Critique de la théologie dogmatique/Conclusion

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CONCLUSION


C’est là toute l’explication des vérités divines.

Toutes sont dévoilées ; il ne reste rien de plus, et on ne peut les comprendre autrement, et sur quiconque les comprendra autrement, anathème !

L’homme demande ce qu’est tout cet univers dans lequel il vit, quel est le but de son existence, qui doit guider cette liberté qu’il sent en lui ? Il interroge, et Dieu, par la bouche de l’Église, instituée par lui, lui répond :

« Tu veux savoir ce qu’est cet univers ? Voici : Il y a un Dieu unique, omniscient, omnibon et omnipuissant. Ce Dieu est un pur esprit, mais il possède la volonté et l’intelligence. Ce Dieu est un et en même temps trois. Le Père a procréé le Fils. Le Fils s’est fait chair, et il est assis à la droite du Père. L’Esprit procède du Père. Tous les trois sont Dieu. Tous sont différents et tous sont unis. Ce triple Dieu existait éternellement, un et trois. Soudain ils eurent l’idée de créer le monde. Et Dieu créa le monde, de rien, par sa pensée, par sa volonté, par sa parole. D’abord il créa le monde spirituel des anges. Les anges furent créés bons. Dieu ne les créa que pour leur félicité. Mais, créés bons, ces êtres, tout d’un coup, devinrent méchants. Certains anges restèrent bons ; les autres, devenus méchants, se transformèrent en diables.

Dieu créa une quantité d’anges. Il les a répartis en neuf ordres et trois sections : les Anges, les Archanges, les Chérubins, les Séraphins, les Forces, les Puissances, les Commencements, les Dominations, les Trônes.

Les diables sont également divisés en ordres, mais on n’en connaît pas exactement les noms. Ensuite, un très long temps s’écoula, et Dieu, de nouveau, se mit à créer.

Il créa le monde matériel. Il l’a créé en six jours. Par jour, il faut compter le temps que met la terre à tourner autour de son axe. Dès le premier jour, il y eut le matin et le soir. Comme ce premier jour le soleil n’existait pas encore, Dieu fit vibrer lui-même la matière lumineuse pour qu’il y eût le matin et le soir. Dieu créa durant six jours. Le sixième jour il créa Adam, le premier homme, et il insuffla en lui l’âme. Ensuite il créa la femme.

L’homme est composé de l’âme et du corps. La destination de l’homme est de rester fidèle à la volonté de Dieu.

L’homme fut créé bon et parfait. Son seul devoir était de ne pas manger le fruit défendu, et Dieu, outre qu’il l’avait créé parfait, l’aidait de toutes les façons à tenir cet engagement. Il le distrayait, le visitait dans le jardin du paradis. Cependant Adam mangea du fruit défendu. Dieu bon, pour le punir, chassa Adam du paradis, le maudissant ainsi que toute la terre et tous les descendants d’Adam.

Il ne faut point entendre tout cela dans un sens figuré quelconque, mais au sens propre. Il faut comprendre que tout cela fut réellement ainsi.

Après cela, Dieu, ce même Dieu en trois personnes, omniscient, omnibon, omnipuissant, ayant créé Adam, puis l’ayant maudit avec toute sa postérité, ne cessa pas cependant de se soucier du bien d’Adam et de ses descendants, et de tous les êtres créés.

Il surveille les créatures, les assiste, dirige tous et chacun à part. Ce Dieu a dirigé et dirige les anges, les méchants et les bons, et les hommes, les méchants et les bons. Les anges aident Dieu à diriger le monde. Il y a des anges attachés aux royaumes, aux peuples, aux hommes ; et Dieu, omniscient, omnipotent, omnibon, qui les a créés tous, a perdu pour toujours des quantités d’anges méchants, et tous les hommes, à cause d’Adam, mais il n’a pas cessé de s’occuper de tous les hommes, de prendre soin d’eux d’une façon naturelle et même surnaturelle.

Ce moyen surnaturel de prendre soin des hommes, le voici :

Quand cinq mille ans se furent écoulés, Dieu trouva le moyen de se racheter à lui-même, le péché d’Adam, qu’il avait fait lui-même tel qu’il était. Au nombre des personnes de la Trinité, il y en a une, le Fils. Ce Fils se fit homme dans le sein d’une vierge, par l’opération du Saint-Esprit ; et il s’appela Jésus. Il était Dieu et homme, et une des personnes de la Trinité. C’est cet homme-Dieu qui a sauvé les hommes. Voici comment. Il était prophète, prêtre et roi. Comme prophète, il a donné la nouvelle loi ; comme prêtre, il s’est donné lui-même en sacrifice en mourant sur la croix ; comme roi, il a fait des miracles, est descendu en un enfer d’où il a fait sortir les justes, a détruit le péché, la malédiction et la mort, qui pesaient sur les hommes.

