Croquis laurentiens/17

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Frères des écoles chrétiennes (p. 95-102).



MAIAKISIS


O
n m’a demandé : —

— Qu’avez-vous vu de plus intéressant au Témiscamingue ?

J’ai réfléchi un peu — oh ! très peu — et j’ai répondu sans sourciller :

— Maiakisis.

— Maiakisis ?…

— Oui ! Maiakisis. Ce nom-là ne vous dit rien ? Évidemment, Moi aussi, je le confesse, il y a quelques semaines, je l’ignorais profondément

malgré la bonne page que lui a consacrée Arthur Buies — qu’on ne lit plus.

Maiakisis est le nom algonquin d’un humble frère Oblat que le monde ne connaît pas — parce que le monde ne connaît que ce qui est à lui. Il ne fut rien moins cependant que la cheville ouvrière du vaste mouvement de colonisation qui a ouvert à la race, le pays du Témiscamingue.

Le frère Mofette — puisqu’il faut l’appeler par son nom — est au Témiscamingue depuis cinquante ans bien comptés. Il y arriva avec les premiers missionnaires Oblats qui étaient alors, avec les employés de la Compagnie de la Baie d’Hudson, les seuls blancs sur les eaux supérieures de l’Ottawa. Les sauvages ont atteint la perfection dans l’art si difficile de nommer ou de définir d’un mot. Les Algonquins qui fréquentaient la Vieille Mission, remarquant que le frère se levait avec le jour pour vaquer aux multiples soins matériels de l’établissement, l’appelèrent sur-le-champ Maiakisis, « comme le soleil. » Jamais ils ne sont tombés plus juste. Depuis cinquante ans Maiakisis, en effet, se lève avec le soleil et comme lui, il éclaire et réchauffe les colons, ses frères et ses amis.

Il a bien soixante-dix ans. Une robuste carrure, de larges mains faites aux plus durs travaux, mais surtout une tête puissante modelée par l’ongle de la vie et dont les traits profonds convergent sur des yeux remarquables, des yeux intelligents, malins et doux. Matin et soir, aux heures de prière conventuelle, il porte soutane et crucifix d’Oblat. Le long du jour il a généralement une blouse d’alpaga et un feutre à large bord.

Doué d’une force physique extraordinaire, d’une calme énergie toujours victorieuse parce que sûre d’elle-même, et d’un véritable génie d’organisation, le frère Mofette fût devenu dans le monde — on l’a souvent dit — général ou millionnaire. On ne coulera pas sa statue car il n’a versé le sang de personne ! J’ai la témérité de croire, à part moi, qu’il a fait beaucoup mieux et beaucoup plus : il a travaillé indirectement au salut de beaucoup d’âmes ; il a fait du bien aux colons ses frères ; il a multiplié les clochers, agrandi le domaine de la vie et de sa race. Cela peut et doit suffire à la plus robuste des ambitions.

Devant cet homme, aujourd’hui encore fort et droit comme les ormes de nos champs, on a peine à croire aux terribles et légendaires voyages qu’on lui attribue, alors que, au cours de l’hiver, il ravitaillait la Mission en traîneau depuis Pembroke, et plus tard, depuis Mattawa, couchant à la belle étoile par des froids hyperboréens. Malgré sa façon toute simple de raconter les plus affreuses choses, on devine en l’écoutant l’horreur de certaines nuits passées à courir en raquettes autour du cheval, frappant sans cesse le pauvre animal, de peur que l’homme et la bête ne s’endorment tous deux d’un sommeil mortel !

La Baie des Pères, Ville-Marie, les belles paroisses de l’intérieur, tout ce mouvement, toute cette vie débordante, au fond, c’est son œuvre à lui, modeste, et dont, certes, il ne cherche pas à tirer vanité. Après avoir été durant cinquante ans le père des colons, l’ami et le familier des magnats de la grande Compagnie, des industriels et des chefs des plus importantes concerns minières, le frère Mofette est resté l’humble religieux serviteur de ses frères, que l’on voit au petit jour allumer les cierges et servir la messe avec la simplicité d’un enfant, pour le retrouver aux heures chaudes dans le potager, rechaussant les pommes de terre et soignant les citrouilles.

Ce vieillard courbé dans le sillon, la bêche à la main, c’est lui qui le premier, et tout seul, crut à l’avenir du Témiscamingue ; c’est lui qui en pressentit la richesse ; c’est lui enfin qui jeta en terre la première poignée de blé. Il m’a raconté lui-même cette simple histoire qui ressemble de loin à une parabole évangélique.

