Critique du jugement (trad. Barni)/Tome I/P1/S1/L2/XXXII

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Traduction par Jules Barni.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 206-210).
§. XXXII.
Première propriété du jugement de goût.

Le jugement de goût, en attachant une satisfaction à son objet (considéré comme beauté), prétend à l’assentiment universel, comme si c’était un jugement objectif.

Dire que cette fleur est belle, c’est proclamer son droit à la satisfaction de chacun. Ce qu’il y a d’agréable dans son odeur ne lui donne aucun droit de ce genre. Cette odeur vous plaît, mais elle me porte à la tête. Or ne semble-t-il pas suivre de là qu’on devrait regarder la beauté comme une propriété de la fleur même, qui ne se règle pas sur la diversité des individus et des organisations, mais sur laquelle ceux-ci doivent se régler pour en juger ? Et pourtant il n’en va pas ainsi. En effet le jugement de goût consiste précisément à n’appeler une chose belle que d’après la qualité par laquelle elle s’accommode à notre manière de l’apercevoir.

En outre on exige de tout véritable jugement de goût que celui qui le porte juge par lui-même, sans avoir besoin de tâtonner pour connaître les jugements des autres, et de s’enquérir préalablement de la satisfaction ou du déplaisir qu’ils attachent au même objet ; il faut qu’il prononce son jugement a priori et non par imitation, parce que la chose plaît en effet universellement. On pourrait être tenté de croire qu’un jugement a priori doit contenir un concept de l’objet, et fournir le principe de la connaissance de cet objet, mais le jugement du goût ne se fonde pas sur des concepts, et n’est pas en général une connaissance ; c’est un jugement esthétique.

C’est pourquoi un jeune poëte qui est convaincu de la beauté de son poëme ne se laisse pas aisément dissuader par le jugement du public ou par celui de ses amis, et, s’il consent à les écouter, ce n’est pas qu’il ait changé d’avis, mais c’est que, tout en accusant le public de mauvais goût, le désir d’être bien accueilli est pour lui un motif de s’accommoder à l’opinion commune (même en dépit de son propre jugement). Plus tard seulement, lorsque l’exercice aura donné plus de pénétration à son jugement, il renoncera de lui-même à sa première manière de juger, tout comme il fait à l’égard de ces jugements qui reposent sur la raison. Le goût implique autonomie. Prendre des jugements étrangers pour motifs de son propre jugement serait de l’hétéronomie.

On vante, il est vrai, et avec raison, les ouvrages des anciens comme des modèles, les auteurs en sont appelés classiques et forment, parmi les écrivains, comme une noblesse dont les exemples sont des lois pour le peuple ; n’est-ce pas là une preuve qu’il y a des sources du goût a posteriori, et cela n’est-il pas en contradiction avec l’autonomie du goût qui est le droit de chacun ? Mais on pourrait dire tout aussi bien que les anciens mathématiciens, regardés jusqu’ici comme d’utiles modèles de la solidité et de l’élégance extrêmes de la méthode synthétique, prouvent aussi que chez nous la raison est imitative et qu’elle est impuissante à produire par elle-même, au moyen de la construction des concepts, des arguments solides et qui attestent une intuition pénétrante. Il n’y a pas d’usage de nos forces, si libre qu’il soit, il n’y a pas non plus d’emploi de la raison (laquelle doit puiser a priori tous ses jugements aux sources communes) qui ne donnerait lieu à des essais malheureux, si chacun de nous devait toujours partir des premiers commencements, si d’autres ne nous avaient précédés dans la même voie, non pas pour ne laisser à leurs successeurs que le rôle d’imitateurs, mais pour nous aider par leur expérience à chercher les principes en nous-mêmes, et à suivre le même chemin, mais avec plus de succès. Dans la religion même, où chacun doit certainement tirer de lui-même la règle de sa conduite, puisque chacun en demeure responsable et ne peut reporter sur d’autres, comme sur ses maîtres ou ses prédécesseurs, la faute de ses péchés ; les préceptes généraux qu’on peut recevoir des prêtres ou des philosophes, ou qu’on peut trouver en soi-même, n’ont jamais autant d’influence qu’un exemple historique de vertu ou de sainteté, qui n’empêche pas l’autonomie de la vertu, fondée sur la véritable et pure idée (a priori) de la moralité, et qui ne la change pas en une imitation mécanique. Suivre[1] ce qui suppose quelque chose qui précède, et non imiter[2], c’est le mot qui convient pour exprimer l’influence que peuvent avoir sur d’autres les productions d’un auteur devenu modèle ; et cela signifie seulement, puiser aux mêmes sources où il a puisé lui-même, et apprendre de lui comment il faut s’en servir. Mais, par cela même que le jugement du goût ne peut être déterminé par des concepts et des préceptes, le goût est précisément, de toutes les facultés et de tous les talents, celui qui a le plus besoin d’apprendre par des exemples ce qui, dans le progrès de la culture, a obtenu le plus long assentiment, s’il ne veut pas redevenir bientôt inculte et retomber dans la grossièreté de ses premiers essais.


  1. Nachfolge.
  2. Nachahmung.