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Croquis du vice/Deux ans plus tard

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. Ill.-98).



DEUX ANS PLUS TARD

À Adolphe Vincenot

I

« Mon cher petit pioupiou,
« Vient dimanche avéque un de tai ca marade je une ami poure
luit et nous feron une deu cest parti don tu gardera lontant le
souvenire.
Je seré a la gar de lion à set heure.
Ta petite poulaite qui te bécote bien, »
« Clémence. »

Joyeux de la lettre qu’il recevait, Lucien courut par toutes les chambrées de la 2e du 3 jusqu’à ce qu’il eût trouvé, près d’une fenêtre, son camarade suant à grosses gouttes sur un ceinturon qui refusait de briller.

Ce soir-là, dans la chambrée, à l’heure où commencent les ronflements sonores des hommes étendus sur les lits, les deux amis causèrent longuement à voix basse, craignant interrompre le solo nasal du caporal. Lucien parlait de Clémence qu’il avait connue à Dieulafait, petit hameau de cinq maisonnettes échelonnées sur les bords de la rivière qui traverse le bois de la Coudraie.

Il conta sa première matinée d’amour, sur l’herbe presque humide, au pied d’un grand cèdre noyé dans l’ombre du bois, sous les feuilles pleines de frémissements pareils aux chuchotements des brises que prolongeait la douce plainte de leur haleine. Le lendemain, les femmes se mettaient aux fenêtres pour les montrer du doigt et les hommes leur tournaient le dos et disaient : « C’est-y-honteux ». Tout cela, parce qu’un gars les avait vus dans la clairière, derrière le bois, enlacés et s’embrassant à bouches goulues.

Depuis, Clémence fut continuellement en butte aux méchancetés des vieux qui l’appelaient : « salope ! » et aux tracasseries des jeunes qui en furent pour leurs frais d’esprit et de courbettes : deux mois durant, les amants supportèrent tout ce que l’imbécilité des jaloux et des envieux pouvait inventer, se dédommageant des affronts dans les épais taillis, loin des regards indiscrets. Mais, trop tôt, hélas ! Lucien, reconnu bon par le conseil de révision, partait à Lyon rejoindre son régiment. Clémence, venue à Paris, entrait au service d’une vieille dame aux trois quarts folle, pour qui la Tour Saint-Jacques n’était autre que le manche sculpté du parapluie d’un homme préhistorique.

Pendant une année, Clémence se trouva très heureuse, restant au lit jusqu’à sept heures du matin, ce qui pour elle était une grasse matinée, préparant les repas de sa patronne et les pâtés du chat. Souvent, elle écrivait à Lucien et signait : « Clémence, cuisinière ». La vieille dame n’était pas exigeante et encore moins embarrassante avec sa douce folie qui s’arrêtait au parapluie tour-Saint-Jacques et la manie de se croire polyglotte parlant dix-huit langues, toutes en français, pour sa commodité personnelle.

Mais la vieille dame mourut en léguant ses rentes à son chat ; l’État s’empara de ses biens, et Clémence se trouva sans place dans ce Paris vaste qu’elle ne connaissait pas, n’ayant jamais dépassé l’Hôtel de ville et le square Saint-Jacques.

En peu de temps, ses petites économies allèrent tomber dans les caisses des bureaux de placement ? son hôtelier la congédia et, cette fois, elle dépassa le square, allant droit devant elle.

Un soir, il fallut dormir et surtout manger ; alors, au premier homme qui lui parla, elle ne répondit rien, et, tremblante, le suivit.

II

Lucien et son ami avaient obtenu la permission de vingt-quatre heures. Le dimanche convenu, à l’heure fixée, ils étaient dans la salle de la gare de Lyon. Clémence les attendait, avec une grande brune aux cheveux plaqués sur un front bas que crevaient deux petits yeux gris ; son nez respectable en sa dimension et son coloris vigoureux était orné de quelques poils roux tombant sur les lèvres épaisses et crevassées ; le menton pointu était perforé d’une fossette et d’un grain dit de beauté qui complétait en broussailles un visage de forme reniée par toutes les géométries.

Lucien ne reconnut pas tout de suite Clémence qu’il n’avait vue depuis près d’un an. Ce n’était plus la grosse fille ronde comme boule, le visage vermillonné ; les roses blanches avaient donné à ses joues les pâles couleurs, la démarche jadis lourde et lente avait maintenant un lascif balancement des hanches sous la taille fine, élancée.

