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Croquis du vice/Le numéro 7

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P. Fort (p. 99-108).

LE NUMÉRO 7

À Frédéric Jacque.

Les modulations lentes de la valse que rythmait la cadence des pas l’avaient, un moment, assoupie, mais, la danse terminée, elle revint brusquement à elle, avec dans les yeux l’étonnement d’un rêve subitement interrompu. Et se tournant vers Raoul, assis dans un coin du fumoir :

Je ne sais que penser de l’absence de M. d’Espalier, dit-elle.

— D’Espalier… Ah ! oui !… répondit Raoul en bâillant.

Puis, croyant s’excuser, il ajouta :

— Je bâille, mille excuses, cela tient de famille, et, vous le savez, la musique, la danse, c’est d’un assommant !

— Je vous remercie.

— Entre nous, chère Yvonne, pourquoi des compliments ? Vos soirées sont toujours charmantes, mais enfin, ce sont des soirées, ou, si vous aimez mieux, un mélange de sons langoureux, pleurnichards, que gémit un orchestre sans conviction, un essaim de jeunes filles peu décolletées et de femmes maigres dépoitraillées à l’excès ; d’excellents pères de famille marchant posément derrière leur ventre, des groupes de jeunes blancs-becs faisant tapisserie ou discutant sur la valeur de Rhamsès III, qui, paraît-il, a gagné de deux longueurs la pouliche d’Ephrussi…

— Vous êtes méchant.

— Non, je suis malade. Je dis ce que je pense, et c’est une terrible maladie de dire ce que l’on pense… C’est comme votre poète. Vous feignez la surprise ?

— On le serait à moins.

— Je m’en doutais, un poète c’est sacré…

Des vers ! parce qu’il fait des vers !

J’ai mangé ma soupe hier (e)
Et bu dans ma soupière.

Ce que c’est d’un malin !… Eh bien, votre poète ne me dit rien qui vaille. Je déteste les jeunes gens qui accaparent les jeunes filles, les rassemblent dans un coin pour leur conter un tas de bêtises… Votre poète ! savez-vous ce qu’il disait, il y a dix minutes, au milieu du groupe, là-bas, près du piano ?

— Non.

— Il leur narrait une ballade de sa composition : Les horribles détails sur la mort d’un hippopotame en train de téter une grenouille. Et voilà !

— Mon cher, vous êtes ce soir de fort mauvaise humeur. Tout est mal, rien ne vous plaît, vous prenez en grippe mon poète sans vous demander si, dans un instant, il ne va pas me tirer d’un grand embarras.

— Lui ?

— Parfaitement. Asseyez-vous sur ce fauteuil, là, près de moi, et veuillez m’écouter sans m’interrompre… Pour une affaire de la plus haute importance, une question de vie ou de mort pour moi, j’ai besoin de cinq mille francs. Vous connaissez ma situation mieux que personne et vous savez très bien que je ne dois pas songer à les emprunter… Que faire ? J’étais plongée dans ce : que faire ! lorsqu’une religieuse vint me solliciter pour une tombola de bienfaisance. J’avais trouvé. Cet ange envoyé du ciel me montrait le salut. Le salut, c’était une tombola, et, séance tenante, j’organisai une loterie… Oh ! mais une loterie !… répondez franchement : Quelqu’un donnerait-il cinq mille francs pour coucher avec moi !

— Oh ! Yvonne !… si je les avais.

— Oui, oui, mais vous ne les avez pas, et je ne puis donc compter sur vous.

— Hélas ! hélas !

— Et puis, avouez que vous donneriez plus facilement vingt-cinq louis que deux cent cinquante.

— Dame !…

Aussi voilà mon idée : le gros lot, c’est moi ; je me suis mise en loterie.

— Ah ! très ingénieux.

— Mais oui ; voyez plutôt : je donne dix billets à vingt-cinq louis, mes billets placés, on tire la tombola, et l’heureux gagnant devient mon seigneur et maître pendant vingt-quatre heures, il choisira lui-même le jour. Passé huit jours, le lot ne pourra plus être réclamé. Est-ce bien organisé ?… Répondez donc ! vous avez l’air tout ahuri.

— Il y a de quoi… Et les autres ?…

— Qui ça, les autres ?…

— Eh bien ! ceux qui n’auront pas gagné.

— Eh bien, ceux qui n’ont pas gagné ont perdu, comme dans toutes les tombolas.

— Vous n’y pensez pas.

— J’y pense beaucoup, au contraire : comprenez donc, mon ami, que le côté original de la chose en détruit l’effet… comment dirais-je ?…

— Désastreux.

