Croquis laurentiens/23

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Frères des écoles chrétiennes (p. 142-145).





LA BAIE SAINTE-CLAIRE


E st-ce bien le seul souvenir de sa mère qui a dicté à M. Henri Menier le nom de Baie Sainte-Claire, pour ce qui fut si longtemps, la Baie des Anglais ? J’en doute. En tous cas, ma première sortie au lever du soleil fut un éblouissement. C’est que nos pauvres yeux de continentaux sont par trop dilatés pour la luminosité de ces paysages maritimes ! La lumière semble nous arriver comme le vent, par grands souffles qui pénètrent, font saillir les moindres objets, mettent en valeur l’ocre des toits, la blancheur des enclos, et quand c’est dimanche, la tranche d’or des paroissiens.

Et vraiment, la lumière est la grande richesse et le grand attrait de ce village distribué dans le croissant que ferme, vers l’est, la falaise inclinée du cap Sainte-Claire. Les maisons sont toutes en bois, peintes de jaune brun sur les côtés, gaies et proprettes, disposées avec le souci très français d’éviter la raideur géométrique. Les services de l’administration, la petite église à tour carrée, le presbytère, l’hôpital et la résidence du Gouverneur se groupent autour d’une vaste pelouse rectangulaire qui est la « Place » de l’endroit.

Quand je dis pelouse, ne vous figurez pas un gazon fin, serré, tondu, velouté, comme vous avez accoutumé de les voir dans nos parcs citadins. Loin de là ! D’ailleurs nous sommes en terre boréale et les fines herbes apprivoisées n’aiment guère à villégiaturer si loin. Le tapis de verdure est richement ouvré de capitules soufre de léontodons, d’euphraises dentellières portant point d’or sur gorge blanche, et de petites gentianes bleues frileusement boutonnées jusqu’au cou. Ces fleurettes sont les Esquimaux du monde végétal ; elles aiment dormir un long hiver, et, l’été venu, braver le vent du large, accrocher au passage les lambeaux errants de la brume, et capter les froides perles de la nuit.

La « Place » s’incline en pente douce vers la mer où un quai défoncé et hors d’usage pose un point d’interrogation au visiteur. Du milieu du chemin qui y conduit, on aime à regarder la ligne littorale des séneçons géants, tout de laine habillés, et faisant tête à la brise, l’éternelle brise du Nord-Est. Plus loin, sur les brisants, l’eau bleue se rue, éclate, devient soudain lait et neige, et retombe pour se ruer encore et retomber toujours. Puis, c’est l’étendue sans limite, le bleu, le bleu partout, le bleu intense et désert. Au fond, cependant, tout au fond de l’horizon, la terre se devine, haute et moutonnée, l’austère Côte-Nord, solitude noire faisant suite à la solitude bleue, plus triste et moins secourable peut-être !

Bien calé sur son affût de bois, un vieux canon de fer regarde lui aussi, ce tableau toujours pareil de lumière et de paix. Il a son histoire, le vieux canon. Quand Phipps, humilié, tournait le dos à Québec défendu par la Vierge des Victoires, deux de ses frégates s’allèrent perdre sur les récifs de la Pointe-Ouest, à deux milles du village. Durant longtemps les débris de tous genres demeurèrent ensevelis parmi les galets et les algues. L’exhaussement de l’Île ayant fini par découvrir à marée basse deux vieux canons, témoins du très ancien naufrage, le Gouverneur fit retirer ces trophées dont l’un orne aujourd’hui la « Place » de la Baie Sainte-Claire.

Vétéran des vieilles guerres, il a vu l’Angleterre revenir victorieuse dans les eaux anticostiennes. Des mains françaises cependant, l’arrachèrent à son lit de coquillages et de varechs ! Et il a cette destinée étrange, — lui qui frémit à la voix tonnante des canons de Frontenac, qui vit sur les remparts de Québec le pointeur Sainte-Hélène culbuter dans les flots le pavillon amiral, — d’être encore, après un siècle et demi de conquête, le captif de la France, et de n’entendre au lieu des syllabes anglaises, que le son des cloches romaines et le grasseyement sonore des petits Anticostiens qui jouent sur sa croupe de fer !…