Critique de la théologie dogmatique/6

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VI

Telle est la doctrine de la Trinité, dogme fondamental du chrétien. Sur ce dogme sont basés, et pour qui le nie sont niés, le dogme de la rédemption et tous ceux qui se rapportent à notre salut. Je rejette ce dogme, je ne puis l’accepter, car le reconnaissant, je renierais la conscience de mon âme raisonnable et la conscience de Dieu. Mais après avoir rejeté ce dogme contraire à la raison humaine, qui n’a aucun fondement ni dans la sainte Écriture ni dans la tradition, je ne puis encore m’expliquer la raison qui a obligé l’Église à professer ce dogme absurde et à recueillir avec tant de soin les preuves inventées pour prouver son existence. Et cela m’étonne d’autant plus que ce dogme, terrible, sacrilège, tel qu’il est exposé ici ne peut être évidemment nécessaire à personne ni à rien et qu’il est impossible d’en tirer aucune règle morale comme on le voit dans l’Application morale du dogme § 50, ramassis de mots dénués de sens, et que rien ne lie entre eux :

Voici l’application du dogme :

1o Toutes les personnes de la très Sainte-Trinité, outre les attributs généraux qui leur appartiennent par essence, ont leurs attributs particuliers et distinctifs, de telle façon que le Père est proprement le Père et occupe la première place dans l’ordre des personnes divines ; que le Fils est le Fils et qu’il occupe la seconde place ; qu’enfin le Saint-Esprit est le Saint-Esprit et occupe la troisième place, bien qu’en vertu de leur divinité Ils soient tous égaux entre Eux. À chacun de nous pareillement le Créateur a départi, indépendamment des qualités qui nous sont communes à tous par un effet de notre nature humaine, des qualités particulières qui nous distinguent les uns des autres ; Il nous a accordé des capacités particulières, des talents particuliers, déterminant notre vocation propre et notre place dans le cercle de nos proches. Discerner en soi ces aptitudes et ces talents, et les faire servir à son avantage et à celui du prochain, comme à la gloire de Dieu, afin de répondre ainsi à sa destination, c’est là incontestablement le devoir de tout homme.

2o Toutes les personnes de la Sainte-Trinité, en se distinguant entre elles par des attributs personnels, se trouvent pourtant l’une avec l’autre dans une constante union : le Père demeure dans le Fils et dans le Saint-Esprit, le Fils dans le Père et dans le Saint-Esprit, le Saint-Esprit dans le Père et dans le Fils (Jean, xiv, 10). Pareillement nous aussi, quelle que soit la différence qui existe entre nos qualités personnelles, nous devons maintenir, autant qu’il se peut, entre nous, une union réciproque et morale, attachés les uns aux autres par l’unité de nature et le lien de l’amour fraternel.

3o En particulier, que les pères, parmi nous, apprennent à se rappeler quel auguste nom ils portent, de même que les fils ou tous ceux auxquels les pères ont donné le jour, et, en se le rappelant, qu’ils soient constamment préoccupés du soin de chercher à sanctifier les noms qu’ils portent de père ou de fils, en remplissant ponctuellement les obligations que ces noms leur imposent.

4o En nous rappelant enfin à quelles funestes conséquences les chrétiens d’Occident furent conduits, par leurs subtilités sur l’attribut personnel de Dieu Saint-Esprit, apprenons à garder le plus rigoureusement possible les dogmes de la foi qui nous sont enseignés par la parole de Dieu et par l’Église orthodoxe et à ne jamais ôter la borne ancienne posée par nos pères en la foi (Prov., xxii, 28) (p. 422, 423).

