Croquis laurentiens/28

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Frères des écoles chrétiennes (p. 234-254).




LA GRANDE-ENTRÉE


M
atin gris, pluie gluante et fine qui rabat la lumière et la joie… mais nous partirons tout de même. Déjà sur le sable de la Pointe-Basse notre barge est prête, le moteur dûment graissé, la malle et les appareils arrimés au milieu. Il faut endosser le ciré et coiffer le suroît, car il y a du clapotis et ça va washer avec le vent debout !…

Les Madelinots, secourables d’instinct, sont toujours là sans qu’on le leur demande, s’il y a une barge à pousser en mer ou à haler à la côte. Les voici qui descendent à grands pas. Allons ! Hop ! Ensemble ! la barge crisse sur le sable, lave son fin nez de bois dans la succession des vagues accourantes, et bondit, libre, sur les flots gris.

— Bon voyage !

— Merci !

Éphrem est au moteur et Paul, ex-pêcheur en qui remonte au galop le naturel chassé, tient le gouvernail. Brassée par le vent, la mer est déjà grosse, et il ne sera pas prudent, dans cette coquille de noix, de s’aventurer sur le Golfe. Mieux vaut contourner le Havre-aux-Maisons, passer le Goulet, et voguer sur la Baie d’En-Dedans, à l’abri du vent, entre les deux longues dunes, vers la Grande-Entrée — l’Île Coffin des Anglais.

C’est un trajet de quatre à cinq heures pour une petite embarcation. La Baie d’En-Dedans, peu profonde, est couverte à cette saison d’une prairie submergée d’arbe-outarde (zostère) dont les longues feuilles rubanées atteignent la surface, et, continuellement bouchonnent et stoppent l’hélice. Il faut qu’à tous les quarts d’heure, maître Éphrem, à plat ventre sur la tille, joue du crochet dans les ailerons de cuivre. Malgré ces impédiments, nous allons bien, au rythme précipité des explosions, silencieux sous la pluie et l’embrun, envoûtés par la monotonie des deux dunes qui s’allongent, sans fin ! Deux ou trois fois nous croisons d’autres barges revenant de la Grande-Entrée. Immobile à la proue de l’une d’elles, une femme, sans parapluie sous l’averse, serre un bébé sur son sein. Où va-t-elle par ce temps ? Au médecin peut-être, pour cet enfant… Y a-t-il ciel mauvais à l’épreuve des mères ?…

Vers onze heures, nous sommes au Détroit. Une cabane de pêcheurs, déserte, se montre dans le hérissement des typhas. Personne à bord ne connaît suffisamment les sinuosités de l’étroit chenal, de sorte que nous tirons des bordées de tous côtés, fauchant l’arbe-outarde dont les débris viennent flotter sur l’eau et jalonner en zigzag le sillage derrière nous. Un botte chargé d’hommes nous dépasse. Des sourires narquois s’ébauchent sous les suroîts. Tout à l’heure quand nous serons au milieu d’eux, nous leur ferons avouer ingénument qu’à notre allure incertaine ils nous ont pris pour des hommes en bière !

À peu de distance du Détroit, sur la gauche, surgit du sein des sables, la Pointe-au-Loup, un reste de grès rouge, coiffé de verdure, piqué de points blancs qui sont les maisons de quelques pêcheurs. Cette île n’en est plus une, ne touchant à l’eau que par deux côtés.

Vers deux heures, affamés et grelottants, nous sautons sur le quai de la Grande-Entrée, au milieu des homarderies et des constructions de bois jetées pêle-mêle sur la plage dans le plus pittoresque désordre. À la recherche de la pension du lieu, nous allons d’arrache-pied, dans le sable jusqu’aux chevilles, entre les logis surpeuplés pour la saison de pêche. Après ces cinq heures de suroît et de washing, il fait bon se chauffer à l’abri et croquer les tourteaux blancs de l’hôtesse. Bientôt réconfortés, nous nous acheminons pédestrement vers le presbytère inhabité dont nous avons la clef, et qui sera notre quartier-général pour une semaine.

