Critique de la raison pure (trad. Pacaud-Tresmesaygues)/De la logique en général

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Traduction par André Tremesaygues, Bernard Pacaud.
Félix Alcan éditeur (p. 90-93).
DEUXIÈME PARTIE
LOGIQUE TRANSCENDANTALE

INTRODUCTION
IDÉE D’UNE LOGIQUE TRANSCENDANTALE
I
DE LA LOGIQUE EN GÉNÉRAL

Notre connaissance dérive dans l’esprit (Gemüth) de deux sources fondamentales ; la première est le pouvoir de recevoir les représentations (la réceptivité des impressions), la seconde, celui de connaître un objet au moyen de ces représentations (spontanéité des concepts). Par la première un objet nous est donné ; par la seconde il est pensé en rapport avec cette représentation (comme simple détermination de l’esprit). Intuitions et concepts constituent donc les éléments de toute notre connaissance ; de sorte que ni des concepts, sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni une intuition sans concepts, ne peuvent donner une connaissance. Ces deux éléments sont ou purs, ou empiriques ; empiriques, quand ils contiennent une sensation (qui suppose la présence réelle de l’objet), et purs, quand à la représentation n’est mêlée aucune sensation. On peut appeler la sensation la matière de la connaissance sensible. Par suite, une intuition pure contient uniquement la forme sous laquelle quelque chose est intuitionné, et un concept pur, seulement la forme de la pensée d’un objet en général. Seuls, les intuitions ou les concepts purs sont possibles a priori ; les empiriques ne le sont qu’a posteriori.

Si nous appelons sensibilité la réceptivité de notre esprit (Gemüths), le pouvoir qu’il a de recevoir des représentations en tant qu’il est affecté d’une manière quelconque, nous devrons en revanche nommer entendement le pouvoir de produire nous-mêmes des représentations ou la spontanéité de la connaissance. Notre nature est ainsi faite que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire ne contient que la manière dont nous sommes affectés par des objets, tandis que le pouvoir de penser l’objet de l’intuition sensible est l’entendement. Aucune de ces deux propriétés n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement nul ne serait pensé. Des pensées sans contenu (Inhall) sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre ses concepts sensibles (c’est-à-dire d’y ajouter l’objet dans l’intuition) que de se faire intelligibles ses intuitions (c’est-à-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux pouvoirs ou capacités ne peuvent pas échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut sortir la connaissance. Cela n’autorise cependant pas à confondre leurs attributions ; c’est, au contraire, une grande raison pour les séparer et les distinguer soigneusement l’un de l’autre. Aussi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, c’est-à-dire l’Esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, c’est-à-dire de la Logique.

La Logique, à son tour, peut être envisagée sous deux points de vue : ou comme Logique de l’usage général, ou comme Logique de l’usage particulier de l’entendement. La première contient les règles absolument nécessaires de la pensée, sans lesquelles il ne peut y avoir aucun usage de l’entendement, et concerne, par conséquent, l’entendement, abstraction faite de la diversité des objets auxquels il peut être appliqué. La logique de l’usage particulier de l’entendement contient les règles à suivre pour penser justement sur une certaine espèce d’objets. On peut appeler la première Logique élémentaire et l’autre Organon de telle ou telle science. Cette dernière, la plupart du temps, est présentée la première dans les écoles à titre de propédeutique des sciences, bien que, d’après la marche de l’humaine raison, elle soit en réalité la dernière étape où l’on arrive, quand la science est déjà terminée depuis longtemps et n’a besoin que de la dernière main pour être vérifiée et perfectionnée. Car il faut connaître les objets à un degré déjà passablement élevé quand on veut indiquer les règles d’après lesquelles on en peut établir une science.

Maintenant la Logique générale est ou Logique pure ou Logique appliquée. Dans la première, nous faisons abstraction de toutes les conditions empiriques sous lesquelles s’exerce notre entendement, par exemple, de l’influence des sens, du jeu de l’imagination, des lois de la mémoire, de la force de l’habitude, de l’inclination, etc., par suite, aussi, des sources des préjugés et même, en général, de toutes les causes d’où nous viennent ou peuvent être supposées sortir certaines connaissances, parce que ces causes ne concernent l’entendement que dans certaines circonstances de son application, pour la connaissance desquelles est requise l’expérience. Une Logique générale mais pure ne s’occupe donc que de purs principes a priori ; elle est un canon de l’entendement et de la raison, mais seulement par rapport à ce qu’il y a de formel dans leur usage, quel qu’en soit d’ailleurs le contenu (empirique ou transcendantal). Une Logique générale est, ensuite, dite appliquée, quand elle s’occupe des règles de l’usage de l’entendement sous les conditions subjectives empiriques que nous enseigne la psychologie. Elle possède ainsi des principes empiriques, bien qu’elle soit à la vérité générale en tant qu’elle concerne l’usage de l’entendement sans distinction des objets. Pour ces raisons, elle n’est pas, non plus, un canon de l’entendement en général, ni un organon de sciences particulières, mais simplement un catharticon de l’entendement commun.

Par conséquent, dans la Logique générale, il faut que la partie qui doit constituer la théorie pure de la raison soit entièrement distinguée de celle qui constitue la Logique appliquée (bien que toujours encore générale). La première seule, à vrai dire, est une science, quoique courte et aride, et telle que l’exige l’exposition scolastique d’une théorie élémentaire de l’entendement. Il faut que les logiciens y aient toujours ces deux règles sous les yeux :

1o  Comme logique générale, elle fait abstraction de tout le contenu de la connaissance intellectuelle, de la diversité de ses objets, et ne s’occupe de rien autre chose que de la simple forme de la pensée.

2o  Comme logique pure, elle n’a pas de principes empiriques, par suite, elle ne tire rien (on s’est persuadé le contraire parfois) de la psychologie qui n’a donc absolument aucune influence sur le canon de l’entendement. Elle est une doctrine démontrée et tout y doit être certain complètement a priori.

Quant à ce que j’appelle la logique appliquée (contrairement au sens ordinaire de ce mot qui désigne certains exercices dont la règle est donnée par la logique pure), c’est une représentation de l’entendement et des règles de son usage nécessaire in concreto, c’est-à-dire en tant qu’il est soumis aux conditions contingentes du sujet qui peuvent entraver ou favoriser cet usage et qui toutes ne sont données qu’empiriquement. Elle traite de l’attention, de ses obstacles et de ses effets, de l’origine de l’erreur, de l’état de doute, de scrupule, de conviction, etc., et la logique générale et pure est, par rapport à elle, ce que la morale pure, qui contient simplement les lois morales nécessaires d’une volonté libre en général, est par rapport à la théorie proprement dite des vertus (l’Éthique), qui considère ces lois aux prises avec les obstacles des sentiments, des inclinations et des passions auxquelles les hommes sont plus ou moins soumis, et qui ne peut jamais constituer une science véritable et démontrée parce qu’elle a besoin, aussi bien que la logique appliquée, de principes empiriques et psychologiques.