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Croquis du vice/La Liseuse

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P. Fort (p. Ill.-62).



LA LISEUSE

à fourmière.

Sa chambre — la chapelle de Notre-Dame d’Amour — est savamment entendue pour les amoureuses joies. En face le lit très large où les corps s’enfoncent et disparaissent dans les ultimes pâmoisons, la grande glace de Saint-Gobain, souvenir d’un amant mort dans un suprême baiser, réfléchit le lit très large, tout fripé de baptiste et jonché de roses thé ; elle s’incline en les positions que nécessite un jeu de miroirs savamment combiné et que commande un bouton électrique dissimulé dans l’ébène du lit. Une lumière douce ne vient pas troubler la quiétude des imaginations paresseuses et rend plus discrets les enlacements et plus sonores les baisers. Tantôt rose, tantôt bleue, ou jaune or ou rouge sang, la lumière douce et parfois violente s’harmonise avec les parfums parmi lesquels se meurent les amants, les parfums que des Amours baignés dans un lac, au milieu de la chambre, soufflent par la lourde tiédeur des nuits pâmées. Le parquet radie les nudités telle que Dieu les fit et le ciel transparent, en un plafond de verre, illumine des visions d’amour.

Il est six heures du matin.

« Eh bien, lui dit-elle, à quoi penses-tu ?

— À toi.

— Il me serait permis d’en douter.

— Crois-tu, toute belle, qu’il faille te mordre de mes baisers pour mieux te prouver l’ivresse que j’éprouve près de toi et que me renfermant en mes pensées, où je te vois plus belle que la Vierge elle-même, je ne savoure pas mieux toutes les délices que les parfums de ta chair ne peuvent me donner.

— Pourquoi cueilles-tu la rose qui t’enivre ? pourquoi manges-tu le fruit qui te tente ? Ne suis-je pas près de toi la fleur qui s’étiole faute de la divine rosée d’amour ? Ne suis-je pas le fruit savoureux à l’enivrant arome ? Cueille-moi, mon amant bien doux ; mange ces seins si blancs et qui s’enflent pour toi. Repose-toi en la tiédeur de mes bras et de mes reins frissonnant du plaisir attendu. »

Mais lui ne répondit rien avec une rougeur de ne pouvoir répondre.

Les nuits d’Augusta étaient célèbres. Tout Paris savait qu’elle avait la puissance des longs spasmes, qu’aucun n’avait résisté à ses supplications énamourées et que le vieillard fourbu était de son temple parti pour l’au-delà éternel.

Prêtresse d’amour sacrifiant pour son orgueil et pour sa jouissance des précieuses choses, elle se révolta soudain à l’idée que là, sur l’autel des incomparables joies, un homme ne croyait pas.

Sans se départir de son calme, étalant toute nue les affolants excitants d’elle, elle dit, avec une larme dans sa voix devenue suppliante et câline :

« Veux-tu, cher adoré, que nous lisions les victoires voulues que d’autres remportèrent sur des amies moins belles que moi ? »

Et comme encore il ne répondait rien, elle sonna.

Une jeune femme entra, aux yeux plus suaves et plus doux que n’était la douce lumière qui estompait le lac de parfums, au milieu de la chambre. Assise près du lit, elle ouvrit un petit livre et en commença, à voix presque basse, la lecture.

Son génial talent consistait, pour les amants qui avaient besoin d’être pris par le cerveau, à lire quelques érotiques indiqués par le Catalogue de Bruxelles, soulignant avec une émotion feinte les passages scabreux, tremblant, haletant, devant certaines énervantes descriptions. Elle baissait le verbe avec dans la voix des chatteries pendant les tendres duos d’amour. Ses joues rosissaient et ses lèvres osaient à peine prononcer les mots trop crus ; elle les disait avec langueur dans un soupir.

Avec les personnages, elle se pâmait, elle criait renversée sur le dossier du fauteuil, les seins saillants hors du corsage dégrafé à point.

Et, de côté, sans en avoir l’air, étudiant son jeu en actrice consommée, elle regardait si le moment du client était venu, mimant, s’il le fallait, une crise d’hystérie, pour l’activer.

Elle lisait…

Mais bientôt, Lui, s’était approché d’Augusta, la Liseuse crut comprendre et sortit.

Augusta dit :

« Comment bien-aimé, se fait-il que… enfin, ce livre ne te dit donc rien ? Pas un de ceux que j’aime et qui ont dédaigné mes troublantes faveurs n’ont cependant résisté à sa lecture.

Et comme elle lisait dans ses yeux un certain orgueil, elle continua :

— Réponds-moi ! Comment es-tu bâti, pour que ce livre ne te dise rien ? Je ne comprends pas ça.

— C’est bien simple… ce fameux livre, c’est moi qui l’ai fait. »