— Désastreux, tout en me rapportant cinq mille francs… Mes billets, au fond, ne sont pas publics ; je respecte trop la mémoire de mon mari… mort à la tâche ! celui-là !… et pour ce, parmi mes amis, j’ai dû choisir dix hommes d’une grande discrétion. Il me reste en main le numéro 7 réclamé depuis hier par M. d’Espalier.

— Et la loterie se tire ?

— Ce soir, en petit comité… J’attends M. d’Espalier.

— S’il ne vient pas ?

— Je vous chargerai, mon cher Raoul, d’une mission délicate.

— Je le remplace !

— Avez-vous vingt-cinq louis ?

— Non.

— Eh bien, mon cher ami, je compte un peu sur vous pour me trouver preneur.

— Je n’en vois pas, dans le salon, d’assez, je ne dirais pas : généreux, mais d’assez gourmet pour savourer les succulences d’Yvonne.

Très bien, vous redevenez galant… J’ai pensé à tout. L’homme est un animal dompté lorsqu’il s’emballe… Il suffit d’en emballer un, le prendre à part et lui glisser, oh ! bien doucement, l’histoire dans l’oreille. Mon poète nous sera d’une grande utilité.

— Comprends pas.

— Si. Je lui dirai de nous réciter quelque chose de pimenté, de poivré, de…

— Assez, j’y suis.

— Il est beau garçon, grand, svelte, une figure très douce, la voix caressante et des yeux bleus qu’il prétend être verts.

— Une idée de poète.

— En un mot, tout pour le rendre sympathique et le faire écouter.

— Il va vous faire du tort !… les étrangers…

— Que vous êtes bête !

— Et vous le nommez ?

— Édouard Dubus.

— Dubus ?… Attendez donc… j’ai vu ce nom quelque part… Beaucoup d’esprit, de talent… Croyez-moi, Yvonne, méfiez-vous, c’est un fumiste, un farceur à froid… Si vous lui demandez du pimenté, prenez garde !

— Que vous a donc fait ce garçon ?

— Rien.

— Voulez-vous lui dire de venir, puisque M. d’Espalier brille par son absence ?… Surtout, pas un mot du pourquoi.

— Entendu… Où diable est-il… Ah ! le voilà, toujours avec un sérail de fillettes.

À la demande d’Yvonne, Édouard Dubus répondit en un plissement de lèvres qui terrifia Raoul :

— Avec plaisir, Madame. Le pimenté, c’est mon affaire, rien n’est plus âcre que le fade…

Yvonne l’arrêta et dit :

— Malgré cela, n’abusez pas.

— Oh ! Madame…

— Pardon… Passons au salon.

Debout, accoudé au piano, l’air fatal, inspiré, sur les lèvres ce sourire singulier, terrifiant pour Raoul, Édouard Dubus commença :

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ

Un ivrogne urina, sans le moindre respect,
Très longuement, devant l’église Saint-Sulpice ;
Dévotes et dévots fuyaient à son aspect.
Survint le sacristain : « C’est ailleurs que l’on pisse ! »

S’écria l’homme noir… blanc d’indignation,
« Vade rétro, cochon ! »
Et sans émotion,
Silencieusement le poivrot le contemple,
Lui désigne du doigt la façade du temple

Où ces trois mots étaient peints en noir : Liberté, Égalité, Fraternité.

Son geste, son maintien, son air, ses yeux humides
Rappelaient Bonaparte au pied des Pyramides.
Puis il dit sur un ton rempli de dignité :
« Liberté ! donc je pisse ici si bon me semble,
Égalité ! tu peux bien pisser aussi, toi,
Si ça te fait plaisir, mon vieux, pissons ensemble.
Fraternité !… Si t’es un frère soutiens-moi ! »

Raoul exultait. Sa gaieté bruyante contrastait étrangement avec l’air abruti des invités, et se tournant vers Yvonne :

— Madame, dit-il, ne vous ai-je pas averti ? Puis-je constater que ce farceur de Dubus ne m’avait pas trompé ? Où voulez-vous, maintenant, dénicher l’amateur absent ?

Il jouissait de son triomphe lorsqu’un valet annonça :

— Madame, oh demande le no 7.

— Mes salutations, dit tout à coup d’Espalier, j’arrive d’un petit trou pas cher, en Bretagne, pour vous, douce belle.

Dubus lui demanda :

— Vous n’étiez pas là, Monsieur ; Écoutez :

Un ivrogne urina, sans…

Yvonne interrompit :

— Inutile, cher maître, Monsieur est à point.