Somme toute, il demeure impossible de comprendre pourquoi on nous impose ce dogme. Non seulement le dogme de la trinité est insensé, non seulement il n’est fondé ni sur l’Écriture ni sur la tradition pas plus qu’il n’a d’application, mais en réalité, selon les observations que j’ai faites sur les croyants, et d’après mes souvenirs personnels du temps où j’étais croyant, il est certain que je n’ai jamais cru à la trinité, et que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui y crût lui-même. Sur cent personnes du peuple, hommes et femmes, trois au plus sauront désigner les personnes de la trinité, et trente au plus diront ce que c’est que la trinité ; ils ne pourront en désigner les composants, ils y introduiront ou saint Nicolas ou la sainte Vierge. Les autres ignoreront tout de la trinité. Dans le peuple, je n’ai jamais rencontré l’idée de la trinité. Christ s’appelle homme-Dieu, le premier parmi les saints. Le Saint-Esprit est totalement inconnu, et Dieu reste le Dieu incompréhensible, tout-puissant, le principe de tout. Et personne n’a jamais prié le Saint-Esprit, personne ne l’invoque. Parmi les milieux plus instruits, je n’ai pas non plus rencontré la foi dans le Saint-Esprit. J’ai rencontré plusieurs personnes qui croyaient ardemment, surtout en Christ, mais je n’ai jamais entendu mentionner le Saint-Esprit en dehors des raisonnements théologiques. Il en allait de même pour moi. Tout le temps que j’étais croyant orthodoxe, jamais je ne pensais au Saint-Esprit. La foi en la trinité, sa définition, je les ai trouvées seulement dans les écoles. Il résulte de cela que le dogme de la Trinité n’est pas raisonnable, n’est fondé sur rien, n’est nécessaire à rien, que personne n’y croit !… et l’Église le professe.

Pour comprendre ce problème, il est nécessaire d’examiner ce qu’expose ensuite l’Église. Je commence.

Ce serait peine inutile de montrer dans l’examen suivant toutes les erreurs, les contradictions, les insanités, les mensonges, puisque l’examen des deux premiers chapitres sur les dogmes fondamentaux a déjà dévoilé au lecteur les procédés de pensée et d’inspiration de l’auteur. Maintenant j’exposerai brièvement tous les dogmes suivant leur lien commun, en indiquant les passages et les arguments essentiels cités pour la confirmation de ces dogmes. Je fais cela pour tirer du lien général de toute la doctrine le sens qui pourrait ne pas se dégager des passages particuliers. Je rappellerai le commencement afin de poursuivre dans un ordre logique.

Il y a un Dieu. Il est unique (§ 13). Il est esprit (§ 17). Il a une quantité innombrable d’attributs. Ces attributs révélés par l’Église sont les suivants : (§ 19) Les attributs en général : l’infinité, l’aséité, l’indépendance, l’immutabilité, l’omniprésence, l’éternité, l’omnipuissance. Les attributs de son intelligence (§ 20), l’omniscience et la sagesse. Les attributs de sa volonté (§ 21), la bonté, la liberté, la sainteté, la fidélité et la justice.

Il y a trois personnes en Dieu. Il est un et trois personnes. Les personnes sont indépendantes et indivisibles (Les preuves de la Sainte Écriture § 26, 27, 28). Les trois personnes sont égales entre elles. Quelques-uns ont pensé que l’une est plus importante que l’autre. Ce n’est pas vrai. Elles sont égales. Le Père est Dieu (§ 32). Le Fils est Dieu (§ 33). On cite les discussions qui affirment le contraire et les preuves de la sainte Écriture qui les réfutent, et le raisonnement que Dieu seul n’est pas soumis à l’autre et que tous deux ont une puissance égale. Il en va de même pour la divinité du Saint-Esprit (§ 35). Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont des attributs personnels (§ 38). On cite un grand nombre de discussions sur les attributs personnels, et enfin on expose que l’attribut personnel du Père (§ 39) consiste en ce qu’il n’est pas né et fait procéder le Fils et le Saint-Esprit :

… d’une manière toute spirituelle, et par conséquent sans ombre de souffrance ou de division matérielle, car l’essence de Dieu est immatérielle et simple ; qu’il engendre et fait procéder de toute éternité et à toujours, car il n’y a pas eu un temps où le Père ne fût pas le Père du Fils et ne fit pas procéder le Saint-Esprit, de même qu’il n’y a pas eu un temps qu’il ne fût pas Dieu ; or, ce qui n’eut pas de commencement ne peut pas non plus avoir de fin ; qu’il engendre et fait procéder d’une façon que Lui seul connaît comme le Fils et le Saint-Esprit, mais qu’aucune créature n’est en état de comprendre ; qu’enfin l’éternité et l’aséité ne sont attribuées à Dieu le Père, d’une manière exclusive, que par rapport aux autres personnes de la Sainte-Trinité, tandis qu’au point de vue de la divinité, le Fils et le Saint-Esprit sont également éternels et ont l’existence par eux-mêmes, ou, pour mieux dire, que toute la Sainte-Trinité est coexistante par elle-même et coéternelle (pp. 321, 322).