Ce moyen, bien que très puissant, n’a pas sauvé tous les hommes. Une immense quantité de diables sont restés diables ; tant qu’aux hommes, ils doivent profiter de ce salut, habilement. Pour profiter de ce moyen de salut, il faut se sanctifier. L’Église seule peut sanctifier. L’Église, ce sont ces hommes qui disent d’eux-mêmes qu’ils ont reçu l’imposition des mains de gens qui eux-mêmes l’avaient reçue de gens l’ayant reçue à leur tour des disciples de Dieu lui-même — Jésus. En imposant les mains, Dieu lui-même souffla sur eux, et par ce souffle leur donna, ainsi qu’à tous ceux à qui ils le transmettraient, le pouvoir de sanctifier les hommes.

C’est cette sanctification qui est nécessaire pour être sauvé. Cette force qui sauve s’appelle la grâce. C’est la grâce qui sanctifie l’homme et le sauve, c’est-à-dire la force divine transmise sous certaines formes par l’Église. Pour que cette grâce agisse, il est nécessaire que l’homme croie en sa sanctification par la grâce. Il peut même ne pas croire entièrement, mais il doit obéir à l’Église, et, principalement, ne pas nier ; alors la grâce descendra.

L’homme sanctifié par la grâce ne doit plus penser, comme auparavant, que s’il fait le bien c’est qu’il le désire ; il doit penser que s’il fait le bien, c’est uniquement parce que la grâce agit en lui. C’est pourquoi il ne doit se soucier que d’une chose : d’avoir la grâce. Cette grâce est transmise par l’Église, à l’aide de diverses opérations et paroles qu’on appelle sacrements.

Il y a sept sacrements : 1o Le Baptême. Quand le prêtre le baigne d’une certaine façon, l’être baigné devient pur de tout péché, principalement du péché originel d’Adam ; de sorte que si un enfant meurt sans être baigné, étant rempli de péchés, il est damné ; 2o Par la friction d’huile, le Saint-Esprit entre en l’homme ; 3o En mangeant du pain et buvant du vin, dans certaines conditions, et avec la conviction de prendre le corps et le sang de Dieu, l’homme se purifie du péché ; il reçoit la vie éternelle. (En général ce sacrement entraîne beaucoup de grâces ; il faut prier le plus possible quand on vient de le recevoir ; et la prière sera exaucée) ; 4o Quand, après l’aveu des péchés, le prêtre prononcera certaines paroles, les péchés seront effacés ; 5o Quand sept prêtres verseront de l’huile, les maladies du corps et de l’âme seront guéries ; 6o Quand on leur mettra les couronnes, la grâce pénétrera les nouveaux époux ; 7o L’imposition des mains donne le Saint-Esprit.

Le Baptême, l’Onction, la Pénitence, l’Eucharistie, sanctifient l’homme, toujours, indépendamment de l’état spirituel du prêtre et de celui qui reçoit les sacrements, à moins qu’il n’y ait des motifs annulant le sacrement.

Dans ces divers sacrements, réside le moyen de salut que Dieu a inventé. Celui qui se croit sanctifié et fortifié reçoit la vie éternelle, car il est sanctifié et purifié réellement et possède la vie éternelle. Tous ceux qui croient en recevront la rémunération, d’abord particulière, aussitôt après la mort, puis universelle, après la fin du monde. La rémunération particulière des croyants sera d’être glorifiés sur la terre et dans le ciel. Sur la terre, on mettra des cierges devant leurs reliques et les saintes images. Au ciel, ils seront dans la gloire de Christ. Mais avant d’arriver là ils traverseront les espaces aériens, où les anges et les diables les arrêteront, les éprouveront, et discuteront à leur sujet. Ceux pour lesquels la défense des anges l’emportera sur l’accusation, iront en paradis. Ceux pour lesquels les diables l’emporteront, iront en enfer où ils souffriront éternellement. Les justes, qui iront en paradis, seront placés là, en divers endroits. Ceux qui seront plus près de la Trinité pourront prier Dieu. C’est pourquoi nous devons, ici-bas, glorifier leurs reliques, leurs habits, leurs images. Ces objets peuvent faire des miracles. Si l’on prie Dieu devant ces objets, les justes intercéderont pour nous dans le paradis. Les pécheurs iront en enfer, avec les démons : tous les hérétiques, les athées, ceux qui ne sont pas baptisés et ceux qui n’ont pas communié. Et en enfer, ils occuperont différentes places selon leur degré de culpabilité, et ils y resteront jusqu’à la fin du monde. Les prières des prêtres, et surtout celles qui seront prononcées le plus près de l’Eucharistie, peuvent améliorer leur sort.

