Croquis laurentiens/22
PROFILS D’ANTICOSTIENS
— Merci, monsieur Tancrède, vous êtes trop bon pour nous !
— Allons donc ! Ils sont bien malheureux, ceux qui n’ont pas la chance de faire plaisir.« Malheureux, ceux qui n’ont pas la chance de faire plaisir » ! ce mot-là peint l’homme tout entier. Tancrède Girard, c’est le bon génie de l’Anticosse, établi sur les hommes et les choses. Le don charmant et précieux de se trouver toujours où il y a un service à rendre et un problème à résoudre, Tancrède Girard le possède, avec, en outre, l’affabilité, la gaieté et bien d’autres qualités encore. Il excelle en tous métiers et sait le tout d’une infinité de choses. Tancrède bâtit une église et, avec la même facilité, il dresse la coque d’une goélette et le gabarit d’un yacht de plaisance. Tancrède administre les fermes et exécute les travaux publics ; il construit et démolit avec la même placidité et c’est encore lui qui, le cas échéant, va porter la guerre chez les castors, industrieuse engeance qui s’amuse à faire déborder les petites rivières de l’Île. Malgré toutes ces occupations diverses et absorbantes, Tancrède trouve encore du temps pour taquiner sa femme, une petite labradorienne aux yeux vifs, à qui, sans grand succès du reste, il essaye d’en remontrer sur la soupe !
Et Tancrède, ayant soulevé une dernière fois sa casquette, nous laissa à la garde de Dieu et du p’tit Jean Déry qui nous m’nait. Bob, quittant la cour de l’écurie, se mit au trot vers le moulin. Il ne faut pas longtemps pour sortir de la Baie Ellis et le chemin prend tout de suite la grève, qu’il suit quelques arpents avant de s’engager dans l’intérieur.
Le p’tit Jean Déry est un jeune homme nerveux, aux yeux intelligents. Comme tous les non-fumeurs, il s’accommode mal des longs silences et ne tarde pas à se retourner vers nous.
— Vous avez entendu parler de Gamache, p’t-être ben ?
— Certainement ! Est-ce qu’il a vécu par ici ?
— Oui. Il est enterré là, en haut de la côte. Voulez-vous que je vous mène ?…
À notre gauche, une coupe d’une trentaine de pieds dans les alluvions caillouteuses borne la vue ; sur le rebord éboulé tremblent les fleurs blanches des zygadènes. Nous faisons encore un arpent, puis le conducteur, debout dans sa voiture, fait grimper Bob sur le monticule où achève de pourrir, entre deux épinettes solitaires, l’épitaphe de bois de Louis-Olivier Gamache. La pluie du ciel a presque entièrement lavé l’inscription, mais, qui ne sait pas l’histoire du sorcier d’Anticosti ?
Face à la mer, sur une falaise inculte où frissonnent nuit et jour les petits iris bleus dont le Golfe fleurit partout ses rivages, l’endroit est bien choisi, semble-t-il, pour perpétuer la légende et sacrer l’homme dans l’esprit des habitants. Pendant que mon compagnon de voyage essayait de déchiffrer les mots sur la planchette vermoulue, je songeais à ce curieux type d’homme, qui en plein XIXe siècle, osa s’inscrire en marge de la civilisation et des lois humaines, qui trouva sa volupté suprême à régner seul sur ce désert d’Anticosti. Cette originalité lui a valu de devenir célèbre. Gamache ne mourra pas : il est dans les livres ! Il y est, moitié homme et moitié démon, un peu laboureur, chasseur beaucoup, terrible et bon, botté de loup-marin et nimbé de surnaturel !
Un brusque détour et nous dévalons sur le chemin ; Bob reprend son allure pacifique et la voiture roule sur le fin gravier de la route. Voici un ruisseau qui descend vers le château à travers de correctes pelouses et, plus loin, la jolie petite rivière Plantain passe en bondissant sous le rustique pont de bois, faisant des sauts folichons pour atteindre plus vite la mer prochaine. Puis ce sont les brûlés et les taillis, tout glorieux du rose des épilobes et de la neige des anaphales avec, deci delà, dans les feuillages clairs, la croupe ambrée d’un chevreuil.
Derechef, Jean Déry pose les cordeaux sur ses genoux et se retourne vers nous.
— Comme ça, c’est la première fois que vous venez par ici ?
— Oui, et peut-être bien la dernière !
— Comment trouvez-vous ça ?
— Très intéressant ! Et l’air vaut mieux que celui que l’on respire sur le pavé de Montréal.
— Ah ! vous venez de Montréal ?
— Hélas, oui !