L’attribut personnel du Fils est :

§ 40. — 1. Que le Fils soit engendré de l’essence et de la substance du Père et de nul autre ni du néant.

2. Au reste, bien que le Fils soit engendré de la substance même du Père, ce n’est point que, dans cette opération, il se détache une portion quelconque de cette substance, ou que le Père y perde quelque chose, ou qu’il manque quelque chose au Fils.

3. La génération du Fils de Dieu est une génération éternelle ; par conséquent elle n’a pas eu de commencement et n’a jamais eu de fin.

4. Le Fils est né du Père, mais il ne s’est point détaché de lui, ou ce qui revient au même, il est né sans qu’il y ait eu division de substance… Il a son hypostase propre, distinct de l’hypostase du Père (p. 325).

L’attribut personnel du Saint-Esprit (§ 41). Durant cinquante pages, on suit les discussions de la question suivante : De qui procède le Saint-Esprit ; du Père et du Fils ou du Père seul ?

La discussion est résolue par l’analyse des preuves extérieures. Ces preuves, les voici :

Qui donc, la main sur le cœur, prendra le parti d’affirmer qu’en croyant que le Saint-Esprit procède du Père nous avons dévié de la vérité ? Qui osera, en âme et conscience, nous accuser d’erreur et d’hérésie lorsque, nous intenter une pareille accusation, ce serait l’intenter du même coup à tous les saints Pères et Docteurs de l’Église, l’intenter non pas seulement aux conciles provinciaux, mais aussi aux conciles œcuméniques et, en général, à toute l’ancienne Église, ce serait accuser d’erreur et d’hérésie jusqu’à la Parole de Dieu ? Qui aura l’audace de proférer un tel blasphème ? (p. 421).

Puis vient l’Application morale du dogme de la Trinité, que nous avons déjà citée. On peut penser que l’application la plus simple et la plus claire de toutes les discussions précédentes est celle-ci : qu’il ne faut pas dire de sottises, et, principalement, qu’il ne faut pas enseigner ce que personne ne peut comprendre, et plus encore qu’il ne faut pas saper pour elles les bases principales de la foi, de l’amour et de l’absolution du prochain.


Section ii. — De Dieu dans son rapport général avec le monde et avec l’homme.Chapitre premier. — De Dieu comme créateur.

Dieu a créé le monde. Voici comment l’Église nous enseigne cela :

§ 52. — Dieu est sans nul doute le Créateur de toutes les choses visibles et invisibles. Avant tout Il créa par sa pensée toutes les puissances célestes, comme les hérauts de sa gloire, et ce monde intelligent qui, selon la grâce qui lui fut octroyée, a la connaissance de Dieu, et est soumis en tout à sa volonté. Après cela il tira du néant ce monde visible et matériel. Enfin Il créa l’homme, composé d’une âme immatérielle, intelligente, et d’un corps matériel, afin qu’il parût déjà évidemment, par l’homme, le seul être ainsi formé, que c’est Dieu qui est le Créateur des deux mondes, de l’immatériel et du matériel (p. 427).

Comme toujours, suit la discussion :

Les uns croyaient le monde éternel ; d’autres le reconnaissaient comme émané de Dieu ; ceux-ci enseignaient qu’il s’est fait de lui-même, par hasard, du chaos éternel ou d’atomes ; ceux-là que Dieu l’a formé d’une matière coéternelle avec Lui. Personne ne peut s’élever jusqu’à la hauteur de cette idée, que le monde a été tiré du néant par la force toute-puissante de Dieu (p. 428).

Toutes ces opinions sont controversées dans le § 55 : Dieu a créé le monde de rien (p. 434), et dans le § 56 : Dieu a créé l’univers, non de toute éternité, mais dans le temps ou avec le temps (p. 437).

Plus on avance dans la lecture de cet ouvrage, plus on s’étonne. L’auteur ne semble avoir eu d’autre but que de ne laisser aucune place à la compréhension raisonnable, et non pas à la compréhension des divers mystères, mais tout simplement à la compréhension de ce qu’il dit. Je me représente un homme qui croit que Dieu a créé le monde. Eh bien ! quoi encore ? Il ne veut pas chercher comment on le prouve. Mais non. On exige de lui qu’il reconnaisse que le monde a été créé non de quelque chose mais de rien, non de l’éternité mais dans le temps. On discute cela et l’on prouve que le monde est créé dans le temps ou plutôt avec le temps. « La prescience ou la prédétermination était en Dieu avant l’existence de toute chose (438). » On dit : « Il y eut un temps le monde n’existait pas (438), » autrement dit, (en parlant de la prescience de Dieu) quand le temps n’existait pas, Dieu connaissait le temps futur. Quand on dit : « Il y eut un temps où le monde n’existait pas » (et le temps n’existait pas), on admet qu’il y eut un temps (car il y eut un temps, cela signifie que le temps existait) où il n’y avait pas de temps. Quand on dit : « Dieu a créé le temps » on dit : (puisque le verbe est au passé) qu’il y eut un temps où Dieu a créé le temps.