Mais il y aura aussi la fin du monde et le jugement universel. Voici comment arrivera la fin du monde :

Une personne de la Trinité, Dieu-Jésus, qui est assis aux cieux à la droite de son père, sur les nuages, descendra sur terre, sous l’apparence humaine, qu’il a déjà revêtue. Les Anges sonneront de la trompette, et tous les morts ressusciteront dans leurs corps légèrement modifiés. Puis se réuniront tous les anges, les diables, les hommes ; et Christ jugera. Il mettra à sa droite les justes, qui iront au paradis voir les anges, et à sa gauche, les pécheurs, qui iront avec les diables en enfer, où ils souffriront des tourments bien plus terribles que les brûlures. Ces souffrances seront éternelles ; et tous les justes glorifieront éternellement Dieu bon.


À ma question : Quel sens a ma vie dans ce monde ? la réponse sera celle-ci :

Dieu, par caprice, a créé un monde étrange. Dieu barbare, demi-homme, demi-monstre, a créé le monde tel qu’il l’a voulu, de même l’homme. À toute chose qu’il créait, il disait que c’était bien ; l’homme aussi était bien. Mais, en définitive, tout allait très mal. L’homme fut frappé de malédiction ainsi que toute sa postérité, et Dieu bon continua cependant à créer des enfants dans le sein de leurs mères, sachant que tous, ou beaucoup, seraient damnés. Après qu’il eut inventé le moyen de les sauver, la situation demeura la même ou devint pire, car alors, comme dit l’Église, les hommes comme Abraham, Jacob, pouvaient se sauver par une vie bonne, tandis que maintenant si je suis né juif, bouddhiste, et ne suis pas tombé par hasard sous l’action sanctifiante de l’Église, je suis perdu, et souffrirai éternellement avec les diables. Et c’est pire encore. Si même je suis parmi les heureux, mais si j’ai le malheur de croire légitimes les exigences de ma raison, si je ne renonce pas à elles pour croire en la doctrine de l’Église, je suis perdu. De plus, si même je crois à tout, mais n’ai pas la possibilité de communier, et que mes parents, par négligence, ne prient pas pour moi, je puis tomber en enfer et y rester.

Le sens de ma vie, selon cette doctrine, est l’insanité la plus complète, bien pire que celle qui m’était représentée à la lumière de ma raison seule. Alors je voyais que je vivais, et tant que je vivais je jouissais de la vie. Je mourrai et ne sentirai plus rien. Alors j’étais effrayé de l’insanité de ma vie personnelle, de l’insolubilité de la question : pourquoi mes aspirations, pourquoi ma vie, quand tout cela doit prendre fin ? Mais maintenant c’est encore pire. Tout cela ne se terminera pas et toute cette insanité, qui est le caprice de quelqu’un, durera éternellement.

À ma question : Comment dois-je vivre ? Cette doctrine répond en niant toutes mes exigences morales et m’impose ce qui me parut toujours la chose la plus immorale au monde — l’hypocrisie. De toutes les applications morales des dogmes découle une seule chose : Sauve-toi dans la foi. Si tu ne peux comprendre ce que l’on t’ordonne de croire, dis cependant que tu crois. Affirme par toutes les forces de ton âme le besoin de lumière et de vérité. Dis que tu crois et fais ce qui découle de la foi. L’affaire est claire. Malgré tous ces amendements : que les bonnes actions sont nécessaires à quelque chose et qu’il faut suivre la doctrine du Christ sur l’amour, l’humilité, le sacrifice, il est évident que ces actions ne sont pas nécessaires, et la pratique de la vie de tous les croyants le confirme.

La logique est impitoyable. À quoi bon les bonnes actions, si je suis racheté par la mort de Dieu, si même mes futurs péchés sont rachetés ? Il faut seulement croire.

