Critique de la raison pure (trad. Pacaud-Tresmesaygues)/De l’usage logique de la raison

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Traduction par André Tremesaygues, Bernard Pacaud.
Félix Alcan éditeur (p. 297-299).
B. — De l’usage logique de la raison.

On fait une distinction entre ce qui est immédiatement connu et ce que nous ne faisons qu’inférer. Que dans une figure limitée par trois lignes droites il y ait trois angles, on le connaît immédiatement ; mais que la somme de ces angles soit égale à deux droits, on ne fait que le conclure. Comme nous avons toujours besoin de conclure et que pour ce motif nous en avons entièrement pris l’habitude, nous finissons par ne plus remarquer bientôt cette distinction et nous prenons souvent, ainsi qu’il arrive dans ce qu’on appelle les illusions des sens, pour quelque chose d’immédiatement perçu, ce qui n’est pourtant que conclu. Il y a dans toute inférence une proposition qui sert de principe, une autre qui en est déduite, la conclusion, et enfin la mineure (die Schlussfolge-Consequenz) d’après laquelle la vérité de la dernière est nécessairement liée à la vérité de la première. Si le jugement inféré est déjà contenu dans le premier, de telle sorte qu’il en puisse être tiré sans l’intermédiaire d’une troisième représentation, l’inférence s’appelle alors immédiate (consequentia immediata) ; j’aimerais mieux, pour ma part, l’appeler inférence intellectuelle. Mais si, outre la connaissance qui sert de fondement, il est encore besoin d’un autre jugement pour opérer la conclusion, l’inférence est alors une inférence rationnelle. Cette proposition que tous les hommes sont mortels contient déjà les propositions : quelques hommes sont mortels, quelques mortels sont hommes, rien de ce qui est immortel n’est homme, et ces propositions sont donc des conséquences immédiates de la première. Au contraire, cette proposition : tous les savants sont mortels n’est pas renfermée dans le jugement en question (car l’idée de savants n’y est pas du tout comprise) et elle n’en peut être tirée qu’au moyen d’un jugement intermédiaire.

Dans toute inférence rationnelle, je conçois d’abord une règle (major) par l’entendement ; ensuite je subsume une connaissance à la condition de la règle (minor), au moyen de la faculté de jugement. Enfin, je détermine ma connaissance par le prédicat de la règle (conclusio) et, par conséquent, a priori par la raison. Aussi le rapport que représente la majeure, comme règle, entre une connaissance et sa condition, constitue-t-il les diverses espèces d’inférences rationnelles. Il y a donc — exactement autant qu’il y a d’espèces de jugements a priori, suivant la manière dont ils expriment le rapport de la connaissance dans l’entendement — trois sortes de raisonnements[1], à savoir les catégoriques, les hypothétiques et les disjonctifs.

Si, comme il arrive le plus souvent, la conclusion se présente sous la forme d’un jugement, pour voir si ce jugement ne découle pas de jugements déjà donnés et par lesquels un tout autre objet est conçu, je cherche dans l’entendement l’assertion de cette conclusion, afin de voir si elle ne se trouve pas d’avance dans l’entendement, sous certaines conditions, d’après une règle générale. Or, si je découvre une condition de ce genre et si l’objet de la conclusion se laisse subsumer sous la condition donnée, cette conclusion est alors tirée de la règle qui s’applique aussi à d’autres objets de la connaissance. Par où l’on voit que la raison cherche dans le raisonnement à ramener à un très petit nombre de principes (de conditions générales) la grande variété des connaissances de l’entendement et à y opérer ainsi l’unité la plus haute.

  1. Le mot Vernunftschluss, dont le sens général est celui de raisonnement, a été traduit dans tout ce passage par inférence rationnelle qui nous a paru préférable en l’espèce. On le trouvera quelquefois aussi rendu par syllogisme, qui est son sens le plus précis. Mais généralement, dans tout ce travail, c’est raisonnement qui lui correspond. (Note des trad.) .