La Grande-Entrée est le meilleur havre des Îles de la Madeleine pour les navires de moyen tonnage. Et cependant, un fort vent du sud-ouest peut empêcher le paquebot d’entrer ou de sortir, et exercer la patience de ceux qui ne sont pas Madelinots par naissance ou par tempérament. L’île est occupée partie par des Acadiens — ils y ont une église mais pas de prêtre résident — partie par des Anglais cantonnés à la pointe de Old Harry. Ces Anglais, spécialisés dans la pêche du homard, travaillent jour et nuit durant le mois qu’elle dure, mais ne font plus rien le reste de l’année. Ils ont un temple et un ministre, et l’Île entière fut réservée par le premier seigneur, l’Amiral Coffin, pour le soutien de l’Église anglicane.

Au-delà de Old Harry, que les Acadiens nomment souvent la Grande-Échouerie, s’égrène le chapelet d’îlots partiellement enlisés, que Champlain avait plus particulièrement en vue quand il donna aux Îles de la Madeleine ce beau nom : Les Ramées. Ce sont : la Grosse-Isle, le Cap-Nord, l’île du Cap-de-l’Est et d’autres de moindre importance.

Dès qu’à la fenêtre du presbytère, au travers du rideau de vernes, parut un filet de lumière, les bonnes gens de la Grande-Entrée, depuis quatre mois privés de la présence du prêtre, commencèrent d’arriver un à un, comme les phalènes autour d’un réverbère. Ils entraient timidement, s’asseyaient dans la grande cuisine où nous préparions nos récoltes de spécimens. Au bout d’une heure, il y en eut une quinzaine, parlant peu, fumant encore moins, mais contents de voir et d’entendre des religieux, et paraissant s’intéresser énormément à leur travail. Il me souvient d’un grand acadien à l’œil doux, notant dans un carnet les vocables botaniques plus ou moins barbares qui passaient dans notre conversation. Il avait remarqué, sans doute, notre pénurie de papiers sécheurs, car, le jour suivant, nous trouvâmes à la barrière du chemin, un paquet de vieux journaux portant son nom. Bonne âme de Madelinot ! Cette avidité de savoir, m’a été une surprise dont je ne suis pas encore revenu et qui devait redoubler quand, le lendemain, je vis mon guide, à genoux dans le sable derrière un bouquet de saules, écoutant nos discussions et prenant des notes !… Mais n’anticipons pas.

Pour des naturalistes, le Cap-de-l’Est et sa dune avaient des attraits fascinateurs. Aussi, le premier beau temps nous mit en route dans la charrette de William Chevari. Chevari (Etchevari) est un petit homme d’origine basque, un peu mélancolique, intelligent et bon, et qui nous fut un excellent guide.

Il fait clair, un peu froid. Bien en laine, nous n’y pensons pas. La Grande-Entrée, que nous traversons dans toute sa longueur, ne nous paraît pas faire les mêmes frais de coquetterie que ses sœurs de l’archipel. Est-ce une impression due à sa topographie plus sauvage ? On la dirait pillée, exploitée avec rage et sans amour, comme un bien dont on n’a que l’usufruit. En chemin nous passons à la Pointe-aux-Morses, dont l’oncle Ben nous disait merveille, hier soir, sous le nom quelque peu obscur de Sicopotte (Sea-Cow-Point) ! Des blocs de grès rouge, usés en table jusqu’au niveau de la basse mer, forment en cet endroit des échoueries fréquentées jadis par les troupeaux de morses qui hantaient le Golfe Saint-Laurent. Il appert que les boucaniers qui faisaient alors cette chasse prohibée, ancraient leurs petits voiliers dans la Baie du Cap-de-l’Est, après leur avoir fait subir un savant camouflage, abattu les mâts, et garni le pont d’épinettes et de vernes.