En ce temps-là, le P. Pian étant supérieur de la Mission sur la passe du lac Témiscamingue, le frère Mofette administrait le temporel, cultivait le petit jardin et aidait les pères dans leur ministère.

Souvent l’infatigable convers avait sillonné le lac dans tous les sens, et la magnifique Baie du côté nord-ouest l’avait séduit. Il y pensait. Il en parlait. Il en rêvait. Il en importunait son supérieur dont l’idée était faite sur l’impraticabilité de toute culture dans le Témiscamingue, — beau domaine pour une réserve sauvage, mais que, selon lui, les blancs n’occuperaient jamais. Cependant, le frère ne se décourageait pas. Dans ses voyages, il avait vu partout, à l’intérieur, de beaux vallons en pente douce et de grands plateaux argileux ; il avait observé la vigueur de la végétation sauvage dans les brûlés, le long des rivières et des ruisseaux, il avait écouté le bouillonnement de la vie dans le sein de cette terre qui ne demandait qu’à s’ouvrir, à produire, à nourrir !

Un matin, dans la pauvre chapelle, le frère Mofette, en quête d’un sujet de méditation, ouvrit son évangéliaire et lut : « Je vous le dis en vérité, si vous aviez de la foi comme un grain de sénevé, vous diriez à cette montagne : Transporte-toi d’ici là, et elle s’y transporterait, et rien ne vous serait impossible » (S. Math. xvii, 19). Il ferma le livre et durant une demi-heure se livra à une oraison fervente, où il y avait de la foi, des montagnes, de la charité, des souches, de la confiance en Dieu et de beaux champs de blé ! Après le déjeuner, il fit venir Pierre et Antoine, deux orphelins sauvages de onze et de douze ans respectivement, adoptés par la Mission.

— Vous prendrez Le Rouge dans la friche et lui mettrez le harnais. Vous irez ensuite chercher la petite charrue et l’arrache-souches. Mettez les instruments dans les deux chalands attachés au nord-est de la pointe. Quand tout sera prêt, tenez-vous avec Le Rouge derrière le mulon de foin et attendez là ! Vous allez venir avec moi pour un petit voyage !…

Fous de joie à la pensée de faire un voyage avec Maiakisis, les petits Indiens partirent en courant, comme deux faons à la recherche de leur mère. Deux minutes plus tard, le frère Mofette abordait le P. Pian qui disait son bréviaire, assis sur un banc à la porte de la Mission. La voix humble et les yeux brillants, il exposa pour la centième fois son projet de faire un morceau de terre à la Baie.

Le P. Pian était de mauvaise humeur ce matin-là. Il se fâcha tout rouge, et lui, le saint missionnaire, mort à tout et à lui-même, il envoya promener le pauvre frère en lui jetant ce qui suit ou quelque chose d’approchant :

— Vous me cassez la tête, à la fin, avec cette histoire ! Voulez-vous bien me laisser en paix !… Allez cultiver le Groenland si vous le voulez, mais ne me parlez plus de vos utopies !…

C’était une permission générale, n’est-ce pas ? dit en riant le bon frère, quand il raconte la chose. Aussi je ne me le fis pas dire deux fois. J’embarquai à la hâte le cheval, les outils et les provisions préparées à l’avance, et nous prîmes le large à force de rames. Il faisait une belle journée de mai, mais un peu froide. Je disais à mes petits sauvages :

— Ne regardez pas en arrière, de peur que le Père Supérieur ne change d’idée !…

Une heure après, les chalands touchaient terre et s’amarraient à un gros cèdre penché au-dessus de l’eau. Bientôt le bois retentit de coups de hache. Maiakisis, premier colon du Témiscamingue, abattait d’un bras joyeux les grands pins à panache, les verts bouleaux et les cèdres odorants !… Maiakisis arrachait les souches !… Maiakisis faisait de la terre !… Deux jours… Trois jours… Et le grain doré vole dans l’air, donne à la terre grise du Témiscamingue son premier baiser !

Il y a déjà longtemps de cela. Aujourd’hui, sur le site même, s’élève une grande église où, le dimanche, une foule d’hommes, de femmes et d’enfants s’assemblent, recueillis, pour écouter le successeur du P. Pian lire dans le livre sacré la belle parabole du semeur :… « Une autre partie tomba dans la bonne terre… »

Et dans l’ombre de sa stalle, presque en arrière de l’autel, Maiakisis, les mains dans les manches de son surplis, murmure en regardant, sans en avoir l’air, les rangs pressés des fidèles :

— …et rendit cent pour un !