Comment puis-je lutter, aspirer au bien, en quoi seul je me représentais autrefois les bonnes actions, quand le dogme essentiel de la religion est celui-ci : l’homme ne peut rien par lui-même, mais tout arrive par la grâce. Il faut seulement chercher la grâce. La grâce, je ne puis l’acquérir par moi-même, elle m’est communiquée par les autres. Toutefois si je ne réussis pas à me sanctifier par la grâce durant ma vie, il y a des moyens d’en profiter après la mort. On peut laisser de l’argent à l’Église. On priera pour moi. De moi on n’exige qu’une seule chose : que je cherche la grâce. La grâce se donne par les sacrements et par les prières de l’Église. Il faut donc avoir recours à eux et s’arranger à n’en être jamais privé : avoir près de soi des prêtres, ou vivre dans un couvent, ou laisser le plus d’argent possible pour les prières. Une fois la vie future ainsi garantie, je puis jouir tranquillement de cette vie présente, et pour cette vie, profiter de ces instruments que me donne l’Église, en priant Dieu créateur d’aider à mes actes terrestres, en suivant les indications qui me sont données pour l’efficacité de ces prières. Il est plus efficace de prier devant les saintes images, les reliques, et pendant les offices.

La réponse à la question : Que dois-je faire ? découle nettement de la doctrine. Cette réponse connue de chacun est grossièrement contraire à la conscience ; mais elle est inévitable. Je me rappelle qu’au temps où je doutais encore de la doctrine de l’Église, quand je lisais dans l’Évangile les mots : « Les mauvaises paroles contre le fils de l’homme vous seront pardonnées, mais les mauvaises paroles contre le Saint-Esprit ne vous seront pardonnées ni dans ce siècle ni dans les siècles futurs », je ne pouvais les comprendre. Maintenant ils ne sont que trop clairs pour moi. La voilà cette calomnie contre l’Esprit-Saint qui ne sera pardonnée ni dans cette vie ni dans la vie future ! La calomnie c’est cette terrible doctrine dont la base est le dogme de l’Église.




L’Église orthodoxe ?

Ces mots ne peuvent plus éveiller en moi d’autre idée que celle de quelques hommes à longue chevelure, hardis, peu cultivés, parés de soie, de velours, de diamants et de pierres précieuses, qu’on appelle archevêques ou métropolites, et de milliers d’autres hommes aux longs cheveux qui leur sont servilement soumis ; tous occupés, en feignant d’accomplir des mystères quelconques, à tromper et à voler le peuple. Comment puis-je croire à cette Église, quand je vois qu’aux questions capitales que l’homme pose au sujet de son âme propre, elle répond par des tromperies grossières, des inepties, et par surcroît prétend que personne ne doit oser répondre autrement ? Pour ce que j’ai de plus précieux dans ma vie, je ne dois prendre comme guide que ses seules indications. Je puis choisir la couleur de mes pantalons, ma femme, mais pour cela même par quoi je me sens homme, je dois aller demander la permission à ces individus oisifs, menteurs et ignorants. Pour guider dans ma vie, le sacro-saint de mon âme, j’ai le prêtre de ma paroisse, un garçon qui sort du séminaire, abruti et peu lettré, ou un vieil ivrogne, dont le seul souci est de ramasser le plus possible de sous et d’œufs. Ils m’ordonnent, en priant, de souhaiter longue vie à la pieuse orthodoxe, la dévergondée Catherine ii, à ce brigand Pierre qui blasphéma l’Évangile, et je dois prier pour eux. Ils m’ordonnent de maudire, de brûler et de pendre mes frères, et d’après eux, je dois crier anathème ! Ils m’ordonnent de manger du pain, de boire du vin et de jurer que c’est la chair et le sang, et je dois le faire. Mais c’est affreux !

Ce serait affreux, si c’était possible. Mais en réalité cela n’est pas. Non qu’ils aient faibli dans leurs exigences, ils crient toujours de la même façon anathème ! ou longue vie, pour qui on l’ordonne, mais en réalité, depuis longtemps, personne ne les écoute. Nous, les hommes expérimentés et instruits (je me rappelle les trente années que j’ai vécu en dehors de la religion), nous ne les méprisons même pas, nous ne faisons même pas attention à eux. Nous n’avons même pas la curiosité de savoir ce qu’ils font, disent et écrivent. Le prêtre vient, on donne cinquante kopeks. L’Église est construite pour la vanité : dire des prières, faire venir l’archevêque aux longs cheveux, lui donner cent roubles. Le peuple fait encore moins attention à eux.

Pendant le carnaval il faut manger des crêpes, la semaine de la Passion, communier. Mais si une question morale se pose à nous, nous nous adressons à des penseurs, à des savants, à des hommes intelligents, aux livres ou aux ouvrages des saints, et non pas aux prêtres. Tant qu’aux hommes du peuple, dès que le sentiment religieux s’éveille en eux ils vont aux sectes : Stundistes, Molaklanes, etc. De sorte que depuis longtemps déjà les prêtres n’existent plus que pour eux-mêmes, pour les faibles d’esprit, les coquins et les femmes. Il faut espérer que bientôt ils n’existeront que pour eux seuls.