Entre la Baie du Cap-de-l’Est et la Pointe-aux-Morses, l’Île est étranglée, et un sentier battu par la contrebande de deux siècles mène de l’une à l’autre. Les chasseurs armés de piques coupaient donc au plus court, et surprenaient, au repos sur l’échouerie, les puissants amphibies qu’ils chassaient devant eux par le chemin qui les avait amenés eux-mêmes, jusqu’au lieu du carnage — le bord d’un étang saumâtre aux trois quarts entouré de rochers boisés.

— Grattez la terre, là-bas, nous dit Chevari, et vous sauverez des dents de vaches marines tant que vous en voudrez !

Le chemin tracé et élargi par les morses allant à la boucherie se voit encore distinctement, de même que l’on aperçoit, de la route, le repaire presque fermé des contrebandiers, coin sauvage et romantique, qui fait songer aux créations fantaisistes de cet animalier du roman anglais, le capitaine Mayne-Reid. Après ces hécatombes continuelles, faut-il s’étonner que l’histoire du bison des prairies se soit répétée, et que le morse sans défense ait disparu pour toujours des eaux de la Madeleine et du Golfe Saint-Laurent. Aujourd’hui, les échoueries appartiennent sans conteste aux ébats innocents des petits loups-marins de baie, protégés ceux-là, par on ne sait quel respect, quelle entente tacite.

Nous voici à Old Harry, anse de pêche renommée, mais difficile d’accès, entourée de masses de grès rouge tombant à pic dans les eaux. Les pêcheurs doivent hisser leurs bottes au moyen de cabestans, pour que le clapotis et les tempêtes ne les réduisent pas en aiguillettes. Le travail éternel de la mer ciseleuse sur les grès tendres, les bateaux de pêche suspendus à leur câble et qui ont l’air de grands poissons s’essayant à grimper la falaise, les montagnes de cages à homard qui blanchissent au soleil avec les crabes et les bourlicocos prisonniers dans leurs flancs, donnent à la Pointe de Old Harry un air à part, extrêmement pittoresque.

Il ne faut pas quitter l’endroit sans aller voir le trou du pialard (piailleur), un puits à ciel ouvert, d’environ deux cents pieds de diamètre, que la mer a creusé dans la roche tendre, au moyen d’un passage souterrain. Régulièrement, avec un halètement puissant de monstre essoufflé, la mer se rue dans l’étroit boyau, vient frapper comme un bélier la paroi rouge du puits, et, vaincue, se résout en une myriade de perles.

Qu’est-ce à dire ? La Beauté produit de désintégration de la Force ?… Ou la Force qui, en se brisant, libère son contenu : la Beauté ?… La Beauté qui jaillit du choc de deux Forces, peut-être ?… À moins que ce ne soit la Beauté souriant sur les ruines de la Force !…

Mais, de grâce, ne nous moquons pas de la philosophie, même en vacances !

Amplifié par ce résonateur idéal, le mugissement du pialard s’entend de loin sur la route de Old Harry. Quel dommage qu’il n’y ait pas d’Acadiens par ici ! Nous perdons à coup sûr une belle légende où messire Satanas ayant creusé le puits de ses propres griffes, serait condamné à quelque tâche humiliante et éternelle !

Nous revenons un peu sur nos pas pour descendre sur la dune et gagner la Pointe-de-l’Est. Le petit cheval tire courageusement la charrette dans le sable, et nous suivons à pied, silencieux, car le bruit du ressac vient à bout des causeurs les plus tenaces. D’un côté, une mer et un ciel admirablement bleus, de l’autre la ligne fauve des buttereaux ou frissonnent les tignasses glauques des élymes.

Quelquefois, pour reposer la bête, notre guide se rapproche de la mer ; la charrette chemine alors une roue dans l’eau et l’autre sur la plage tapée par la vague qui, toutes les dix secondes, vient gicler entre les pattes de l’animal et dénouer, sur le sable uni comme marbre, les longs rubans noirs des goémons.

— Vous voulez entrer dans les dunes et visiter les étangs ?