§ 57. Le monde fut créé par les trois personnes. Cela est prouvé par la sainte Écriture et cela s’exprime ainsi :

« Le Père créa l’univers par le Fils dans le Saint-Esprit, » ou : « Tout provient du Père par le Fils dans le Saint-Esprit ; non pas pourtant dans ce sens que le Fils et le Saint-Esprit aient eu dans la création une action purement servile ou passive mais dans ce sens qu’en créant Ils ont accompli la volonté du Père (pp. 443, 444).

§ 58. Mode de la création. — Le monde est créé 1o par l’intelligence, 2o par la volonté, 3o par le verbe :

Dieu créa le monde selon les idées qu’il en eût de toute éternité, tout à fait librement et par un seul acte de sa volonté. Le plan de la création exista éternellement dans sa pensée ; sa libre volonté décida l’exécution de ce plan ; un seul acte de cette volonté le réalisa (pp. 448, 449}.

Le mot « idées » surtout, est joli.

§ 59. Motif et but de la création. — Voici pourquoi Dieu a créé le monde :

Il faut croire que Dieu, qui est bon et très bon, quoique en Lui-même souverainement parfait et glorieux, tira l’univers du néant afin qu’il y eût d’autres créatures qui, en Le glorifiant, participassent à sa bonté (p. 449).

Le but de Dieu — la gloire. La Sainte Écriture en fournit les preuves. Ensuite : § 60. Perfection de la créature et origine du mal qui existe dans le monde. — On demande d’où vient le mal et l’on répond que le mal n’existe pas. En voici la preuve :

Dieu est un Être souverainement sage et tout puissant ; Il n’a donc pu faire le monde imparfait ; Il n’a pu rien y produire qui ne répondît pas à son but et ne concourût pas à la perfection du tout. Dieu est un Être souverainement saint et bon ; par conséquent, Il n’a pu être l’auteur ni du mal moral ni du mal physique ; et s’il avait créé le monde imparfait, ç’aurait été ou parce qu’il n’aurait pas pu le faire mieux ou parce qu’il ne l’aurait pas voulu. Mais ces deux suppositions sont également contradictoires avec la véritable idée de l’Être suprême (p. 456).

Le mal n’existe pas parce que Dieu est bon. Et le fait que nous souffrons du mal ? Pourquoi donc fallait-il demander d’où vient le mal, s’il n’existe pas ?

§ 61. Application morale du dogme. — Il faut glorifier Dieu, etc.

§ 62. Du monde spirituel.

Les Anges sont des esprits incorporels, doués d’intelligence, de volonté et de force. Ils ont été créés avant le monde visible et l’homme… Ils se divisent en neuf chœurs… Les mauvais Anges mêmes ont été créés bons par Dieu, mais sont devenus mauvais par leur propre volonté (p, 458).

Et aussitôt, comme toujours, vient la discussion contre ceux qui ne pensent pas ainsi des anges et des démons. Ensuite les preuves tirées de la Sainte Écriture, qu’il y a des anges de beaucoup de grades divers.

§ 65. — Les anges sont, par leur nature, des esprits incorporels, plus parfaits que l’âme humaine, mais pourtant bornés (p. 472).

Ils sont créés à l’image de Dieu, ont la raison et la volonté. Les preuves de la Sainte Écriture.

§ 66. Nombre et ordre des Anges ; hiérarchie céleste. — Le nombre des Anges comporte des milliers et des milliers, c’est-à-dire qu’il est infini. Il y a diverses classes de forces célestes. Vient alors une discussion avec Origène sur les grades des Anges, et l’on prouve qu’il y en a neuf classes :

« Il y a neuf chœurs d’anges divisés en trois ordres ou hiérarchies. La première hiérarchie comprend ceux qui sont les plus rapprochés de Dieu, savoir : les Trônes, les Chérubins et les Séraphins. Dans la seconde sont les Puissances, les Dominations et les Vertus. La troisième renferme les Anges, les Archanges et les Principautés. »

Cette division repose en partie sur l’Écriture sainte, d’un côté, en tant que l’on y trouve nommés tous les ordres angéliques » (p. 482).

