Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/Intro/4

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 26-29).


IV

Du Jugement comme faculté législative a priori.


Le Jugement en général est la faculté de concevoir[1] le particulier comme contenu dans le général.

Si le général (la règle, le principe, la loi) est donné, le Jugement qui y subsume le particulier (même si, comme Jugement transcendental, il fournit a priori les conditions qui seules rendent cette subsomption possible) est déterminant. Mais si le particulier seul est donné et que le Jugement y doive trouver la général, il est simplement réfléchissant.

Le Jugement-déterminant, soumis aux lois générales et transcendentales de l’entendement, n’est que subsumant ; la loi lui est prescrite a priori, et ainsi il n’a pas besoin de penser par lui-même à une loi pour pouvoir subordonner au général le particulier qu’il trouve dans la nature. — Mais autant il y a de formes diverses de la nature, autant il y a de modifications des concepts généraux et transcendantaux de la nature, que laissent indéterminés les lois fournies a priori par l’entendement pur ; car ces lois ne concernent que la possibilité d’une nature (comme objet des sens) en général. Il doit donc y avoir aussi pour ces concepts des lois qui peuvent bien, en tant qu’empiriques, être contingentes au regard de notre entendement, mais qui, puisqu’elles s’appellent lois (comme l’exige le concept d’une nature), doivent être regardées comme nécessaires en vertu d’un principe, quoique inconnu pour nous, de l’unité du divers. — Le Jugement réfléchissant, qui est obligé de remonter du particulier qu’il trouve dans la nature au général, a donc besoin d’un principe qui ne peut être dérivé de l’expérience, puisqu’il doit servir de fondement à l’unité de tous les principes empiriques, se rangeant sous des principes également empiriques mais supérieurs, et par là à la possibilité de la coordination systématique de ces principes. Ce principe transcendental, il faut que le Jugement réfléchissant le trouve en lui-même, pour en faire sa loi ; il ne peut le tirer d’ailleurs (parce qu’il serait alors Jugement déterminant), ni le prescrire à la nature, parce que, si la réflexion sur les lois de la nature s’accommode à la nature, celle-ci ne se règle pas sur les conditions d’après lesquelles nous cherchons à nous en former un concept tout à fait contingent ou relatif à cette réflexion.

Ce principe ne peut être que celui-ci : comme les lois générales de la nature ont leur principe dans notre entendement qui les prescrit à la nature (mais au point de vue seulement du concept général de la nature en tant que telle), les lois particulières, empiriques relativement à ce que les premières laissent en elles d’indéterminé, doivent être considérées d’après une unité telle que l’aurait établie un entendement (mais autre que le nôtre), qui, en donnant ces lois, aurait eu égard à notre faculté de connaître, et voulu rendre possible un système d’expérience fondé sur des lois particulières de la nature. Ce n’est pas qu’on doive admettre, en effet, un tel entendement (car c’est le Jugement réfléchissant qui seul fait de cette idée un principe pour réfléchir et non pour déterminer), mais la faculté de juger se donne par là une loi pour elle-même et non pour la nature. Or, comme le concept d’un objet, en tant qu’il contient aussi le principe de la réalité de cet objet, s’appelle fin, et que la concordance d’un objet avec une disposition de choses qui n’est possible que suivant des fins, s’appelle finalité de la forme de ces choses, le principe du Jugement, relativement à la forme des choses de la nature soumises à des lois empiriques en général, est la finalité de la nature dans sa diversité ; ce qui veut dire qu’on se représente la nature par ce concept comme si un entendement contenait le principe de son unité dans la diversité de ses lois empiriques.

La finalité de la nature est donc un concept particulier a priori, qui a uniquement son origine dans le jugement réfléchissant ; car on ne peut pas attribuer aux productions de la nature quelque chose comme un rapport de la nature même a des fins, mais seulement se servir de ce concept pour réfléchir sur la nature relativement à la liaison des phénomènes qui s’y produisent suivant des lois empiriques. Ce concept est bien différent aussi de la finalité pratique (de celle de l’industrie humaine ou de la morale), quoiqu’on la conçoive par analogie avec cette dernière espèce de finalité.


Notes de Kant[modifier]

  1. J’ai traduit en général denken qui signifie proprement penser par concevoir, parce que ce mot est d’un usage plus commode. S’il traduit moins exactement le mot allemand, il peut fort bien être employé comme synonyme de penser, pris dans le sens de Kant, et il a même l’avantage de se rapprocher du mot concept (Begriff), qui signifie précisément soit la condition, soit le résultat de la pensée, telle que Kant l’explique. J.B.


Notes du traducteur[modifier]