— Nous sommes venus surtout pour cela ! Et laissant la mer et son tonnerre, nous entrons dans cette terra incognita, aussi paradisiaque pour le botaniste, qu’affreuse pour celui qui n’entend pas la voix multitudineuse de la nature vierge.

La nature vierge ! C’est bien elle ! Elle n’a pas tous les airs de princesse lointaine qu’elle prend ailleurs, mais elle porte rayonnants, intacts, les attributs de sa virginité. Rien dans notre horizon pour rappeler l’homme et ses prétentieuses œuvres d’un jour. Derrière nous se dressent les trois demi-cônes volcaniques du Cap-de-l’Est ; l’autre moitié a disparu sous le bélier puissant des marées préhistoriques. Dans les anfractuosités du basalte croulant, de courtes épinettes sont en vigie, face à l’immensité. Devant nous, à perte de vue, et à perte de vue encore, le sable, le sable mobile et blond, les étangs herbeux, le ciel pâle où criaille un peuple d’esterlais. Mais le sable amassé par les tempêtes des siècles tâche à couvrir sa nudité d’humbles genévriers, de conifères lilliputiens, entre lesquels la camarine tricote de moelleux tapis verts piqués de grains de jais. Et comme cette nature fière, cette vierge dédaignée, se venge magnifiquement par la profusion des beautés qu’elle refuse au voisinage de l’homme : grandes orchidées pourpres, pareilles à des papillons de rêve au repos sur un fil rigide, charme irradiant des asters couleur de ciel, innombrables étoiles d’or des hudsonias, grâce liliale et souple des fines linaigrettes !…

Courant toujours de merveilles en merveilles, enivrés par la révélation d’un monde nouveau, nous atteignons une grande lagune communiquant avec la mer ; celle-ci étant basse, la lagune est presque à sec. Quel spectacle ! Tout un peuple d’alouettes de mer — des milliers ! — attablées au repas de mollusques et de larves, que, maternellement, l’océan fidèle leur sert deux fois le jour ! Tout occupés à happer leurs petites proies, les mignons oiseaux ne font aucune attention à nous, courent, vont et viennent, se mirent à chaque pas dans les minuscules psychés oubliées par le reflux. Les voilà bien les oiseaux de l’Évangile qui ne moissonnent ni ne sèment et que le Père céleste nourrit !

Puisque la mer nous livre ainsi le chemin, traversons ! Assis à l’arrière de la charrette et les pieds pendants, j’admire la surface du sable qui fuit sous moi, tout damasquiné par le pied trine des alouettes, en songeant que tout-à-l’heure, l’eau mobile et niveleuse brouillera tout, à jamais, d’un revers de lame, comme la vague du temps effacera la trace menue de notre passage sur la dune aride de la vie, pauvres alouettes que nous sommes, alouettes humaines, plus fragiles et moins bonnes que les autres ! Memento quia pulvis es !

De la dune encore ! Des genévriers qui rampent pour mûrir dans le sable chaud leurs gros fruits bleus, des camarines qui feutrent le pas et des esterlais qui planent en rond ! Enfin, voici l’extrémité de la Pointe-de-l’Est où la mer nous interdit d’aller plus outre. Sans la haute terre de Brion — Brion ! l’enfant perdu de la Madeleine ! — qui se silhouette au nord, on se croirait ici au bout de l’archipel.