Mais cette division repose principalement sur la tradition sacrée :

« Parmi les opinions particulières qui ont été émises sur ce sujet, voici la plus remarquable. On a pensé que la division des Anges en neuf ordres n’embrassait que ceux de leurs noms et de leurs ordres qui nous sont révélés dans l’Écriture, et laisse en dehors quantité d’autres noms et chœurs d’Anges qui sont pour nous actuellement un mystère, mais que nous connaîtrons dans la vie à venir (p. 485).

§ 67. Dénominations différentes des malins esprits et réalité de leur existence. — Outre les anges, il existe le diable et les anges du diable.

« Que ce diable et ses anges soient pris dans l’Écriture sainte, non pour des êtres imaginaires, mais pour des êtres réels, cela ressort : 1o des livres du Vieux Testament » (p. 486).

Et mieux encore des livres du Nouveau Testament, (p. 487). Suivent les preuves.

§ 68. Les esprits malins ont été créés bons ; ils sont tombés par leur propre faute. — Comment le bon pouvait-il devenir mauvais, on ne l’explique pas. Mais dans la Sainte Écriture les preuves abondent. Les diables sont devenus mauvais. Certains Pères de l’Église disent que ce fut un peu avant la création du monde ; les autres prétendent que les diables gardèrent assez longtemps l’état de bonté. Les diables ne sont pas devenus mauvais tout d’un coup.

« D’abord il ne tomba que leur chef, qui entraîna plus tard après lui tous les autres. Suivant quelques-uns, ce chef était, avant sa chute, le premier et le plus parfait de tous les esprits créés ; il avait la prééminence sur toutes les armées célestes ; mais, selon d’autres, il était au moins du nombre des esprits supérieurs (ταξιάρχων,) à la direction desquels étaient subordonnés les ordres inférieurs des Anges, et nommément du nombre de ceux entre lesquels Dieu avait partagé l’administration des différentes parties du monde. Pour les autres, que l’Étoile du jour entraîna dans sa chute, c’étaient des anges subalternes, placés sous sa domination, et qui, par cela même, purent se laisser séduire par son exemple, ses exhortations ou ses artifices (pp. 492, 493).

Par quels péchés les diables sont-ils tombés ? Par leur union avec les filles de l’homme, disent les uns ; par l’envie, disent les autres ; enfin par l’orgueil.

« Mais en quoi proprement consiste l’orgueil de l’esprit déchu, qui constitua son premier péché ? À cet égard les opinions furent partagées. Quelques-uns, se fondant sur les paroles d’Isaïe (xiv, 13, 14) pensaient que le diable eut la prétention d’être égal à Dieu dans son essence et de siéger avec lui sur un seul et même trône ; que même il alla jusqu’à se croire supérieur à Dieu, et devint par ce fait cet « ennemi de Dieu » dont parle l’Apôtre, « qui s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré » (ii, Thess., ii, 4). Suivant d’autres, l’Étoile du matin tombée du ciel aurait refusé d’adorer le Fils de Dieu, soit qu’elle eût envié ses prérogatives, soit qu’ayant su par révélation que ce Fils de Dieu devait un jour souffrir elle eût douté de sa divinité, et n’eût pas consenti à le reconnaître pour Dieu (p. 496).

À quelle profondeur les diables sont-ils tombés, et Dieu leur a-t-il donné le temps de se repentir ? Cela aussi est résolu. Avant la création du monde, le diable pouvait se repentir, mais après il ne le pouvait déjà plus.

§ 69. Nature des esprits malins, leur nombre et leurs ordres. — La nature des diables est la même que celle des anges. Leur nombre est très grand. On suppose qu’ils ont aussi des grades.

De tout cela on tire l’application morale du dogme (§ 70).