C’est ainsi. Mais cependant que signifie cela, qu’il y ait des gens intelligents qui partagent cette erreur ? Que signifie cette Église qui les a conduits dans un tel labyrinthe de sottise ? L’Église, selon la définition de la hiérarchie, c’est la réunion des croyants, des prêtres, des infaillibles et des saints. Tous affirment unanimement que les pasteurs de l’Église sont les vrais successeurs des Apôtres, qu’eux seuls ont, par la succession des Apôtres, le pouvoir légitime et le devoir de garder et d’interpréter la révélation divine, tandis que les laïques doivent obéir à la voix de leurs prêtres et n’ont pas le droit d’enseigner.

« Il ne convient pas à un laïque, dit le 64e décret du Concile, de prononcer un mot, ou d’enseigner, s’appropriant ainsi la qualité de docteur ; mais il lui faut obéir à ceux qui ont été désignés par Dieu, prêter l’oreille à ceux qui ont reçu la grâce de la parole du Maître et apprendre d’eux la parole divine. Car l’Église, unie à Dieu, a créé les divers grades selon les paroles de l’Apôtre. » (i Cor., xii, 27, 28.)

Expliquant ce texte, Grégoire le théologien montre clairement les grades qu’ils ont, en disant : « Mes frères, respectons ce grade, conservons celui-ci, celui-ci sera l’oreille, celui-ci la langue, celui-ci la main, etc. Celui-ci enseignera et celui-ci apprendra. » Et un peu plus loin : « Celui qui apprendra sera en obéissance. Celui qui distribue, qu’il distribue avec gaîté ; celui qui sert, serve avec zèle ». Et ensuite : « Pourquoi te fais-tu berger étant brebis : pourquoi te fais-tu la tête étant le pied ; pourquoi veux-tu être le chef, étant placé au rang des soldats ? »

D’après ces paroles il est facile de comprendre quel sens on donne au mot Église quand il s’agit de son infaillibilité dans l’œuvre de prophétie. Sans doute toute l’Église du Christ, en général, qui consiste en des bergers et des troupeaux, est infaillible. Mais puisque garder, enseigner, interpréter la parole divine n’est donné qu’à une certaine classe de pasteurs, puisque le troupeau est obligé de suivre sans broncher, dans cette œuvre sainte, la voix de ses maîtres élus par Dieu, il est évident que dans l’explication de la doctrine de l’infaillibilité de l’Église, il faut avoir en vue, principalement, l’Église qui enseigne, unie d’ailleurs indissolublement à l’Église enseignée.

Du reste, ce que l’Église entend par Église est clair. Ce n’est rien d’autre que le droit des uns d’éduquer les autres. Pour expliquer ce droit, elle dit qu’elle est infaillible. Et elle est infaillible, dit-elle, parce qu’elle tire sa doctrine de la source de la vérité, de Christ. Mais dès qu’il y a deux doctrines qui se réclament également de Christ, ce motif tombe, ainsi que tout ce qui est basé sur lui. Il ne reste que des prétextes à une doctrine aussi insensée. Les prétextes sont clairs si l’on regarde, maintenant, les palais et les carrosses des archevêques et, au vie siècle, le luxe des patriarches, ainsi que les premiers temps des apôtres, si l’on tient compte du désir de chaque docteur de confirmer la vérité de sa doctrine. L’Église affirme que sa doctrine est basée sur la doctrine divine. Les Actes et les Épîtres sont cités dans ce cas, à tort, car les Apôtres, les premiers, ont fait sortir les principes de l’Église, de cette même Église dont il faut prouver la vérité. C’est pourquoi leur doctrine, pas plus que la doctrine postérieure, ne peut confirmer le fait que l’Église est basée sur la doctrine de Christ, si proche qu’elle soit de l’époque du Christ. Selon la doctrine de l’Église, eux sont des hommes, et lui, Dieu. Tout ce que Dieu a dit est vrai, tout ce qu’ils ont dit est sujet à caution et objection. Les Églises le sentaient, c’est pourquoi elles se hâtèrent de mettre sur la doctrine des Apôtres le sceau de l’infaillibilité du Saint-Esprit. Mais si, écartant ce procédé, on se met à étudier la doctrine même du Christ, on demeure frappé de cette audace avec laquelle les docteurs de l’Église veulent baser leur doctrine sur celle de Jésus-Christ, qui nie ce qu’ils veulent affirmer.