Les ossements de navires, enlisés partout sur notre route, laissaient déjà pressentir que ce désert est en même temps une nécropole, l’un des lugubres charniers où la mer roule et dévore ses victimes. Depuis les jours lointains — quatre siècles bientôt — où les aventuriers français et leurs rivaux d’Angleterre pénétrèrent dans le Golfe, les bancs de sable et les échoueries des îles de la Madeleine se sont dressés comme une menace toujours présente sur le chemin des pilotes, et de connivence avec le nord-est, ont englouti des milliers de navires et des légions de marins. Un seul vieux Madelinot a compté durant sa vie, cinq cents navires à la côte, grands et petits. Tous les gens un peu âgés ont des histoires terribles à narrer sur ce chapitre. C’est toute une flottille de pêche qui, vers 1873, le vent ayant tourné subitement, fut jetée à la côte dans la Baie de Plaisance. C’est le naufrage du Cameo en 1861, celui de la barque norvégienne de Lorentsen, et d’autres, et d’autres encore !…

Ici ou là, vous rencontrez des rescapés, recueillis par les Madelinots et établis au milieu d’eux. Deux cas entre beaucoup d’autres. Par une froide et obscure nuit de décembre, il y a déjà longtemps, un voilier portant du bois à Bristol fut jeté sur la Dune-du-Nord. Seul de tout l’équipage, un jeune homme nommé Le Bourdais, originaire de l’Islet, échappa à la mort, se traînant glacé au travers d’une neige aveuglante, cherchant un improbable abri. Il n’y a plus affreux désert que la dune, l’hiver ! Pas un arbre, pas un buisson, pas de ciel, pas d’horizon ! Péniblement, le marin réussit à atteindre une cabane de pêche abandonnée, vide, et ouverte à tous les vents. Quelles heures d’horribles angoisses morales ! Va-t-il mourir ici ? Non ! Il se décide à sortir et à lutter encore. Dans la grande nuit noire il marche, il marche, ne sentant déjà plus ses pieds, entendant le rugissement de la mer à droite, à gauche ! Des minutes qui sont des heures ! Le froid le terrasse, enfin !… Il est maintenant sur ses mains, usant ses dernières forces à ramper… Une autre cabane !… Hélas, vide aussi !… Il a les deux pieds gelés. Il sent la mort monter doucement dans ses jambes. Il ne souffre plus. Il s’endort, inconscient, du sommeil dont on ne se réveille plus !… C’est là qu’au matin, on le trouva, n’ayant plus qu’un souffle de vie. Le Bourdais, aujourd’hui l’opérateur du sans-fil sur l’Étang-du-Nord, aime à raconter cette terrible aventure aux jeunes gens qui trouvent pénible la vie du pêcheur.

En cette même nuit, à la même heure, à quelques encablures seulement du lieu du premier naufrage, une goélette jerseyaise venait se briser toutes voiles dehors sur le même banc de sable, et un autre matelot, presque un enfant, cherchait lui aussi à échapper à la mort qui le couvait déjà. Errant sur la dune, sans soupçonner qu’un autre être humain partageait son malheur, il fut assez heureux pour tirer du bon côté, et tomber parmi les Anglais de la Grosse-Isle. Le vieux Best — c’est son nom — loge aujourd’hui les rares voyageurs qui passent par la Grosse-Isle, et il semble content du hasard qui l’a fait Madelinot.

Mais à la Pointe-de-l’Est où nous sommes, dans le bruit d’enfer de la vague qui, inlassablement, charge le grain de sable, son éternel ennemi, tous ces drames pâlissent devant celui du naufrage du Miracle, un gros transport, ayant à son bord quatre cents immigrants irlandais, et qui vint se briser ici, par une nuit de tempête. C’était en 1847. Les souvenirs qui restent de cette affreuse tragédie sont vagues. Entre quelques rescapés du Miracle, on cite une toute jeune fillette qui fut adoptée par les Madelinots : c’est la vieille Céleste à David qui achève sa longue vie au Havre-aux-Maisons.

Voici le buttereau où furent enfouis les centaines de cadavres, ossuaire anonyme et mobile sans cesse violé par la mer et le vent. Comment ne pas songer ici à la fatale nuit, au matin d’épouvante ! Le navire éventré, la plage jonchée de débris innommables et de chairs bleuies, le ressac secouant comme des algues les chevelures des femmes. Au milieu de cette horreur, allant et venant avec des corps sur des civières, les bons Acadiens, rendant le dernier devoir d’humanité aux morts inconnus et fraternels. L’Acadie et l’Irlande ! Les deux péchés mortels de l’Angleterre ! ceux qui pèseront lourds à l’heure de la justice qui vient toujours, même pour les empires lestés d’or et bardés de fer !