Ici l’application morale du dogme est encore plus inattendue que dans le cas précédent. Mais pour la première fois, elle a un but évident :

« Les Anges de Dieu sont tous égaux entre eux par leur nature, mais ils diffèrent en forces et en perfections, et par conséquent, il y a parmi eux des supérieurs et des inférieurs, des chefs et des subordonnés, il y a une hiérarchie invariable établie par Dieu même. Il en doit être de même parmi nous : malgré l’unité de notre nature, nous nous distinguons les uns des autres, selon la volonté du Créateur, par diverses facultés et divers avantages ; entre nous aussi il doit y avoir des inférieurs et des supérieurs, des chefs et des subordonnés, et dans nos sociétés Dieu lui-même établit l’ordre et la hiérarchie ; Il appelle ses oints sur les trônes (Prov., viii, 15) ; Il crée tous les pouvoirs inférieurs (Rom., xiii, 1) ; Il assigne à chacun sa place et son devoir (pp. 502, 503).

Pour la première fois une règle définie est appliquée au dogme.

§ 71. Bientôt après la création des anges et des diables, Dieu a créé le monde matériel. Voici comment :

« Au commencement, Dieu créa de rien le ciel et la terre. La terre était informe et nue. Ensuite Dieu produisit successivement : le premier jour du monde, la lumière ; le second jour, le firmament ou le ciel visible ; le troisième, les réservoirs des eaux, l’élément aride et le règne végétal ; le quatrième, le soleil, la lune et les étoiles ; le cinquième, les poissons, les animaux aquatiques et les oiseaux ; le sixième, les quadrupèdes qui vivent sur la terre » (p. 503, 504).

§ 72. La narration de Moïse sur l’origine du monde matériel est historique. — On tâche de prouver que l’histoire s’est passée quand le temps n’existait pas.

§ 73. Sens du récit de Moïse sur la création en six jours. — On prouve qu’il faut entendre littéralement toutes les paroles de Moïse.

§ 74. Solution des objections soulevées contre le récit de Moïse. — Pour réfuter l’opinion erronée des rationalistes, qu’il ne pouvait être ni jour ni nuit quand il n’y avait pas de soleil, on dit :

« Il est parfaitement vrai qu’actuellement le jour ne peut exister sans le soleil, mais alors cela n’était point impossible. Il ne fallait, pour le réaliser, que deux conditions, savoir : que la terre tournât autour de son axe, et que la matière lumineuse, qui existait dès le premier jour, fût mise en vibration. Or, on ne peut nier que le mouvement de rotation de la terre n’ait commencé au premier jour, et que le Créateur n’ait pu, durant ce même jour et les deux suivants, faire vibrer la lumière par sa puissance immédiate, comme le font, à partir du quatrième, les corps célestes qui en ont reçu de Dieu la faculté » (pp. 512, 513).

Il faut répéter mot à mot, et plutôt admettre que Dieu, par sa puissance immédiate, mettait en mouvement la lumière, — comme si son but n’était pas de créer le monde, mais que l’image de la création soit d’accord avec la Bible — qu’admettre un écart quelconque des paroles de Moïse, qui veut faire coïncider son récit avec notre représentation et nos connaissances de la zoologie, de la physique, et de l’astronomie. Toute l’histoire de la création en six jours, il faut l’entendre à la lettre. C’est l’Église qui l’ordonne. C’est le dogme.

§ 75. Application morale du dogme. — C’est qu’il faut aller à la messe tous les dimanches et célébrer le septième jour.

§ 76. Après tout, Dieu a créé l’homme. L’union du monde matériel avec le monde spirituel. C’est pourquoi l’homme s’appelle « le monde en petit ».

« Dieu dit en sa Sainte-Trinité : « Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance « (Gen., i, 26). Et Dieu forma de la terre le corps du premier homme, Adam ; Il répandit sur son visage un souffle de vie ; Il introduisit Adam dans le paradis ; Il lui donna pour nourriture tous les fruits qu’il contenait, sauf ceux de l’arbre de vie ; enlin Il prit à Adam, pendant son sommeil, une de ses côtes, dont Il forma la première femme, Ève » (p. 517).

§ 77. Subsistance et signification du récit de Moïse sur l’origine des premiers hommes : Adam et Ève.

« Il faut entendre cette narration dans un sens historique, et non point comme une fiction ou un mythe. En effet : 1o elle fut entendue ainsi par Moïse lui-même » (p. 518). D’autre part, il est dit :

« Bien qu’il faille entendre dans un sens historique tout le contenu de ce récit, néanmoins tout ne doit pas y être pris à la lettre » (p. 521).

