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Croquis du vice/La Traite des filles

La bibliothèque libre.
P. Fort (p. 45-54).

LA TRAITE DES FILLES

À Oscar Méténier.

Les prostituées se livrant à la traite des filles se divisent en trois classes : la Procureuse, l’Entremetteuse (variante de la première) et l’Allumeuse.

Avant 1870 les « écartées » actives ou passives n’avaient qu’une même appellation : les « mousseuses » et les « grues » que l’on confondait avec les proxénètes connues, il y a cinquante ans, sous le nom de « panthères » ou de « lionnes », panthères correspondant aux « vrilles » d’aujourd’hui, et lionnes à nos « dégrafées » les mieux en vue.

Les « lionnes, » chassées en 1841 des principaux quartiers de Paris, se réfugièrent dans l’arrondissement de N.-D. de Lorette, dont elles portèrent le nom. La place Blanche, les rues Pigalle, Bréda, N.-D. de Lorette, de la Bruyère, Saint-Georges, Navarin, etc., reçurent près de quatre mille « lorettes », ce qui fit dire à Mürger : Il y pleuvait des spermatozoaires et à Mérimée : Les trottoirs de ces rues sont rincés par l’eau des cuvettes.

Dans les quartiers abandonnés se fondèrent immédiatement des maisons de rendez-vous sous des raisons sociales les plus étranges et les plus incompatibles avec le genre de leur commerce. C’est ainsi qu’on a pu voir dans la rue d’Argenteuil, aujourd’hui disparue, s’étaler en lettres énormes sur la porte d’une boutique d’assez belle apparence :

SUZANNE
Lingerie. — Trousseaux.
on essaie

En effet, on essayait dans l’arrière-boutique où la plantureuse Suzanne apparaissait dans sa presque nudité affolante pour mieux essayer un pantalon que le client déchirait moyennant trois louis.

Suzanne est morte : deux cent mille francs furent l’héritage de sa fille qui n’avait pas contribué que pour un peu au succès de l’entreprise.

Bientôt ce genre de maisons, également connues sous le nom de « boutiques à surprises, » prit des proportions inquiétantes. De pseudo-agences dramatiques affichèrent dans Paris : que les jeunes filles désirant se consacrer au théâtre et gagner de suite n’avaient qu’à se rendre chez M. X… ou Mme V… qui leur faciliteraient les débuts toujours arides dans la carrière.

Des jeunes filles tombaient dans le piège… avec plaisir. Elles allaient faire fructifier le capital dont elles disposent en naissant dans les boutiques nouvellement achalandées ; les récalcitrantes étaient envoyées dans d’ignobles beuglants où les procureuses allaient les chercher lorsque les mœurs des coulisses les avaient rendues plus raisonnables.

Ces maisons, au nombre de cent cinquante avant 1870, voyaient, en moyenne, par an, cinq mille jeunes filles, Lorettes, Belles-de-nuit, Musardines, Cocottes et Grues. En 1890, le chiffre de quatre cents était dépassé par douze à quinze mille Horizontales, Écartelées, Agenouillées, Dégrafées, Vrilles et Gousses. En comptant les soixante-quinze maisons de tolérance de la Capitale (dont deux brasseries jouissant des mêmes prérogatives[1] et recevant une moyenne de neuf cent quatre-vingts femmes, nous avons un chiffre respectable de jeunes et de vieux, de jolis et de repoussants minois qui ne demandent qu’à aimer… notre porte-monnaie.

La nymphomanie, la satyriasie, résultantes de notre siècle de névrose, fournissent à ces maisons et aux boutiques voilant leur commerce clandestin sous les apparences de lingerie, parfumerie, ganterie, marchande à la toilette, d’antiquités, modistes, fleuristes, plumassières et couturières, une clientèle avide de chair souvent renouvelée.

Quelques maisons, comme l’abbaye de la rue de Prony (pour femmes) et l’ignoble théâtre aux loges grillées de la rue de Berry (pour hommes) dédaignent les intermédiaires, des équipages y conduisant les noms les plus respectés et les clients les clientes s’y entr’aidant en une touchante fraternité. Mais il n’en est pas de même pour les maisons d’un autre ordre où le propriétaire doit, lui-même, pourvoir à l’achalandage de son établissement et tenir à la disposition des amateurs quelques fillettes de douze à seize ans et des femmes de vingt à trente : La procureuse se charge de ce détail.

La procureuse prend un air de grande dame, court les ateliers, visite les malheureux, les plaint, leur distribue des secours, en profite pour attirer leurs jolies filles, les envoyer dans un bureau de placement qui n’est que l’antichambre des asiles tels que ceux de la rue Duphot, de la rue Montaigne, de Tilsitt où la police surprenait dernièrement une mineure de quatorze ans amenée par ses parents.

