutes nos intuitions, par conséquent aussi des concepts des objets en général, par conséquent encore de tous les objets de l’expérience, un principe transcendental sans lequel il serait impossible de concevoir un objet à nos intuitions ; car cet objet n’est rien de plus que le quelque chose dont le concept exprime une telle nécessité de la synthèse.

Or cette condition originaire et transcendentale n’est autre que l’aperception transcendentale. La conscience de soi-même, à considérer les déterminations de notre état dans la perception intérieure, est purement empirique, toujours changeante, et elle ne saurait, au milieu de ce flux de phénomènes intérieurs, donner un moi fixe ou permanent ; on l’appelle ordinairement le sens intérieur ou l’aperception empirique. Ce qui doit être nécessairement représenté comme numériquement identique ne peut être conçu comme tel au moyen de données empiriques. Il doit donc y avoir une condition qui précède toute expérience et rende possible l’expérience elle-même, laquelle doit rendre valable une telle supposition transcendantale.

Or il ne peut y avoir en nous de connaissances, de liaison et d’unité de ces connaissances entre elles sans cette unité de la conscience qui précède toutes les données des intuitions et qui seule rend possible toute représentation d’objets. Cette conscience pure, originaire, immuable, je l’appellerai l’aperception transcendentale. Pour s’assurer qu’elle mérite ce nom, il suffit de songer que même l’unité objective la plus pure, à savoir celle des concepts à priori (espace et temps) n’est possible que par le rapport des intuitions à cette aperception. L’unité numérique de cette aperception sert donc tout aussi bien de principe à priori à tous les concepts que la multiplicité de l’espace et du temps aux intuitions de la sensibilité.

Mais cette même unité transcendentale de l’aperception fait de tous les phénomènes qui peuvent se trouver réunis dans une expérience un ensemble reliant toutes ces représentations suivant des lois. En effet cette unité de la conscience serait impossible si l’esprit dans la connaissance du divers ne pouvait avoir conscience de l’unité de la fonction par laquelle elle le lie synthétiquement en une connaissance. La conscience originaire et nécessaire de l’identité de soi-même est donc en même temps une conscience d’une unité également nécessaire de la synthèse qui relie tous les phénomènes suivant des concepts, c’est-à-dire suivant des règles, lesquelles non-seulement les rendent nécessairement reproductibles, mais par là aussi déterminent un objet à leur intuition, c’est-à-dire le concept de quelque chose où ils s’enchaînent nécessairement. L’esprit en effet ne pourrait pas concevoir à priori l’identité de lui-même dans la diversité de ses représentations, s’il n’avait devant les yeux l’identité de son acte, laquelle soumet à une unité transcendentale toute synthèse de l’appréhension (qui est empirique), et en rend d’abord l’enchaînement à priori possible suivant des règles. Nous pourrons maintenant déterminer d’une manière plus exacte nos concepts d’un objet en général. Toutes les représentations ont, comme représentations, leur objet, et peuvent être elles-mêmes à leur tour les objets d’autres représentations. Les phénomènes sont les seuls objets qui puissent nous être immédiatement donnés, et ce qui s’y rapporte immédiatement à l’objet s’appelle intuition. Or ces phénomènes ne sont pas des choses en soi, mais seulement des représentations qui à leur tour ont leur objet, lequel par conséquent ne peut plus être perçu par nous, et peut être appelé l’objet non empirique, c’est-à-dire transcendental = X.

Le concept pur de cet objet transcendental (qui en réalité dans toutes nos connaissances est toujours identiquement = X) est ce qui peut donner à tous nos concepts empiriques en général un rapport à un objet, c’est-à-dire de la réalité objective. Or ce concept ne peut renfermer aucune intuition empirique déterminée, et par conséquent il ne concernera autre chose que cette unité qui doit se rencontrer dans la diversité de la connaissance, en tant que cette diversité est en rapport avec un objet. Mais ce rapport n’est autre chose que l’unité nécessaire, de la conscience, par conséquent aussi de la synthèse du divers opérée par cette fonction commune de l’esprit qui consiste à le relier en une représentation. Or, comme cette unité doit être tenue pour nécessaire à priori (puisqu’autrement la connaissance serait sans objet), le rapport à un objet transcendental, c’est-à-dire la réalité objective de notre connaissance empirique doit reposer sur cette loi transcendentale, que tous les phénomènes, en tant que des objets doivent nous être donnés par là, doivent être soumis à des règles à priori de leur unité synthétique qui seules rendent possible leur rapport dans l’intuition empirique, c’est-à-dire qu’ils doivent être soumis dans l’expérience aux conditions de l’unité nécessaire de l’aperception, tout aussi bien que dans la simple intuition ils le sont aux conditions formelles de l’espace et de temps, et que même toute connaissance n’est d’abord possible qu’à cette double condition.


____________


Notes de Kant[modifier]

  1. 1 Dargestellt.


Notes du traducteur[modifier]