Critique de la raison pure (trad. Barni)/Tome II/Appendice/B./P3/Cri
Quand je veux connaître par expérience l’identité numérique d’un objet extérieur, je porte mon attention sur ce qu’il y a de constant dans ce phénomène, c’est-à-dire sur ce qui est comme le sujet auquel tout le reste se rapporte comme détermination, et je remarque l’identité de ce sujet dans le temps à travers le changement de ses déterminations. Or je suis un objet du sens intérieur, et tout temps n’est que la forme de ce sens. Je rapporte donc en tout temps, c’est-à-dire dans la forme de l’intuition intérieure de moi-même, chacune de mes déterminations successives et toutes ensemble à un moi numériquement identique. À ce compte la personnalité de l’âme ne devrait pas être conclue, mais il faudrait la regarder comme étant parfaitement identique à la conscience de soi-même dans le temps, et c’est aussi la raison pour laquelle cette proposition a une valeur à priori. En effet elle n’exprime réellement pas autre chose sinon que, dans tout le temps où j’ai conscience de moi-même, j’ai conscience de ce temps comme faisant partie de l’unité de mon moi, et c’est la même chose de dire : tout ce temps est en moi comme dans une unité individuelle, ou bien : je me trouve dans tout ce temps avec une identité numérique.
L’identité de ma personne se rencontre donc inévitablement dans ma propre conscience. Mais quand je me considère du point de vue d’un autre (comme objet de son intuition extérieure), cet observateur extérieur m’examine d’abord dans le temps, car dans l’aperception le temps n’est proprement représenté qu’en moi. Du moi qui accompagne en tout temps toutes les représentations dans ma conscience, avec une parfaite identité, de ce moi qu’il accorde cependant, il ne conclura donc pas encore la permanence objective de moi-même. En effet comme le temps où l’observateur me place alors n’est pas celui qui se trouve dans ma propre sensibilité, mais dans la sienne, l’identité qui est nécessairement liée à ma conscience ne l’est pas pour cela à la sienne, je veux dire à l’intuition extérieure de mon sujet.
L’identité de la conscience de moi-même en différents temps n’est donc qu’une condition formelle de mes pensées et de leur enchaînement, mais elle ne prouve pas du tout l’identité numérique de mon sujet, dans lequel, malgré l’identité logique du moi, un tel changement peut se produire qu’il ne permette pas d’en maintenir l’identité, tout en permettant de lui attribuer un même moi qui puisse, dans chaque nouvel état, même dans la transformation du sujet, conserver toujours les pensées du sujet précédent et les transmettre ainsi au suivant *[1].
Quoique cette proposition de quelques anciennes écoles que tout s’écoule dans le monde et que rien n’y est fixe et permanent, ne soit plus soutenable, dès que l’on admet des substances, elle n’est cependant pas réfutée par l’unité de la conscience de soi. En effet nous ne pouvons pas même juger par notre conscience si comme âmes nous sommes permanents ou non, en nous fondant sur cette raison que nous ne rapportons à notre moi identique que ce dont nous avons conscience, et qu’ainsi nous devons nécessairement juger que nous sommes les mêmes dans tout le temps dont nous avons conscience. Car, si nous nous plaçons au point de vue d’un étranger, nous ne pouvons faire valoir ce jugement, puisque, ne trouvant dans l’âme aucun phénomène permanent que la représentation moi, qui les accompagne tous et les relie, nous ne saurions décider si ce moi (une simple pensée) ne s’écoule pas tout aussi bien que les autres pensées qui se trouvent ainsi enchaînées les unes aux autres.
Mais il est remarquable que la personnalité et la supposition de cette personnalité, ou que la permanence, par conséquent la substantialité de l’âme doit être prouvée avant tout. En effet, quand nous pourrions la supposer, la durée de la conscience n’en résulterait pas encore, mais bien la possibilité d’une conscience durable dans un sujet permanent, ce qui est déjà suffisant pour la personnalité, qui ne cesse pas par cela seul que son action est interrompue quelque temps. Mais cette permanence ne nous est donnée par rien avant l’identité numérique de notre moi, identité que nous déduisons de l’aperception identique ; il faut que nous commencions par l’en conclure (et, si les choses se passaient bien, celle-ci devrait précéder d’abord le concept de la substance, lequel n’a qu’un usage empirique). Or cette identité de la personne ne résulte nullement de l’identité du moi dans la conscience de tout le temps où je me connais ; aussi la substantialité de l’âme n’a-t-elle pas pu, plus haut, y être fondée. Cependant le concept de la personnalité, comme celui de la substance et du simple, peut subsister (en tant qu’il est simplement transcendental, c’est-à-dire unité du sujet, qui nous est d’ailleurs inconnu, mais dont les déterminations sont complètement reliées par l’aperception), et ce concept est d’ailleurs nécessaire à l’usage pratique, et il suffit pour cet usage ; mais nous ne pouvons jamais compter sur lui, comme s’il étendait notre connaissance de nous-mêmes par la raison pure, laquelle nous offre l’illusion d’une durée ininterrompue du sujet déduite du simple concept du moi identique ; car ce concept tourne toujours sur lui-même et il ne nous fait point faire un seul pas sur aucune question concernant la connaissance synthétique. Nous ignorons absolument, il est vrai, ce qu’est la matière comme chose en soi (comme objet transcendental) ; pourtant nous pouvons en observer la permanence, comme phénomène, en tant qu’elle est représentée comme quelque chose d’extérieur. Mais comme, quand je veux observer le moi dans le changement de ses représentations, je n’ai d’autre terme de comparaison que moi-même avec les conditions générales de ma conscience, je ne puis faire que des réponses tautologiques à toutes les questions, attendu que je substitue mon concept et son unité aux qualités qui m’appartiennent à moi-même comme objet, et que je suppose ce qu’on désirait savoir.
Notes de Kant
[modifier]- ↑ * Une boule élastique qui en choque une autre en droite ligne lui communique tout son mouvement, par conséquent tout son état (si l’on ne considère que les positions dans l’espace). Or admettez, par analogie avec ces corps, des substances dont l’une transmettrait à l’autre ses représentations avec la conscience qui les accompagne, on concevrait ainsi toute une série de substances dont la première communiquerait son état, avec la conscience qu’elle en a, à une seconde, celle-ci le sien propre, avec celui de la substance précédente, à une troisième, et celle-ci à son tour les états de toutes les précédentes avec son propre état et la conscience de cet état. La dernière substance aurait donc conscience de tous les états qui se seraient succédé avant elle comme des siens propres, puisque ces états seraient passés en elle avec la conscience qui les accompagne, et pourtant elle n’aurait pas été la même personne dans tous ces états.