Devant l’ahurissement de son amant, Clémence éclata d’un rire fou, et, sans le laisser réfléchir, sans se soucier des employés et des voyageurs qui regardaient, elle le couvrit de baisers. Ce fut lui qui rougit.

— Donnez le bras à mon amie, dit Clémence en s’adressant au camarade de Lucien.

Machinalement, gauchement, après avoir reculé d’un pas, comme s’il avait peur, le soldat offrit son bras à la grande brune.

— Elle n’est pas jolie, ton amie, dit Lucien, bas à l’oreille de sa maîtresse.

— Oui, mais elle est si rigolote.

— Comme tu parles !

— Oh ! la ! la ! nous ne sommes plus de la province, mon petit… Embrasse-moi.

— Tu n’y penses pas : dans la rue ?

— Bah ! si tu crois que je vais m’épater ?

Ce disant, elle l’embrassa, et ses baisers claquèrent comme des coups de fouet. Puis, elle demanda :

— Es-tu en fonds ?

— En fonds ?

— Oui. As-tu de la galette ? des pélos, quoi !

— Des pélos ? fit Lucien en ouvrant des grands yeux.

— Que t’es godiche ! As-tu de l’argent !

— Ha !… Oui, ma tante m’a donné dix francs, parce que, tu vois, je suis passé premier soldat.

— Garde-les, c’est moi qui casque.

Et sans attendre une réponse, elle l’entraîna dans le couloir d’un restaurant devant lequel ils passaient.

L’ami de Lucien suivait avec la grande brune.

— Garçon ! cria Clémence, le cabinet rouge ?

— Il est libre, Madame.

Et, tous quatre montèrent parmi les odeurs de musc et de fleurs étiolées. Des portes entr’ouvertes s’échappaient des bouffées tièdes et des rires stridents de filles qu’un baiser étouffait. Les garçons allaient, venaient, portant des plats surchargés de cristaux ; d’autres écoutaient aux portes si l’on pouvait entrer.

En sortant, ils remarquèrent que la terre avait accéléré son mouvement rotatoire. Aucun d’eux ne pouvait se tenir dans un équilibre parfait. La grande brune chantait :

Dansons la ronde
Des marmites de Paris.

Clémence pleurait d’attendrissement.

— Va, disait-elle à Lucien, tu ne manqueras de rien, c’est pas le trimard qui me fait peur !

— Je t’en prie, sois raisonnable, et puis… parle français.

— Que t’es crevant, mon petit homme ! Ça ne fait rien, je te gobe ainsi… tu travailleras pas, c’est moi qui turbinerai.

Et s’adressant à la grande brune :

— Dis donc, la Perche !

— Quoi ?

— Dis-lui qu’il n’y en a pas une pour me faire la pige sur le Sébastopol.

— Ça, c’est vrai.

— Tu m’as jamais vu, toi, Lucien, faire un pante.

— Clémence ! je vais me fâcher…

— Eh bien, cogne, je m’en fous !

— Veux-tu te taire !

Et, devenant caressant, Lucien ajoute :

— Mignonne, pourquoi as-tu bu tant ?… Viens, rentrons.

Elle, sans écouter, continuait :

— À pas peur ! si tu n’as plus le rotin, je vais lever un gonze, je suis pas une feignasse, moi !… Tiens, regarde la tronche à celui qui passe, je parie que c’est un miché sérieux.

La grande brune s’avançait, Clémence cria :

— Laisse-le-moi, la Perche !

Lucien allait lui saisir le bras lorsqu’il recula sous la poussée de son camarade qui, en titubant, avait failli tomber.

Clémence avait pris le passant par la manche de son pardessus :

— Chéri, viens-tu chez moi ?… Viens…

Mais l’inconnu l’ayant repoussée brutalement, elle le suivit en criant :

— Va donc, eh, bouffi !… On t’en fichera des femmes comme moi !… A-t-on vu un idiot comme ça, avec une tronche à pomper de la…

— De la boîte, je vais t’en faire pomper, dit un agent de police. Et, pendant qu’il l’entraînait parmi la foule qu’avaient ameutée ses insultes, Clémence vociférait : « Eh ! la Perche, prends soin de mon homme ! »

Affaissé, la tête sur les genoux, les bras pendants, Lucien sanglotait.