Croquis laurentiens/16

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Frères des écoles chrétiennes (p. 88-94).



VILLE-MARIE


E
tre à Ville-Marie-sur-Témiscamingue !… Le rêve ébauché à son bureau de travail, penché sur les petits carreaux polychromes de la carte officielle !… Le rêve écarté avec un gros soupir, en essayant laborieusement de remettre le document dans ses plis !… Nous y sommes pourtant ! Et, ce matin, sur le balcon du presbytère, quelle volupté de laisser le vent d’ouest nous caresser la figure et gonfler des narines habituées à filtrer sans succès les poussières plus ou moins microscopiques de l’ancienne Ville-Marie, là-bas, très loin !…

De l’autre côté du lac, l’Ontario se réveille, tout rose sous le pâle soleil du matin — effet de granit et de bois sec. Si j’avais vingt ans de plus ou vingt ans de moins, je ne reculerais pas devant la vénérable métaphore et, une main sur la balustrade et l’autre tendue en supination vers l’occident, je m’écrierais tout ému : « L’aurore aux doigts de rose !… »

À voir cette falaise régner, déserte, tout le long de l’horizon, qui soupçonnerait que l’argent court dans les veines rigides de cette terre granitique et que, à deux milles en arrière, tout un petit peuple accouru des quatre coins du monde où l’on pâtit, fouille fiévreusement les entrailles de la pierre. Cobalt ! la « Silverland » ! L’argent, le grand levier du monde… à moins qu’il n’en soit le point d’appui ! L’argent stérile et froid, puissance terrible qui démuselle les canons et fait taire la justice, l’argent ouvrier de la haine et gaspilleur de sang !… La pensée, un instant entraînée au dehors par ce mot qui brille, revient tout naturellement vers Ville-Marie qui dresse en face de ce progrès fongique le vieil idéal agricole : l’amour de la terre, pour la vie qu’elle crée et qu’elle multiplie, pour les races humaines qu’elle nourrit et féconde.

À cause de la Pointe-au-Vent et de la Pointe-au-Cèdre qui l’entourent de leurs bras de pierre, la Baie paraît fermée. Ne dirait-on pas un de ces lacs laurentiens que nos géographes ont pris l’habitude de ne plus compter ?… D’ici, impossible de deviner le Témiscamingue magnifique et royal, développé au nord et au sud.

La Pointe-au-Vent est ce matin d’un joli vert bouleau piqué de noir sapin, et, à son fin nez de granit rose, le flot passant met une moustache d’argent. Au loin une barque glisse et sautille sur la petite vague nerveuse et retroussante ; elle anime seule la Baie, car le vapeur est parti tout à l’heure, abandonnant dans le bleu gris du ciel, quelques spires de panache vite déroulées par la brise légère. Hier, la Baie riait et jasait, car il faisait glorieux soleil et grand vent, — ce que les hommes de mer appellent un superbe mauvais temps. Aujourd’hui, elle est grave et se tait ; on n’entend plus que le long cri des oiseaux inquiets et le crissement léger des barouches dans la glaise demi-sèche.

La glaise du Témiscamingue ! richesse du pays ! mère nourricière de l’herbe haute, du beau mil, des avoines oscillantes et du blé d’or !… Aimez-la bien, cette bonne terre du Témiscamingue ! Elle vous paiera de retour en s’attachant à vous indissolublement, car la pluie qui la détrempe et la malaxe en fait la substance la plus gluante, la plus prenante qu’il soit possible d’imaginer. Comme les dieux, la glaise a toujours soif ! Le soleil ne l’assèche que pour lui permettre de boire encore, et les empreintes lunulaires laissées par le pied des bêtes sont de petites coupes toujours tendues vers les nuages. Aussi, à peine le ciel a-t-il, d’aventure, versé quelques seaux d’eau, que la glaise s’attendrit, entoure amoureusement vos pieds devenus les nucléus de deux mottes informes qu’il vous faudra porter jusqu’au grattoir le plus prochain !… Heureux pays tout de même où, cirer ses bottes étant généralement considéré travail de Danaïdes, on peut encore, avec des pieds crottés, faire figure d’honnête homme !