Le mot ecclesias, qui n’a d’autre sens que réunion, n’est employé que deux fois dans les Évangiles, et les deux fois par Matthieu : « Sur lui, sur mon disciple fidèle, comme sur une pierre, je fonderai mon union entre les hommes. » L’autre fois dans ce sens : « Si ton frère ne t’écoute pas, dis-le devant la réunion des hommes, car ce que vous délierez ici sera délié au ciel. » Et que font de cela les prêtres ? Pour commencer le grand acte de notre rédemption, parut sur la terre le saint Sauveur. D’abord, on n’attribuait qu’à lui seul le pouvoir d’enseigner aux hommes la vraie religion, reçue par lui de son père :

« L’Esprit du Seigneur est sur moi, c’est pourquoi il m’a oint ; il m’a envoyé pour annoncer l’Évangile aux pauvres, pour guérir ceux qui ont le cœur brisé ;

« Pour publier la liberté aux captifs, et le recouvrement de la vue aux aveugles ; pour renvoyer libres ceux qui sont dans l’oppression, et pour publier l’année favorable du Seigneur. » (Luc, iv, 18, 19.)

Et traversant les villes et les bourgades en prêchant l’Évangile, il ajoutait :

« Je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est pour la vérité écoute ma voix. » (Jean, xviii, 37.)

« Il faut que j’annonce aussi le règne de Dieu aux autres villes ; car c’est pour cela que j’ai été envoyé. « (Luc, iv, 43.)

Alors Jésus parle au peuple et à ses disciples.

« Mais vous, ne vous faites point appeler Maître ; car vous n’avez qu’un Maître, qui est Christ ; et pour vous, vous êtes tous frères…

« Et ne vous faites point appeler docteurs ; car vous n’avez qu’un seul Docteur, qui est le Christ. » (Matthieu, xxiii, 1, 8, 10.)

Ensuite il a transmis son droit divin de docteur à ses disciples, douze, puis soixante-dix, qu’il choisit lui-même pour cette grande œuvre, parmi ses auditeurs. Il leur prescrivit d’aller d’abord prêcher aux brebis perdues d’Israël et ensuite à tous, après sa résurrection, ayant rempli lui-même son œuvre sur la terre, avant de remonter au ciel. Il leur dit :

« La paix soit avec vous ! Comme mon Père m’a envoyé, je vous envoie aussi de même. » (Jean, xx, 21.)

« Allez donc, et instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. » (Matth., xxviii, 19.)

Et d’autre part, très nettement et sous les plus terribles menaces, il a obligé tous les hommes et futurs chrétiens à accepter la doctrine des Apôtres et à leur obéir.

« Qui vous écoute, m’écoute ; qui vous rejette, me rejette ; et qui me rejette, rejette celui qui m’a envoyé. » (Luc, x, 16.)

« Allez-vous-en par tout le monde, et prêchez l’Évangile à toute créature humaine. » Marc, xvi, 15.)

« Toute puissance m’est donnée dans le ciel et sur la terre.

« Allez donc et instruisez toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

« Et leur apprenant à garder tout ce que je vous ai commandé. Et voici, je suis toujours avec vous jusqu’à la fin du monde. Amen. (Matthieu, xxviii, 18, 19, 20.)

« Lui-même donc a donné les uns pour être apôtres, les autres pour être prophètes, les autres pour être évangélistes, et les autres pour être pasteurs et docteurs. » (Éphésiens, iv, 11.)

Même en acceptant ce passage incompréhensible, et évidemment ajouté, sur le baptême au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, il n’y a pas un mot désignant l’Église. Au contraire, on trouve la défense formelle de se nommer docteurs.

Que peut-on dire de plus net contre l’Église, selon la conception de l’Église ? Cependant les prêtres citent ce même passage, en altérant son sens exact. Et contre l’enseignement ? Ce ne sont pas deux ou trois passages, c’est tout le sens de l’Évangile qui parle contre les docteurs. Tous les discours aux Pharisiens, et sur les rites extérieurs, et sur ce que l’aveugle ne conduise pas l’aveugle, sans quoi tous deux tomberont, en un mot tout le sens de la doctrine de Jésus, chez Jean et les autres évangélistes. Il est venu enseigner les pauvres d’esprit et les a appelés bienheureux. Plusieurs fois il répète que sa doctrine est accessible aux enfants et aux pauvres d’esprit, plutôt qu’aux sages et aux savants. Il a choisi les ignorants, les faibles d’esprit, et ils ont compris. Il dit qu’il est venu non pour enseigner, mais pour accomplir, et il accomplit par toute sa vie. Il répète plusieurs fois que celui qui accomplira saura qu’il est heureux par Dieu, et non celui qui fait le docteur. Il s’élève seulement contre ceux qui se donnent pour docteurs. Il dit de ne pas juger autrui. Il dit que lui seul a ouvert la porte aux brebis, que les brebis le connaissent et qu’il les connaît. Et voici que les pasteurs, que personne ne demande, les loups dans les peaux de brebis, sont venus devant lui et disent, eux qui commettent les crimes : « Ce n’est pas lui, mais nous, qui avons ouvert la porte aux brebis. »