La question : Faut-il interpréter ce texte dans le sens historique ou littéralement ? reste donc sans réponse,

§ 78. Le genre humain tout entier provient d’Adam et d’Ève. — Selon l’ordre admis, d’abord la discussion du sujet, puis celle des arguments adverses :

« Cette vérité a deux sortes d’adversaires : d’abord les gens qui prétendent qu’avant Adam il y avait déjà des hommes sur la terre (les préadamites), et que, par conséquent, Adam n’est point le père du genre humain ; ensuite ceux qui admettent avec Adam d’autres types de la race humaine (les coadamides), et pensent, par conséquent, que tous les hommes ne proviennent point d’une seule et même souche » p. 522).

Comme dans plusieurs autres passages de l’ouvrage, on voit qu’il ne s’agit pas de contredire, puisqu’il n’y a aucune opposition, il ne s’agit que d’exposer le dogme. Et le dogme n’est que le résultat de la discussion. C’est pourquoi il est nécessaire d’exposer ce contre quoi on a discuté seulement pour dire où réside la doctrine de l’Église. Ici sans doute sont démenties victorieusement les raisons des premiers par la Sainte Écriture, et les raisons des seconds, par la physiologie, la linguistique, la géographie, ces sciences étant interprétées en vue du but à atteindre.

Ces preuves de l’unité du genre humain ne sont remarquables qu’en ce que, devant nos yeux, se passe la formation de ce qu’on appelle le dogme, qui, en réalité, ne représente autre chose que certaines expressions d’une opinion particulière dans une discussion quelconque. Les uns prouvent que les hommes ne pouvaient avoir un seul père, les autres prouvent que c’est possible. Les uns et les autres ne peuvent citer au profit de leur thèse rien de très probant, et cette discussion, qui n’est pas intéressante, n’a rien de commun avec la question de la foi, avec la question du sens de la vie. Mais ceux-ci discutent non pour résoudre la question scientifique mais parce qu’une certaine solution leur est nécessaire. Elle confirme leur tradition.

La théologie s’évertue à prouver que Dieu pouvait compter les jours quand il n’y avait pas de soleil, en « faisant vibrer la matière » ; et afin de prouver que tous les hommes tiraient leur origine d’un seul la théologie dit :

« Toutes les langues et tous les dialectes humains se rapportent à trois classes principales : l’indo-européen, le sémitique et le malais, et remontent à la même racine, que les uns retrouvent dans l’hébreu et que les autres ne déterminent pas » (p. 530).

La théologie dit sur ces faits ce qu’elle sait et ce qu’elle peut. Et les paroles insensées (sur la vibration de la matière) passent inaperçues dans le monde de la science. Mais imaginons-nous que l’auteur de la théologie, ce qui est très probable, soit sacré, dans trois siècles, Père de l’Église ; ses paroles seront alors la confirmation du dogme. Cinq cents ans plus tard, Dieu faisant vibrer la matière, pourra devenir aussi un dogme. Cette considération peut seule expliquer qu’on tienne maintenant pour dogme des paroles étranges et absurdes.

§ 79. Origine de chaque homme, et particulièrement origine de l’âme.

« Dieu n’en est pas moins le créateur de chaque homme en particulier. Il n’y a ici qu’une seule différence : c’est que Dieu créa Adam et Ève immédiatement, tandis qu’il créa médiatement tous leurs descendants par la vertu de la bénédiction qu’Il donna à nos premiers parents, aussitôt après les avoir formés en leur disant : « Croissez et multipliez-vous, remplissez la terre (p. 532).

Suivent les textes de l’Écriture sainte, puis la définition exacte par l’Église, du moment où Dieu créa l’âme humaine.

« La Sainte Église, ayant foi à la divine Écriture, enseigne que l’âme est formée en même temps que le corps, entendant par là, non qu’elle reçoit l’existence de la même semence dont est formé le corps, mais que, par la volonté du Créateur, elle vient animer le corps au moment de sa formation » (p. 533).

Quand se passe cette création de l’âme, l’auteur n’en dit rien. Comme explication nous trouvons plus loin : « Au moment même où le corps déjà formé est apte à la recevoir» (p. 536).

Si cela n’explique rien, en revanche, plus loin, on nous dit comment et avec quoi l’âme est créée par Dieu. Et ici encore la discussion. Les uns disent que l’âme provient d’elle-même, de l’âme des parents ; les autres de rien, directement du germe. Tous ont tort :

Dieu crée les âmes humaines ainsi que les corps, par la vertu de cette même bénédiction : « Croissez et multipliez-vous, » donnée par lui dès le commencement au premier couple ; Il les crée, non de rien, mais des âmes des parents. En effet, suivant l’enseignement de l’Église, bien que les âmes des hommes reçoivent l’existence par la création, ils ne la reçoivent pourtant pas sans la transmission héréditaire de la tache originelle ; or cette transmission serait impossible si Dieu tirait les âmes du néant (p. 535).

