Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/1

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 11-16).

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INTRODUCTION.




I

De la division de la philosophie.


Quand on considère la philosophie comme fournissant par des concepts les principes de la connaissance rationnelle des choses (et non pas seulement, comme la logique, les principes de la forme de la pensée en général, abstraction faite des objets), on a tout à fait raison de la diviser, comme on le fait ordinairement en théorique et pratique. Mais il faut alors que les concepts qui fournissent aux principes de cette connaissance rationnelle leur objet, soient spécifiquement différents ; sinon ils n’autoriseraient point une division, qui suppose toujours une opposition des principes de la connaissance rationnelle propre aux diverses parties d’une science. Or il n’y a que deux espèces de concepts, lesquelles impliquent autant de principes différents de la possibilité de leurs objets : ce sont les concepts de la nature et le concept de la liberté. Et comme les premiers rendent possible, à l’aide de principes a priori, une connaissance théorique, et que le second ne contient relativement à cette connaissance qu’un principe négatif (une simple opposition), tandis qu’au contraire il établit pour la détermination de la volonté des principes extensifs, qui, pour cette raison, s’appellent pratiques, on a le droit de diviser la philosophie en deux parties, tout à fait différentes quant aux principes, en théorique en tant que philosophie de la nature et en pratique en tant que philosophie morale (car on appelle ainsi la législation pratique de la raison fondée sur le concept de la liberté). Mais jusqu’ici une grave confusion dans l’emploi de ces expressions a présidé à la division des divers principes et par suite de la philosophie : on identifiait ce qui est pratique au point de vue des concepts de la nature avec ce qui est pratique au point de vue du concept de la liberté, et sous ces mêmes expressions de philosophie théorique et pratique, on établissait une division qui, dans le fait, n’en était pas une (puisque les deux parties pouvaient avoir les mêmes principes).

La volonté, en tant que faculté de désirer, est une des diverses causes naturelles qui sont dans le monde, c’est celle qui agit d’après des concepts ; et tout ce qui est représenté comme possible (ou comme nécessaire) par la volonté, on l’appelle pratiquement possible (ou nécessaire), pour le distinguer de la possibilité ou de la nécessité physique d’un effet dont la cause n’est pas déterminée par des concepts (mais, comme dans la matière inanimée, par mécanisme, ou, comme chez les animaux, par instinct. ― Or ici on parle de pratique d’une manière générale, sans déterminer si le concept qui fournit à la causalité de la volonté sa règle est un concept de la nature ou un concept de la liberté.

Mais cette dernière distinction est essentielle : si le concept qui détermine la causalité est un concept de la nature, les principes sont alors techniquement pratiques ; si c’est un concept de la liberté, ils sont moralement pratiques ; et, comme dans la division d’une science rationnelle il s’agit uniquement d’une distinction des objets dont la connaissance demande des principes différents, les premiers se rapportent à la philosophie théorique (ou à la science de la nature), tandis que les autres constituent seuls la seconde partie, à savoir la philosophie pratique (ou la morale).

Toutes les règles techniquement pratiques (c’est-à-dire celles de l’art ou de l’industrie en général, et même celles de la prudence, ou de cette habileté qui donne de l’influence sur les hommes et sur leur volonté), en tant que leurs principes reposent sur des concepts, doivent être rapportées comme corollaires a la philosophie théorique. En effet elles ne concernent qu’une possibilité des choses fondée sur des concepts de la nature, et je ne parle pas seulement des moyens à trouver dans la nature, mais même de la volonté (comme faculté de désirer, et par conséquent comme faculté naturelle), en tant qu’elle peut être déterminée conformément à ces règles par des mobiles naturels. Cependant ces règles pratiques ne s’appellent pas des lois (comme les lois physiques), mais seulement des préceptes ; car, comme la volonté ne tombe pas seulement sous le concept de la nature, mais aussi sous celui de la liberté, on réserve le nom de lois aux principes de la volonté relatifs à ce dernier concept, et ces principes constituent seuls, avec leurs conséquences, la seconde partie de la philosophie, à savoir la partie pratique.

De même que la solution des problèmes de la géométrie pure ne forme pas une partie spéciale de cette science, ou que l’arpentage ne mérite pas d’être appelé géométrie pratique, par opposition à la géométrie pure qui serait la seconde partie de la géométrie en général, de même et à plus forte raison ne faut-il pas regarder comme une partie pratique de la physique, l’art mécanique ou chimique des expériences ou des observations, et rattacher à la philosophie pratique l’économie domestique, l’agriculture, la politique, l’art de vivre en société, la diététique, même la théorie générale du bonheur et l’art de dompter ses passions et de réprimer ses affections en vue du bonheur, comme si tous ces arts constituaient la seconde partie de la philosophie en général. En effet, ils ne contiennent tous que des règles qui s’adressent, à l’industrie de l’homme, qui, par conséquent ne sont que techniquement pratiques, ou destinées à produire un effet possible d’après les concepts naturels des causes et des effets, et qui, rentrant dans la philosophie théorique (ou dans la science de la nature), dont elles sont de simples corollaires, ne peuvent réclamer une place dans cette philosophie particulière qu’on appelle la philosophie pratique. Au contraire, les préceptes moralement pratiques, qui sont entièrement fondés sur le concept de la liberté et excluent toute participation de la nature dans la détermination de la volonté, constituent une espèce toute particulière de préceptes : comme ces règles auxquelles obéit la nature, ils s’appellent véritablement des lois, mais ils ne reposent pas, comme celles-ci, sur des conditions sensibles ; ils ont un principe supra-sensible, et ils forment à eux seuls, à côté de la partie théorique de la philosophie, une autre partie sous le nom de philosophie pratique.

On voit par là qu’un ensemble de préceptes pratiques, donnés par la philosophie, ne constitue pas une partie spéciale et opposée à la partie théorique de cette science, par cela seul qu’ils sont pratiques ; car ils pourraient l’être encore, quand même leurs principes (en tant que règles techniquement pratiques) seraient tirés de la connaissance théorique de la nature : il faut encore que le principe sur lequel ils se fondent ne soit pas dérivé lui-même du concept de la nature, toujours subordonné à des conditions sensibles, et repose par conséquent sur le supra-sensible, que le concept seul de la liberté nous fait connaître par des lois formelles, et qu’ainsi les préceptes soient moralement pratiques, c’est-à-dire que ce ne soient pas seulement des préceptes ou des règles relatives à tel ou tel dessein, mais des lois qui ne supposent aucun but ou aucun dessein préalable.



II

Du domaine de la philosophie en général.


L’usage de notre faculté de connaître par des principes et la philosophie par conséquent n’ont pas


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]