Les raisons de ce qui précède sont compréhensibles. Elles l’étaient surtout les premiers temps, quand Paul, le premier, parla de l’Église et de l’infaillibilité. On peut admettre que l’homme ardent, animé d’une foi sincère, ait pu ne pas comprendre parfaitement l’esprit de son maître et s’écarter de sa doctrine. On peut comprendre cela, à cette époque la plus proche du christianisme. Également après, pendant l’oppression sous le pouvoir de Constantin, on peut comprendre qu’on ait pu être entraîné par le désir d’affermir, le plus vite possible, la religion extérieure. Toutes les guerres qu’on a menées au nom de cet écart de l’esprit à la doctrine sont compréhensibles.

Mais le moment de séparer les brebis des boucs est venu. Ils sont séparés déjà de telle façon que la vraie doctrine ne peut plus se rencontrer dans l’Église. Et maintenant il est clair que la doctrine de l’Église, bien que née d’un écart très faible, est de nos jours la pire ennemie du Christ, que ses pasteurs suivent ce qu’ils veulent, sauf la doctrine de Jésus, parce qu’ils la nient.

La doctrine de l’Église est maintenant la doctrine hostile au christianisme. En s’écartant du christianisme, elle l’a déformé à un tel point qu’elle est arrivée à sa négation par toute la vie. Au lieu de l’humilité, l’orgueil ; au lieu de la pauvreté, le luxe ; au lieu du pardon, la condamnation la plus cruelle de tous ; au lieu de l’oubli des offenses, la haine, la guerre ; au lieu de supporter le mal, les supplices.

Le nom de royaume du Christ ne peut pas sauver l’Église. Mais dans ses définitions, outre la définition de l’Église des prêtres, se trouve une définition vague de l’Église des troupeaux, qui doivent obéir. Ce que l’on entend par la première, c’est clair ; mais quant à la seconde, ce n’est pas clair du tout.

La réunion des croyants ? Si les croyants se sont réunis par la foi en une chose, sans doute c’est une réunion de croyants. Telle est la réunion des croyants en la musique de Wagner : la réunion des croyants en la théorie socialiste.

Pour eux le mot Église n’entraîne pas la conception d’infaillibilité, en quoi est le centre de gravité.

L’Église, c’est la réunion des croyants, et rien de plus, et on ne peut pas voir les limites de cette Église, puisque la religion n’est pas une œuvre matérielle. Voici : votre religion des prêtres, celle-ci, on peut la palper, sur les chasubles et autres oripeaux ; mais la religion des croyants, cette seule chose qui est pour les hommes comme la vie et la lumière, on ne peut la palper, dire où elle est et combien il y en a. Alors, c’est dit uniquement pour que les docteurs aient quelque chose à garder. Il n’y a pas d’autre raison. Ce mot, l’Église, c’est la dénomination de la supercherie par laquelle les uns veulent dominer les autres. Il n’y a pas, il ne peut être d’autre Église. Ce n’est que sur cette tromperie, basée sur la véritable doctrine, et expérimentée par toutes les Églises, que sont venus ces dogmes monstrueux qui défigurent et anéantissent toute la doctrine de l’Église — la divinité de Jésus-Christ et du Saint-Esprit, la Trinité, la Vierge mère de Dieu, et tous ces rites païens appelés sacrements. Il est clair qu’ils n’ont pas de sens, qu’ils ne sont nécessaires à personne, excepté le sacrement de l’Ordre, nécessaire aux prêtres, pour recevoir des œufs.

Mais qui introduirait dans la vie la Sainte Écriture ; que croirait-on ; qui enseignerait, si l’Église n’était pas là ? Ce ne sont pas ceux qui parlent, mais ceux qui croient et accomplissent, qui ont propagé la Sainte Écriture. La sainte tradition, c’est l’œuvre du temps et de la vie. La doctrine nécessaire est celle qui s’apprend par la vie, de façon que la lumière soit claire devant les hommes. On n’a jamais cru qu’aux actes. Si vous ne me croyez pas, croyez aux actes. Ni moi ni personne ne sommes appelés à juger les autres. Je ne vois que les actes qui m’instruisent, ainsi que le peuple, tandis que la doctrine et les discussions ne font que le dépraver, le priver de la foi. Et, en effet, il est indiscutable que toutes ces discussions théologiques ne roulaient que sur des questions sans utilité pour personne, sur ce qui ne fait pas l’objet de la religion. Maintenant, nous sommes arrivés à ce point que l’objet de la religion est de savoir si le pape est infaillible ou non, si la Vierge Marie fut conçue sans péché ? etc. La vie ne fut jamais l’objet de la religion ; elle ne pouvait être l’objet de la discussion.