À la sortie des magasins, elle attend les filles « qui en valent la peine » et la conversation, presque toujours la même, commence :

— Ah ! c’est vous, Madame.

— Oui, ma fille, vous êtes si gentille !…

Je venais prendre des nouvelles de votre bonne maman.

— Elle va mieux… Elle vous remercie de ce que vous lui avez envoyé.

— Oh ! ce n’est rien, ma chère fille.

Et, regardant indifféremment la nue :

— Quel beau temps…

— Oui, un peu lourd.

— Il ferait bon dans un joli petit hôtel, sur le bord de l’eau.

— Oui, mais ce n’est pas avec les cinquante sous que je gagne par jour…

Feignant l’étonnement, la procureuse s’écrie :

— Comment !… cinquante sous !

— Oui, Madame, en travaillant onze heures.

— Pourquoi ne m’avoir pas dit cela ?… Cinquante sous ! mais c’est un crime ! aujourd’hui que tout est si cher… Cinquante sous, doux Jésus ! belle comme vous êtes et vous seriez si jolie avec une toilette comme celle que porte cette jeune femme qui passe.

— Ça !… c’est une cocotte.

— Hélas ! que voulez-vous !… elle est plus à plaindre qu’à blâmer. On ne peut lui jeter la pierre, à cette jeune fille, travailler pour ne rien gagner, il faut un courage, pensez donc !… et qui sait si elle n’avait pas aussi une mère malade…

Voyant l’impression produite sur la jeune fille, elle continue avec un geste, comme si elle chassait la tristesse d’une pensée : — Parlons d’autre chose. Je connais une modiste chez qui vous gagnerez le double au moins.

— Madame, que vous êtes bonne !

— Non, ma belle, vous êtes si mignonne… demain n’allez pas à votre magasin, venez me prendre à neuf heures, nous irons, ensuite, chez cette personne… Tenez : voici cent sous pour votre mère… Permettez que je vous embrasse, ma petite.

— Que vous êtes bonne !

Et, plus tard, nous rencontrerons la petite dans l’atelier de Marie de la rue Grange-Batelière ou chez certaine modiste de la rue du Helder, à moins qu’elle ne fasse les délices de la trop connue fleuriste de la rue Richelieu, ou la joie des tribades de Berthe, rue de Provence.

Elle roulera d’ordure en ordure ; le vieillard ataxique conduit par elle viendra étaler sa repoussante décrépitude devant les voyeurs de la rue Pasquier et de la rue de la Victoire. Elle conduira des petites amies chez Mme XXX qui n’aime pas le faisandé, préférant pour ses femmes entretenues et les clients de passage, en son établissement de la rue Duphot, des gamines de treize à quatorze ans. Plus tard elle leur fera choisir entre le confortable de la rue Boudreau et celui de la rue Lavoisier, où, paraît-il, Madame est très bonne pour ses enfants.

Et l’éducation complétée chez la Florina, une gaillarde qui n’avait pourtant pas besoin d’aller prendre domicile rue de la Lune, les petites amies, la main dans la main, heureuses de vivre, enfin ! dédaigneuses des hommes, passeront hautaines et méprisantes devant les anciennes camarades des vrais ateliers « assez bêtes pour, dans un siècle de progrès, mourir lentement à raison de cinquante sous par jour ». Si elles ne font fortune et ne peuvent ouvrir boutique dans un quartier du centre ou recevoir au premier étage d’une maison d’aspect convenable, à leur tour elles seront procureuses, chercheront, fouineront entre les portes mi-closes des ateliers, monteront dans les mansardes où se meurent les mères et fourniront aux maisons de rendez-vous, aux boutiques de prostitution des rues Ambroise, Beaurepaire, Saint-Lazare, du Château-d’Eau, Condorcet, Le Peletier, Rivoli, Saint-Marc, Drouot, pour ne parler que des mieux cotées, les femmes, les filles et les enfants nécessaires à la prospérité de ce répugnant commerce.

Sans scrupule, sans un remords, elles agiront avec la joie de voir tomber les autres où elles sont tombées ; elles agiront avec la suprême jouissance qu’à le faible en se vengeant sur le plus fort.

Car c’est bien une revanche qu’elles prennent : l’homme fit les lois pour lui. Lui seul a légalement le droit au salaire qui permet de vivre ; lui seul a le droit de vie et de mort sur l’adultère ; lui seul, toujours lui.

Et l’homme impeccable, le juge, le souverain maître, va traîner la bave de ses spasmes aux genoux impassibles des filles sans qu’un sincère tressaillement d’elles ne réponde à ses caresses de chien léchant une chienne. Sa dignité croule aux pieds de la femme, à ses pieds blancs et roses sous lesquels se meurtrissent les cœurs.

La femme se venge.

Elle se venge en faisant payer cher, très cher, une chose sacrée qu’elle n’a plus : l’Amour.

  1. Privilèges attachés à certaines dignités (Dictionnaire).