Malgré toute l’horreur de ces naufrages, il faut bien noter, cependant, qu’ils étaient autrefois la manne opportune envoyée par une Providence mystérieusement bonne pour adoucir le sort des Madelinots. Il arrivait que les provisions faisaient défaut aux îles et que la famine menaçait sérieusement cette population séquestrée. Pouvons-nous nous scandaliser de la joie de ces pauvres gens découvrant, au lever du soleil, un navire chargé de provisions couché sur le flanc à quelques encablures de la dune ? Je n’irai cependant pas jusqu’à donner comme authentique cette prière du soir qu’un voyageur américain prête à certaine fillette : « Mon Dieu ! faites que je sois bonne, obéissante, et envoyez-nous un petit bateau à la côte pour demain matin. Ainsi soit-il ! »

La navigation à vapeur et l’établissement de phares puissants ont rendu plus sûres les grand’routes de la mer, et l’ère des naufrages fréquents est bien close. Mais longtemps encore les terribles histoires se raconteront au long des soirées d’hiver, et feront rêver sous les couvertures multicolores de leurs petits lits, les blondes fillettes de la Madeleine !

Hier, nous fûmes au Cap-de-l’Est, sans contredit le point le plus pittoresque des Îles et celui d’où l’on peut prendre une meilleure vue d’ensemble des Ramées.

Le Cap-de-l’Est, je l’ai dit plus haut, n’est qu’un îlot enlisé : ses trois demoiselles sont tranchées à pic du côté de la mer et des dunes, mais, en arrière, elles dévalent en pente d’herbe, douce et régulière. C’est par le plus magnifique soleil que nous allons à l’escalade, sans pitié pour la blancheur des draves, courant obliquement pour faire mordre nos semelles dans le gazon ras. La pente est longue et le vent nous étourdit un peu, mais quand tout à coup et sans crier gare, le précipice se creuse sous nos pas, quel panorama magnifique pour nous faire oublier la montée ! Nous dominons la terre et la mer ! Les Ramées et le Golfe tout entier sont à nous, semble-t-il ! Au sud, comme des frégates en ligne de bataille, s’échelonnent toutes les unités du groupe de la Madeleine : la Grosse-Isle et sa grande baie ensablée ; le front chauve du Cap-Nord qui regarde vers Brion ; plus loin, entourant la Baie de Plaisance, le Havre-aux-Maisons, l’Étang-du-Nord et le Havre-au-Ber. Ici, tout près, sur le flanc vert des demoiselles, courent des frissons qui semblent naître de la plage et continuer, dans les pâturins et les rhinanthes, le mouvement de la mer, laissant immobiles deux épinettes épargnées en pleine herbe par on ne sait quel bon génie. Quatre fermes — habitées par des Clarke — que l’on voit sur la verdure, renferment toute la population du Cap-de-l’Est.

C’est d’ici principalement, que les guetteurs viennent, à la fin de l’hiver, fouiller le Golfe, de leurs lunettes, pour découvrir les troupeaux de phoques à la dérive sur les glaces.

Au pied du Cap s’arrondit la Baie-de-l’Est, l’antre des boucaniers, des tueurs de morses, antre désert aujourd’hui, prolongé jusqu’à nos pieds par une lagune saumâtre, où frémissent sous le vent les têtes rousses des linaigrettes arctiques. La face de la lagune est un étonnant miroir où le bleu règne en maître, du bleu plaqué de lumière, du bleu de ciel où passe lentement la nef démâtée des nuages errants. Au-delà, devant nous, affectant la forme d’un bonnet phrygien, s’étend l’immense Dune-de-l’Est, des milles et des milles de buttereaux et de vallécules de sable, d’étangs plantés de typhas, de bouillées de conifères rachitiques, aboutissant à la Pointe-de-l’Est, terrible croc qui happe sous le nord-est les malheureux navires déjetés par la tempête. Sur la surface fauve des Araynes — c’est ainsi que Cartier appela cet endroit — tous les verts se différencient : vert glauque des laiches gorgées de sel, vert blafard des genévriers, vert presque noir des épinettes souffreteuses, vert bleuâtre des grands cirpes qui, inlassablement, saluent leurs images effilées sur le miroir des étangs.