Mais où est la vraie Église des vrais croyants ? Comment savoir ce qui est la vérité, ce qui est l’erreur ? demanderont ceux qui n’ont pas compris la doctrine du Christ… Où est l’Église, c’est-à-dire où sont ses limites ? Si tu es dans l’Église, tu ne peux voir ses limites. Si tu es croyant, tu diras : « Le principal, c’est mon salut, je ne veux plus juger les autres. »

Pour celui qui a compris la doctrine de Jésus, elle consiste en ce que sa lumière doit aller vers la lumière. La vie m’est donnée, et hors d’elle, et plus qu’elle, il n’y a rien, excepté la source de toute la vie, Dieu. Toute la doctrine de l’humilité, le renoncement aux richesses, l’amour du prochain, n’a de sens que si je puis faire la vie en soi-même infinie. Mon rapport avec une autre vie n’est que mon ascension, ma communion, l’union avec elle dans la paix et en Dieu. Par moi-même je ne puis que comprendre la vérité, et mes actes sont les conséquences de l’ascension de ma vie.

Je puis par moi-même exprimer cette vérité : Pour moi qui comprends ainsi la vie (et autrement je ne la comprends pas), quelle peut être la question : « Comment vivent les autres ? » Si je les aime je ne puis pas ne point désirer leur communiquer mon bonheur, mais la seule arme qui me soit donnée, c’est la conscience de ma vie et ses actes. Je ne puis désirer, penser, croire pour un autre. Je gravis ma vie, et cela seul peut aider à la vie d’un autre. Je suis en eux, eux sont en moi.

Toute la doctrine de Jésus est contenue en ce que le peuple traduit par cette simple parole : sauver son âme. Mais la sauver parce qu’elle est tout. Souffre, supporte le mal, ne juge pas les autres, tout cela ne dit que cette seule chose. Et à chaque contact avec les œuvres du monde, Jésus nous apprend par l’exemple de l’indifférence complète, sinon du mépris, comment il faut envisager les choses de ce monde : les vêtements, les impôts pour le temple et le roi, les procès d’héritage, le supplice de la femme adultère, l’onction d’huile précieuse. Tout ce qui n’est pas ton âme ne te regarde pas. Cherchez le royaume des cieux et sa vérité dans votre âme et tout sera bien. Et, en effet, dans mon pouvoir, comme à chacun, mon âme m’est donnée. Les âmes des autres, non seulement je ne puis les posséder, je ne puis pas les comprendre. Comment donc puis-je les corriger, les instruire ? Comment puis-je perdre des forces à ce qui n’est pas en mon pouvoir, et laisser échapper ce qui est en mon pouvoir ?

Outre sa doctrine, Jésus, par toute sa vie, a montré la fausseté de l’organisation de ce monde dans lequel tous paraissent occupés du bien des autres, tandis que leur but est le lucre, l’amour des ténèbres. Examine n’importe quel mal et tu verras que celui qui le commet a pour excuse le bien du prochain. Quand tu verras qu’un homme lutte pour un autre, l’offense, et dit qu’il le fait pour le bien des hommes, cherche ce que l’homme veut vraiment, et tu reconnaîtras qu’il s’agit de son propre désir.

Sans le comprendre la religion fausse a entraîné des hommes dans le faux désir d’enseigner les autres, et a produit l’Église avec toutes ses horreurs et ses monstruosités.

S’il n’y a pas d’Église, qu’y aura-t-il ? Ce qu’il y a maintenant ; ce qu’a dit Jésus : Faites de bonnes actions pour que les hommes, les voyant, glorifient Dieu. Voilà la seule doctrine qui fut et qui sera. Pour les actes il n’y a pas de désaccord, mais dans la confession, dans la compréhension, dans les rites extérieurs, il y eut et il y aura désaccord ; mais ce désaccord ne touche pas la religion et les actes, et ne gêne personne. L’Église a voulu unir ces religions et ces rites extérieurs, et s’est disloquée elle-même en une innombrable quantité de sectes, se niant les unes les autres. Et par cela il est apparu, que ni la confession, ni l’adoration extérieure n’est œuvre de religion. L’œuvre de la religion, c’est uniquement la vie selon la foi. La vie est supérieure à tout. Elle ne peut être soumise à personne sauf à Dieu, qui n’est reconnu que par la vie.


1881.