Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L1/III

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 69-72).


§. III.


La satisfaction attachée à l'agréable est liée à un intérêt.


L'agréable est ce qui plaît aux sens dans la sensation. C'est ici l'occasion de signaler une confusion bien fréquente, résultant du double sens que peut avoir le mot sensation. Toute satisfaction, dit-on ou pense-t-on, est elle-même une sensation (la sensation d'un plaisir). Par conséquent toute chose qui plaît, précisément parce qu'elle plaît, est agréable (et suivant les divers degrés, ou ses rapports avec d'autres sensations agréables, elle est charmante, délicieuse, ravissante, etc.). Mais si on accorde cela, les impressions des sens qui déterminent l'inclination, les principes de la raison qui déterminent la volonté, et les formes réflexives de l’intuition qui déterminent le Jugement, sont identiques quant à l’effet produit sur le sentiment du plaisir. En effet, il n’y aurait là rien autre chose que ce qui est agréable dans le sentiment même de notre état ; et comme en définitive nos facultés doivent diriger tous leurs efforts vers la pratique et s’unir dans ce but commun, on ne pourrait leur attribuer une autre estimation des choses, que celle qui consiste dans la considération du plaisir promis. La manière dont elles arrivent au plaisir ne fait rien ; et comme le choix des moyens peut seul établir ici une différence, les hommes pourraient bien s’accuser de folie et d’imprudence, mais jamais de bassesse et de méchanceté : tous en effet, chacun suivant sa manière de voir les choses, courraient à un même but, le plaisir.

Lorsqu’il désigne un sentiment de plaisir ou de peine, le mot sensation a un tout autre sens que quand il sert à exprimer la représentation que j’ai d’une chose (au moyen des sens considérés comme une réceptivité inhérente à la faculté de connaître). En effet, dans ce dernier cas, la représentation est rapportée à son objet ; dans le premier, elle n’est rapportée qu’au sujet et ne sert à aucune connaissance, pas même à celle par laquelle le sujet se connaît lui-même.

Dans cette nouvelle définition du mot sensation, nous entendons une représentation objective des sens ; et, pour ne pas toujours courir le risque d’être mal compris, nous désignerons sous le nom d’ailleurs usité de sentiment ce qui doit toujours rester purement subjectif et ne constituer aucune espèce de représentation d’un objet. La couleur verte des prairies, en tant que perception d’un objet du sens de la vue, se rapporte à la sensation objective, et ce qu’il y a d’agréable dans cette perception, à la sensation subjective par laquelle aucun objet n’est représenté, c’est-à-dire au sentiment dans lequel l’objet est considéré comme objet de satisfaction (ce qui n’en constitue pas une connaissance).

Maintenant il est clair que le jugement par lequel je déclare un objet agréable exprime un intérêt attaché à cet objet, puisque par la sensation ce jugement excite en moi le désir de semblables objets, et qu’ici, par conséquent, la satisfaction ne suppose pas un simple jugement sur l’objet, mais une relation entre son existence et mon état, en tant que je suis affecté par cet objet. C’est pourquoi on ne dit pas simplement de l’agréable qu’il plaît, mais qu’il donne du plaisir. Il n’obtient pas de moi un simple assentiment, il y produit une inclination, et pour décider de ce qui est le plus agréable, il n’est besoin d’aucun jugement sur la nature de l’objet : aussi ceux qui ne tendent qu’à la jouissance (c’est le mot par lequel on exprime ce qu'il y a d'intime dans le plaisir) se dispensent volontiers de tout jugement.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]