Ce désert où nous marchions hier et qui nous opprimait de son étendue et de sa solitude, nous impressionne encore davantage maintenant que nous le surplombons, que nous nous penchons sur lui comme sur une carte. Nulle vie animale ne semble y gîter. Les goélands même et les esterlais, ce matin, sont ailleurs. Rien que la lutte éternelle et muette des arbrisseaux de misère contre la puissante ruée du vent de mer, rien que la vie silencieuse des herbes de l’eau, que la vie frémissante des herbes dures que le sable nourrit et que l’aiguail abreuve… Mais non, voici trois canards noirs qui battent l’air au-dessus des dunes. Ils ne vont pas loin, car ils ne volent pas en V. En effet, ils s’abattent sans hésitation sur l’un des innombrables étangs. La Providence ne fait rien d’inutile. Les dunes sont sans doute la Terre Promise, ouverte par Celui qui prend soin des oiseaux du ciel à la gent voyageuse des canards noirs, des sarcelles vertes et des milouins aux ailes rouges. Là, comme leurs sœurs les petites alouettes, ils ont à toute heure, table servie, avec entrée de mollusques, soupe aux fines herbes et dessert de goules noires !

Pendant ces faciles réflexions, le vent achève de balayer la brunie matinale, et Brion, lavé de neuf, surgit à dix milles au nord, souligné d’un trait de sable.

— Le voyez-vous, là-bas, au fond de l’horizon ?

— Quoi donc ?

— Le Rocher-des-Oiseaux !

En effet, à une trentaine de milles, noyé encore dans la buée légère des grands lointains, se dessine le fameux monolithe dont on nous a tant parlé. Le sort voudra que nous n’atteignions pas ce récif, qui n’a que sept acres d’étendue, mais qui s’élève tout droit de l’abîme jusqu’à une hauteur de deux cents pieds, et où niche, piaille, pond et volète, la plus remarquable colonie d’oiseaux qui se puisse voir sur ce continent. Ce tronçon de colonne — peut-être le point le plus solitaire du globe — a ses stylites, une famille d’Acadiens qui gardent le feu et protègent la navigation.

J’ai vu il y a trois jours la fillette du gardien — cinq ans. Parce que le séjour prolongé du Rocher est fatal aux cerveaux jeunes, elle est depuis des mois en promenade chez sa grand’mère Bourque. Ses petites mains posées sur les genoux de la bonne Acadienne, elle faisait sa prière de bébé, demandant au Bon Dieu de protéger « ceux qui sont sur le Rocher » de divers périls qu’elle énumérait en termes naïfs et délicieux que je suis au désespoir de ne pouvoir retrouver. Comme nous projetions de nous rendre au Rocher, je me suis chargé de mille bonnes choses pour les prisonniers de la mer. Hélas ! encore une promesse que je ne tiendrai pas ! Mais si involontairement ! Pardonne-moi, petite, si ton message n’a pas été rempli et si tes baisers, j’ai dû les faire, à trente milles de distance, du haut du Cap-de-l’Est !

Ce soir, nous verrions d’ici, embusqués dans l’ombre, les bons gros yeux fidèles des phares du Rocher et de Brion explorer le ciel, fureter les flots, caresser de leurs faisceaux rigides les formes fuyantes des paquebots en route pour l’Europe, et tendre par-dessus les eaux, à ceux qui arrivent de la haute mer, deux longues mains lumineuses dont le geste accueille et menace à la fois !

Mais, ce soir, nous serons loin !…