Donc, ce matin, les barouches passent sur le chemin de glaise. Pour des yeux citadins, le défilé ne manque pas de pittoresque. Voici, par exemple, une bonne vieille jument grise qui, secouant à chaque pas sa crinière poivre et sel, berce doucement un vieux à collier de barbe… Quelque cent pas plus loin, sur une planche, une femme en noir, un garçonnet en blanc coiffé et d’une de ces petites cloches de toile bleue que les enfants portent maintenant, comme la cocarde du ciel d’où ils descendent !… Qui donc a dit que le bleu se mourait ?

Ville-Marie a déjà du caractère, malgré des signes mal dissimulés de trop grande jeunesse : larges rues sans pavé, allure empressée des constructions de bois neuf. Ville-Marie n’est pas, certes, comme certains coins de notre province — l’Île-aux-Coudres par exemple — un reliquaire où le décor si riche ne semble là que pour enchâsser le passé. C’est plutôt un village tout fier d’avoir place au soleil, un village de belle mine et sûr de lui-même, qui se fait coquet pour inviter l’avenir.

Hier, revenant en canot du haut du lac, j’ai laissé Émile, dont les biceps sont sûrs, doubler seul la Pointe-au-Vent, pour prendre à pied le portage ombreux, œuvre de mon vieil ami Maiakisis. Le portage, large et tout droit, est bientôt traversé ; il aboutit à une clairière d’où la vue s’étend sans obstacle et magnifique sur toute la Baie. Je veux aller au-devant du canot par le pied des falaises, mais l’eau est haute, et je suis bientôt arrêté par un rocher abrupt qui plonge à pic et ne laisse pas de passage. Que faire ? Rien, sinon attendre et jouir du paysage. Au-dessus de ma tête, les torsades des pins rouges s’échappent des plans de retrait du granit, et les noirs faisceaux de leurs aiguilles me font un parasol rustique du meilleur effet. Les églantiers sauvages — la gloire du Témiscamingue en ce commencement de juillet — accrochent leurs rosaces et leurs boutons partout, sauf sur les étroites corniches là-haut où règne une rigide dentelle de polypode.

À ma droite, d’autres petits caps comme celui qui me retient, emprisonnent des coins obscurs, tandis que sur le vert lumineux des lointaines montagnes traînent de longues écharpes diaphanes, ombres fugaces des nuages errants.

Devant moi, au creux de la Baie, Ville-Marie se chauffe au bon soleil du bon Dieu. Tout à l’entour le granit monte, s’arrondit en un cirque aux gradins ruinés par les siècles, et où la nature, toujours soucieuse d’harmonie et de couleur, a planté des touffes de viornes blanches, et des kalmias rouges. Enfin, couronnant le tableau, le temps, artiste invisible, a respecté, tout en haut, au bord de l’horizon, les pins demi-morts, plaqués sur le bleu du ciel, et qui présentent encore un bouquet sombre aux baisers de la lumière.

Sur ce fond vierge, quelques notes de brique rouge : le presbytère, l’église, le couvent, l’hôpital ; au centre, un fin clocher d’argent pour accrocher au passage les rayons vagabonds de ce gai soleil d’arrière-printemps. Le village tout entier forme à la lumière intense, un délicieux pastel où le blanc, le rouge et le gris se marient sur la dominante du vert, sous une immense coupole bleue traversée de langoureux nuages qui n’ont pas l’air bien pressés de s’en aller. Je ferais bien comme eux. Mais la pince du canot paraît derrière le cap, puis le large dos d’Émile courbé sur l’aviron. Il triomphe ! Il me montre de loin, au bout du bras, un éblouissant calice cueilli dans une anfractuosité de la Pointe-au-Vent. La brise maintenant pousse le canot vers moi et je reconnais un superbe échantillon, tout frais éclos, du lis de Philadelphie ! Belle trouvaille vraiment que ces longs pétales de velours écarlate nourris du miel de la pierre !… Je n’ai plus qu’à me pendre à la corde de Crillon : Émile a trouvé le lis de Philadelphie et je n’y étais pas !…

Volontiers, je m’attarderais à admirer encore ce délicieux coin de mon pays. Mais il faut partir. Le vent augmente et Maiakisis serait inquiet ! Adieu, bel horizon ! Adieu, prison très douce ! Adieu, rosiers ! Fringue, Émile, fringue sur l’aviron !…