Critique du jugement (trad. Barni)/Tome II/P2/S1/LXI

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PREMIÈRE SECTION.


ANALYTIQUE DU JUGEMENT TÉLÉOLOGIQUE


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$. LXI.


De la finalité objective qui est simplement formelle, à la différence de celle qui est matérielle.


Toutes les figures géométriques, tracées d’après un principe, révèlent une finalité objective souvent merveilleuse par sa variété, c’est-à-dire qu’elles servent à résoudre plusieurs problèmes avec un seul principe, et chacun d’eux d’une manière infiniment variée. La finalité est ici évidemment objective et intellectuelle, et non simplement subjective et esthétique. Car elle exprime la propriété qu’a la figure d’engendrer plusieurs figures proposées et elle est reconnue par la raison. Mais la finalité ne constitue pourtant pas la possibilité du concept de l’objet même, c’est-à-dire qu’il n’est pas considéré comme n’étant possible que relativement à cet usage.

Cette figure si simple qu’on appelle le cercle contient le principe de la solution d’une foule de problèmes dont chacun exigerait par lui-même bien des apprêts, tandis que cette solution s’offre d’elle-même comme une des admirables et infiniment nombreuses propriétés de cette figure. S’agit-il, par exemple, de construire un triangle avec une base donnée et l’angle opposé, le problème est indéterminé, c’est-à-dire qu’on peut le résoudre d’une manière infiniment variée. Mais le cercle renferme toutes ces solutions de problème, comme le lieu géométrique qui fournit tous les triangles satisfaisant aux conditions données. Ou bien faut-il que deux lignes se coupent de telle sorte que le rectangle formé par les deux parties de l’une soit égal au rectangle formé par les deux parties de l’autre, la solution du problème présente en apparence beaucoup de difficulté. Mais, pour que des lignes se partagent dans cette proportion, il suffit qu’elles se coupent dans l’intérieur du cercle et se terminent à sa circonférence. Les autres lignes courbes fournissent aussi des solutions de ce genre, que n’avait pas fait concevoir d’abord la règle d’après laquelle on les construit. Toutes les sections coniques, quelle que soit la simplicité de leur définition, soit qu’on les considère elles-mêmes ou qu’on rapproche leurs propriétés, sont fécondes en principes pour la solution d’une multitude de problèmes possibles. — C’est un véritable plaisir de voir l’ardeur avec laquelle les anciens géomètres recherchaient les propriétés des lignes de cette espèce, sans se laisser troubler par la question des esprits bornés : à quoi bon cette connaissance ? C’est ainsi, par exemple, qu’ils recherchaient les propriétés de la parabole, sans connaître la loi de la gravitation à la surface de la terre, que leur eût fournie l’application de la parabole à la trajectoire des corps sollicités par la pesanteur (dont la direction peut être considérée comme parallèle à elle-même pendant toute la durée de leur mouvement). C’est ainsi encore qu’ils étudiaient les’propriétés de l’ellipse, sans deviner qu’il y avait aussi une gravitation pour les corps célestes, et sans connaître la loi qui régit la pesanteur de ces corps dans leurs diverses distances au centre d’attraction, et qui fait que, bien qu’ils soient entièrement libres, ils sont obligés de décrire cette courbe. — En travaillant ainsi, à leur insu, pour la postérité, ils jouissaient de trouver dans l’essence des choses une finalité dont ils pouvaient montrer a priori la nécessité. Platon, maître lui-même en cette science, tombe dans l’enthousiasme sur cette disposition originaire des choses, dont la découverte peut se passer de toute expérience, et sur la faculté qu’a l’esprit de pouvoir puiser l’harmonie des êtres à son principe supra-sensible (y compris les propriétés des nombres, avec lesquels l’esprit joue dans la musique). Cet enthousiasme l’élevait au-dessus des concepts de l’expérience dans la région des idées, qui ne lui paraissaient explicables que par un commerce intellectuel avec le principe de tous les êtres. Il n’est pas étonnant qu’il ait exclu de son école ceux qui étaient ignorants en géométrie ; car, ce qu’Anaxagore concluait des objets de l’expérience et de leur liaison finale, il pensait le tirer d’une intuition pure, inhérente à l’esprit humain. La nécessité dans la finalité, c’est-à-dire la nécessité des choses qui sont disposées comme si elles avaient été faites à dessein pour notre usage, mais qui semblent pourtant appartenir originairement à l’essence des choses, sans avoir égard à notre usage, voilà le principe de la grande admiration que nous cause la nature ; moins encore en dehors de nous que dans notre propre raison. Aussi est-ce une erreur bien pardonnable de passer insensiblement de cette admiration au fanatisme.

Mais, quoique cette finalité intellectuelle soit objective (et non subjective, comme la finalité esthétique), on ne peut la concevoir, quant à sa possibilité, que comme formelle (non comme réelle), c’est-à-dire que comme une finalité à laquelle il n’est pas nécessaire de donner une fin, une téléologie pour principe, mais qu’il suffit de concevoir d’une manière générale. Le cercle est une intuition que l’entendement détermine d’après un principe ; l’unité de ce principe, que j’admets arbitrairement et dont je me sers comme d’un concept fondamental, appliquée à une forme de l’intuition (à l’espace), qui pourtant ne se trouve en moi que comme une représentation, mais comme une représentation a priori ; cette unité fait comprendre celle de beaucoup de règles qui dérivent de la construction de ce concept, et qui sont conformes à bien des fins possibles, sans qu’on ait besoin de supposer à cette finalité une fin ou quelqu’autre principe. Il n’en est pas de même quand je rencontre de l’ordre et de la régularité dans un ensemble de choses extérieures, renfermé dans de certaines limites, par exemple, dans un jardin, l’ordre et la régularité des arbres, des parterres, des allées, etc. ; je ne puis espérer de les déduire a priori d’une circonscription arbitraire d’un espace, car ce sont des choses existantes, qui me peuvent être connues qu’au moyen de l’expérience, et il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, d’une simple représentation en moi déterminée a priori d’après un principe. C’est pourquoi cette dernière finalité (la finalité empirique), en tant que réelle, dépend du concept d’une fin.