— Pourquoi : hélas ?
— Mais, mon cher ! parce qu’il faudra y retourner ! Et vous, êtes-vous né sur l’Île ?
— Oh ! non ! Je suis du Saint-Cœur-de-Marie, dans le lac Saint-Jean.
Et Jean Déry, enfin sur sa veine, se met à nous parler d’abondance, à nous conter son histoire, une délicieuse et banale histoire qui m’a ému. Je voudrais savoir écrire la langue savoureuse et pleine que parle Jean Déry dont l’esprit vif et la bonne petite instruction ne sont aucunement gâtés par la ville.
En fait de livres, il ne connait guère que les Annales de la Bonne Sainte-Anne et le grand livre de la nature et de la vie. L’avouerai-je ? Je sentais vaguement auprès de lui, que la culture relative dont nous sommes si fiers et qui nous paraît essentielle quand nous retombons dans notre milieu, n’est qu’une anomalie plus ou moins heureuse, une déformation de l’espèce, comme les plantes panachées et stériles de nos jardins, un déséquilibre peut-être, parce que nos puissances physiques, intellectuelles et morales peuvent bien difficilement se développer de pair et s’harmoniser. Ceux-là se déploient en tous sens, normalement, sans à-coups, et c’est sans doute le secret de la plénitude de leur bonheur.
Jean Déry, d’après ce qu’il nous en a dit, habite une région neuve vers le lac Saint-Jean. La terre y est bonne, le berceau ne chôme pas, et de petites bouches avides font cercle autour de la table. Aussi Jean a-t-il cru bon de quitter momentanément la maison, pour venir à l’Anticosse, où l’on gagne gros, sans cesser d’être cultivateur. C’est son chagrin de n’être encore que garçon d’écurie ! Mais Tancrède lui a promis de le mettre sur une ferme aussitôt que possible, à Sainte-Claire, à Saint-Georges ou à Rentilly. Ses yeux flambent comme il nous fait part confidentiellement de cette espérance, et il est visible que ce sera pour lui le bonheur suprême.
— Voyez-vous, ajoute-t-il, ça fait $800.00 que j’envoie au père, et je vais rester un an encore.
— Et après, hasardai-je ?
— Après ? Je m’en irai par chez nous pour cultiver ! J’aime ça ben gros la culture ! Je prendrai une fille de la campagne qui connaisse l’ouvrage d’habitant. Le père se fait vieux, déjà ! Je ne veux pas qu’il ait de la misère sur ses vieux jours. Chez nous, les enfants, on s’est toujours dit qu’on aura soin de not’père comme il a eu soin du sien !
Nous arrivons à un angle de la route où il y a une croix et un ancien chemin plein d’herbe qui descend vers l’Anse-aux-Fraises. Nous nous découvrons, et pendant que le chemin de Sainte-Claire s’engage dans l’ombre ajourée des épinettes et des bouleaux, Jean continue de nous entretenir de ses projets. Ses yeux, perdus dans le vague de la route brillent au bonheur entrevu et rappelé, et pour sûr, il compose déjà en imagination le charmant tableau : sa maison à lui, avec son potager et ses beaux oignons en rang, son jardinet de phlox et de géraniums derrière la petite clôture blanche ; sa cuisine, son poêle à fourneau, la boîte à bois sous l’escalier ; la huche neuve dans le coin, les chaises le long du mur, la table près de la fenêtre ouverte sur le chemin du roi. Il voit le vieux père en chemise d’étoffe, la pipe aux dents, souriant dans sa berceuse, et, bien allante au milieu de ce petit royaume, sa jeune femme alerte et rieuse !…
Gravi le coteau, commencent à poindre au loin, à travers la coupée des arbres, les beaux champs et les bâtiments clairs de la ferme de Rentilly. La vision du coin aimé, au sixième rang du Saint-Cœur-de-Marie, par delà l’étendue du Golfe, par delà les montagnes et les forêts, absorbe évidemment Jean Déry, et il ne voit plus rien, pas même les familles de chevreuils qui, une branchette aux lèvres, nous regardent passer, pas même les petits lacs laiteux et sertis d’épinettes immobiles, qui rient en dormant sous la grande lumière de l’après-midi.
Je ne reverrai plus Jean Déry, très probablement. Nos deux petits chemins qui se sont joints un instant sur la route de Sainte-Claire, divergent maintenant à jamais. Mais je lui garde un souvenir ému, et je voudrais bien que tous les jeunes gens, mes amis, eussent son âme simple et bonne, satisfaite des bonheurs robustes que Dieu fit pour eux : la jeunesse, la terre, la famille !…