§ 80. Composition de l’homme. — L’homme est composé de deux parties : de l’âme et du corps, et non de trois. Comme d’ordinaire, suivent les discussion et confirmation tirées de la Sainte Écriture. La discussion est contre ceux qui prétendent que l’homme est composé de trois parties : du corps, de l’âme et de l’esprit. Ce n’est pas vrai. Seulement du corps et de l’âme.

§ 81. Propriétés ou caractères de l’âme humaine. — L’âme est un être : 1o indépendant, distinct du corps ; 2o immatériel, simple (l’esprit) ; 3o libre ; 4o immortel. Suivent les preuves tirées de la Sainte Écriture. Mais qu’est-ce donc que mon âme et quel est son lien avec le corps ? Où sont les limites de l’âme et du corps ? Ces questions découlent de la définition des propriétés de l’âme ; et elles ne reçoivent point de réponse. C’est ce qui rend cette doctrine si révoltante, qu’elle force de poser des questions auxquelles il n’y a pas, auxquelles il ne peut y avoir de réponses. De même que la définition des propriétés de Dieu ravalait et détruisait en moi l’idée de Dieu, de même la définition des propriétés de l’âme, de son origine, ravale et détruit en moi l’idée de l’âme.

Je connais Dieu et l’âme comme je connais l’infini, par tout autre voie que des définitions, qui détruisent en moi cette connaissance. De même que je sais indiscutablement que le nombre est infini, je sais indiscutablement que Dieu est et que mon âme existe. Mais cette connaissance n’est indiscutable que pour moi, parce que j’y suis amené fatalement. Je suis amené par l’addition à la connaissance indiscutable du nombre infini. À la connaissance indiscutable de Dieu, je suis amené par la question : d’où viens-je ? et à celle de l’âme par la question : qui suis-je ? Je reconnais l’infini du nombre, Dieu, mon âme, puisque j’ai été amené à leur connaissance par la voie de ces questions extrêmement simples. À 2 j’ajoute 1, puis 1, puis 1 ; ou je brise un bâton en deux morceaux, et chacun de ceux-ci en deux, etc. ; et je ne puis ne pas concevoir l’infini. Je suis né de ma mère, ma mère de ma grand’mère, ma grand’mère de mon aïeule, etc., et la dernière de qui ? Inévitablement je suis amené à Dieu. Mes jambes, ce n’est pas moi ; mes bras, ce n’est pas moi ; ma tête, ce n’est pas moi ; mes sens, ce n’est pas moi ; mes idées même, ce n’est pas moi. Qu’est donc moi ? Moi = moi. Moi = mon âme. Mais quand on me dit que le nombre infini est premier ou non premier, pair ou impair, je ne comprends plus rien et je renonce à ma conception de l’infini. J’éprouve la même impression quand on me parle de Dieu, de son essence, de ses attributs, de ses personnes. Je ne comprends plus Dieu, je ne crois pas en ce Dieu. De même quand on me parle de mon âme, de ses attributs. Je ne comprends plus rien et je ne crois pas à cette âme. De quelque côté que je vienne à Dieu, ce sera la même chose : le commencement de ma pensée, de ma raison, c’est Dieu. Le commencement de mon amour c’est aussi lui. Mais si l’on me dit : Dieu a quatorze attributs : l’intelligence et la volonté, les personnes ; ou, Dieu est bon et juste ; ou, Dieu a créé le monde en six jours, je ne crois plus en Dieu. Ainsi en est-il de la conception de l’âme. Si je m’adresse à mon aspiration vers la vérité, je sais que cette aspiration est mon principe immatériel, mon âme. Si je m’adresse à mon sentiment de l’amour pour le bien, je sais que c’est mon âme qui aime. Mais aussitôt qu’on me raconte que cette âme, de l’âme de mes parents, fut introduite en moi par Dieu, quand j’étais encore dans le sein de ma mère, et quand mon corps fut capable de la recevoir, alors je ne crois plus en l’âme, et je demande avec les matérialistes : Montrez-moi ce dont vous parlez ! Où est-ce ?