Mais on voit aussi la raison légitime de notre admiration pour cette finalité même que nous percevons dans l’essence des choses (en tant que leurs concepts peuvent être construits). Les règles variées, dont l’unité (fondée sur un principe) cause l’admiration, sont toutes synthétiques, et ne dérivent pas d’un concept de l’objet, par exemple, du cercle ; mais elles ont besoin que cet objet soit donné dans l’intuition. Mais par là cette unité a l’air d’être fondée empiriquement sur un principe différent de notre faculté de représentation, et l’on dirait que la concordance de l’objet avec le besoin de règles, inhérent à l’entendement, est contingente en soi, et par conséquent n’est possible que par une fin établie exprès pour cela. Or cette harmonie, n’étant pas, malgré toute cette finalité, reconnue empiriquement, mais a priori, devrait nous conduire d’elle-même à cette conclusion que l’espace, dont la détermination rend seule l’objet possible (au moyen de l’imagination et conformément à un ·concept}, n’est pas une qualité des choses hors de nous, mais un simple mode de représentation en nous, et qu’ainsi, dans la figure que je trace conformément à un concept, c’est-à-dire dans ma propre manière de me représenter ce qui m’est donné extérieurement, quoique ce puisse être, en soi, c’est moi qui introduis la finalité, sans en être instruit empiriquement par la chose même, et, par conséquent, sans avoir besoin pour cela d’aucune fin particulière existant hors de moi dans l’objet. Mais, comme cette considération exige déjà un usage critique de la raison, et, par conséquent, n’est pas tout d’abord impliquée dans le jugement que nous portons sur l’objet d’après ses propriétés, ce jugement ne me donne immédiatement que l’union de règles hétérogènes (même en ce qu’elles ont d’hétérogène) en un principe, dont je puis reconnaître la vérité a priori, sans avoir besoin d’un principe particulier reposant a priori en dehors de mon concept et en général de ma représentation. Or l’étonnement vient de ce que l’esprit est arrêté par l’incompatibilité d’une représentation et de la règle donnée par cette représentation avec les principes qui lui servent déjà de fondement, et par là est conduit à douter s’il a bien vu ou jugé ; mais l’admiration est un étonnement qui ne cesse jamais, même après la disparition de ce doute. Par conséquent, l’admiration est un effet tout naturel de cette finalité que nous observons dans l’essence des choses (considérées comme phénomènes), et on ne peut la blâmer, car non-seulement il nous est impossible d’expliquer pourquoi l’union de cette forme de l’intuition sensible {qui s’appelle l’espace) avec la faculté des concepts (l’entendement) est précisément telle et non pas une autre ; mais cette union même étend l’esprit en lui faisant comme pressentir quelque chose encore qui repose au-dessus de ces représentations sensibles, et qui peut contenir le dernier principe (inconnu pour nous} de cet accord. Nous n’avons pas, il est vrai, besoin de le connaître, quand il s’agit simplement de la finalité formelle de nos représentations a priori ; mais la seule nécessité où nous sommes d’y songer excite de l’admiration pour l’objet qui nous l’impose.

On a coutume d’appeler des beautés les propriétés dont nous avons parlé, celles des figures géométriques comme celles des nombres, à cause d’une certaine finalité qu’elles montrent a priori pour des usages divers de la connaissance, et que la simplicité de leur construction ne faisait pas soupçonner. Ainsi, par exemple, on parle de telle ou telle belle propriété du cercle, qu’on découvrirait de telle ou de telle manière. Mais ce n’est pas là un jugement esthétique de finalité ; ce n’est point un de ces jugements sans concept, qui ne signalent qu’une finalité subjective dans le libre jeu de nos facultés de connaitre ; c’est un jugement intellectuel, fondé sur des concepts, qui fait, connaître clairement une finalité objective, c’est-à-dire une conformité à des buts divers (infiniment variés). Cette propriété serait mieux nommée perfection relative que beauté d’une figure mathématique. En général, on ne peut guère admettre l’expression de beauté intellectuelle, car le mot beauté perdrait alors tout sens déterminé, ou la satisfaction intellectuelle toute supériorité sur la satisfaction sensible. Le nom de beauté conviendrait mieux à la démonstration de ces propriétés ; car, par cette démonstration, l’entendement, en tant que faculté des concepts, et l’imagination, en tant que faculté qui fournit l’exhibition de ces concepts, se sentent fortifiés a priori (c’est ce caractère qui, joint à la précision qu’apporte la raison, s’appelle l’élégance de la démonstration) ; ici du moins, si la satisfaction a son principe dans des concepts, elle est subjective, tandis que la perfection produit une satisfaction objective.


Notes de Kant[modifier]


Notes du traducteur[modifier]